Poutine et Xi Jinping, fruits amers de la mondialisation

Slate – Début février, les deux présidents ont accéléré leur rapprochement, sur fond de défiance face à l’OTAN. Poutine a d’ailleurs affirmé son soutien à la Chine, désireuse de mettre la main sur Taïwan.

Vladimir Poutine envahit l’Ukraine et Pékin réaffirme à propos de Taïwan que la réunification nationale de la Chine doit être et sera certainement réalisée. Pourquoi se gêner? Personne n’ira mourir pour Kiev et Taipei et, dans une économie mondialisée, tout le monde a à perdre à une réelle rupture des relations commerciales et financières.

Le 24 février au matin, le monde a découvert avec stupeur que la Russie était passée à l’offensive en Ukraine. À l’ère des images prises depuis les satellites, il n’était plus possible de cacher des mouvements de troupes importants. On savait que Poutine préparait cette offensive, c’était évident, mais cela nous arrangeait de croire qu’il faisait tout ça simplement pour rappeler au monde qu’il fallait compter avec la Russie et obtenir quelques engagements diplomatiques sur la sécurité de son pays et le maintien de l’Ukraine hors de l’OTAN.

Mais les avertissements américains étaient justes. La seule erreur était de penser que cette invasion pouvait avoir lieu avant la fin des Jeux olympiques d’hiver à Pékin: Poutine ne voulait pas gâcher la fête organisée par son grand ami Xi Jinping.

Depuis l’effondrement de l’URSS, la carte du monde paraissait à peu près stabilisée. Finies les guerres entre blocs, place au business. La seule concurrence était entre entreprises et produits. Dans un monde où il n’y avait plus que des vendeurs et des acheteurs, des producteurs et des consommateurs, les rivalités étaient appelées à devenir uniquement commerciales. Avec l’admission de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, on entrait dans un monde nouveau, interdépendant, où les liens tissés entre les différents partenaires limitaient la tentation de résoudre des désaccords par la violence.

Deux erreurs

Avec le durcissement des régimes chinois et russe, on a compris qu’on avait commis une première erreur: ce n’est pas parce que tous les pays se lançaient sur la voie du développement économique comme l’avaient fait les États-Unis et l’Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale qu’ils allaient tous adopter le modèle des démocraties occidentales.

De la même façon qu’on a vu des démocraties «illibérales» apparaître en Europe, on a dû admettre que des formes autoritaires du capitalisme s’étaient enracinées et pouvaient se prévaloir de quelques réussites matérielles, celle de la Chine étant la plus éclatante.

Personne ne souhaite s’engager dans cet engrenage: tant mieux pour l’ensemble de la population mondiale, tant pis pour les Ukrainiens.

On s’aperçoit à présent qu’on en a commis une seconde: la croyance en une relative stabilité internationale. Il faut se rendre à l’évidence: les régimes autoritaires peuvent ne pas se contenter de maltraiter leurs ressortissants, ils peuvent aussi se comporter en agresseurs envers les pays voisins au nom de vieilles revendications territoriales justifiées par une prétendue histoire commune.

Et maintenant, que faire? Face à la Russie, on voit que les moyens d’action sont très limités, à moins de rentrer dans une escalade guerrière dont les déclarations de Poutine montrent clairement qu’elle pourrait conduire à un cataclysme nucléaire. Personne ne souhaite s’engager dans cet engrenage: tant mieux pour l’ensemble de la population mondiale, tant pis pour les Ukrainiens qui ne pourront compter sur personne pour les défendre.

En dehors de la fourniture de matériel militaire, dont on peut douter qu’elle puisse suffire à changer radicalement la donne, la seule riposte sera économique et financière. Celle-ci ne fera pas reculer Vladimir Poutine, qui «n’en a rien à foutre», comme l’a déclaré élégamment son ambassadeur en Suède, elle n’aura aucun effet sur l’issue du conflit, mais elle aura un impact à plus ou moins longue échéance sur l’économie russe.

On peut penser que le président russe ne se soucie pas vraiment du sort de ses concitoyens, mais la montée du mécontentement dans la population et chez ceux qui le soutiennent pourrait à terme modifier l’équilibre des forces en interne.

Quand les sanctions peuvent pénaliser ceux qui les prennent

Il ya un problème: dans un monde interdépendant, prendre des sanctions contre un autre pays, c’est risquer d’en subir le contre-choc. Certes, la Russie n’a pas une puissance économique à la hauteur de sa capacité de nuisance militaire. Si l’on se base sur les prévisions du FMI pour cette année, la Russie se situerait au douzième rang dans le monde, entre le Brésil et l’Australie ou, en comparaison avec des pays plus proches de nous, entre l’Italie et l’Espagne.

Comme l’a souligné le ministre de l’Économie, son poids dans notre commerce extérieur est limité: moins de 1% de nos exportations, moins de 2% de nos exportations, attachement à un ordre international fondé sur des règles, aux valeurs et principes démocratiques.

 

Mais comme l’écrivent les économistes de la société d’investissement Aurel BGC dans un lettre adressée à leurs clients: «M. Poutine a choisi une période très propice pour attaquer l’Ukraine: face à une pénurie mondiale de matières premières qui pénalise l’activité industrielle dans de nombreux pays occidentaux, il est impossible de se passer de la Russie comme fournisseur.» Il y a le gaz et le pétrole, bien sûr, dont tout le monde parle, mais il y a aussi des métaux comme le palladium, pour lequel la Russie contrôle 45% des exportations mondiales; elle peut ainsi «lourdement pénaliser la production automobile, de batterie ou de certains biens».

Dans un entretien accordé aux quotidiens économiques français et allemand Les Échos et Handelsblatt, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, décrit ainsi ce rapport de forces: «L’économie russe est très unidimensionnelle puisque les deux tiers des revenus totaux de la Russie proviennent des exportations de gaz et de pétrole, dont les deux tiers vont à l’Europe.»

Angela Merkel, en accélérant en Allemagne la sortie du nucléaire au lendemain de la catastrophe de Fukushima, n’a pas aidé l’Europe à se se préparer à une relative indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie.

Elle en conclut que «la Russie est fortement dépendante de l’Europe». C’est exact: la Russie ne peut se permettre de perdre brutalement les dollars que nous lui versons en contrepartie de ses hydrocarbures, mais l’Europe peut-elle se passer de ces approvisionnements, alors qu’elle dépend d’elle pour plus de 40% de son gaz?

Au cours des dernières semaines, des contacts ont eu lieu avec d’autres fournisseurs: ils montrent clairement que les montants proposés ne suffiraient pas à compenser le manque provoqué par l’absence de gaz russe; tout juste pourrait-on, en puisant dans les réserves, reporter de plusieurs mois les effets de la pénurie. Et ce recours à d’autres fournisseurs impliquerait des importations accrues de gaz naturel liquéfié américain, autrement dit de gaz de schiste, qui n’est pas précisément ce que l’on fait de mieux en matière environnementale.

 

Le moins que l’on puisse dire est qu’Angela Merkel, en accélérant en Allemagne la sortie du nucléaire au lendemain de la catastrophe de Fukushima, n’a pas aidé l’Europe à se préparer à une relative indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Et d’autres dirigeants européens, en Espagne, au Danemark, en Autriche et au Luxembourg, continuent à freiner le mouvement.

Vers une inflation durablement élevée

Les premières décisions prises en Europe et aux États-Unis après le violent discours de Poutine du 21 février étaient si mesurées que la bourse de Moscou avait esquissé un rebond. Les suivantes s’annoncent plus sévères. Mais leurs conséquences devront être soigneusement calculées au moment de leur mise en œuvre: si leur effet est trop négatif pour les populations européennes, le soutien à l’Ukraine risque fort de s’affaiblir très vite.

Pour marquer notre solidarité avec les Ukrainiens et notre refus de la politique belliqueuse du maître du Kremlin, nous devrions accepter que les mesures de riposte aient un coût pour chacun d’entre nous, mais encore faudrait-il que ce coût soit supportable, que la politique suivie soit bien expliquée, que le mouvement d’opposition soit d’une ampleur internationale et que tous les grands pays développés jouent réellement le jeu.

La façon dont les dirigeants de Pékin se comportent à Hong Kong montre que le respect du droit international est le cadet de leurs soucis.

Dans une période où la question du pouvoir d’achat était déjà au cœur du débat politique, ce ne sera pas facile. Avec un baril de brut à plus de 100 dollars et qui devrait rester durablement cher, on peut prévoir que l’inflation va rester plus élevée que ce qui était prévu auparavant.

Pendant ce temps, la Russie a prévu pour 2022 un excédent budgétaire de 1% du PIB grâce aux fortes rentrées dues au prix des hydrocarbures. Compte tenu des dépenses militaires engagées et du risque d’une croissance moins forte que prévu, la prévision devra certainement être révisée, mais le pays peut tenir.

Cette question des sanctions, déjà compliquée dans le cas de la Russie, pourrait l’être encore plus s’il s’agissait d’en prendre envers la Chine. Pourquoi parler d’elle alors qu’elle n’est pas directement concernée par les événements en cours? Parce que les deux monarques se sont sensiblement rapprochés et qu’ils ont publié le 4 février dernier, le jour de l’ouverture des JO de Pékin, un communiqué commun dans lequel ils lançaient une sévère mise en garde à l’OTAN.

 

Dans ce texte, Vladimir Poutine a exprimé son soutien au principe d’une seule Chine, affirmé que Taïwan constituait une «partie inaliénable» de la Chine et s’est opposé à «toute forme d’indépendance» de l’île. Et, comme par hasard, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, un porte-parole du gouvernement de Pékin a déclaré que la réunification nationale devrait être réalisée et qu’elle le sera certainement.

Il a même conclu par une petite phrase qui rappelle étrangement les propos tenus à Moscou au cours des derniers jours: «Si les forces séparatistes continuent de nous provoquer, de nous forcer la main, ou même franchissent la ligne rouge, nous serons obligés de prendre des mesures résolues.»

Nous ne pourrons pas dire que nous n’avons pas été prévenus… Et la façon dont les dirigeants de Pékin se comportent à Hong Kong montre que le respect du droit international est le cadet de leurs soucis. Seuls comptent les rapports de force.

Avec la Chine, quel rapport de forces?

Là, il faut être clair: avec la Chine, ce serait encore plus compliqué qu’avec la Russie. Car nous sommes aujourd’hui beaucoup plus dépendants d’elle qu’elle ne l’est de nous. C’est la deuxième puissance mondiale et notre deuxième fournisseur, juste derrière l’Allemagne, pour plus de 64 milliards d’euros en 2021 alors que nous ne lui avons vendu que pour 29 milliards.

La recherche de nouveaux fournisseurs ou de nouveaux débouchés serait très compliquée. Nous achetons à la Chine principalement des ordinateurs, des téléphones et des équipements de communication, des matériels électriques et des machines dont nous avons un besoin impératif, sans parler des articles d’habillement et des produits électroniques grand public.

La crise sanitaire a mis en évidence la dépendance de l’Europe à l’égard de la Chine et plus généralement de l’Asie.

En sens inverse, nous lui avons vendu l’an dernier pour plus de 5 milliards de produits aéronautiques, dont elle a encore besoin, mais tout de suite après viennent le cuir, les bagages et les chaussures, pour 3,4 milliards, les parfums et cosmétiques pour 2,4 milliards et les boissons pour 1,9 milliard. Ces produits répondent à un grand désir de consommation de produits de luxe, mais ne sont pas d’une nécessité vitale, et nous aurions bien du mal à trouver ailleurs autant de clients fortunés.

Lire la suite

Gérard Horny — Édité par Thomas Messias

Source : Slate (France)

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page