Credit Suisse : de l’Egypte au Pakistan, la banque des espions

 

Un maître espion est-il un client comme les autres ? Telle est la question qui s’est assurément posée aux employés de Credit Suisse au moment d’ouvrir un compte au nom d’Omar Souleiman, en 1996. A l’époque, ce militaire dirigeait déjà le puissant service de renseignement égyptien, bras armé du régime d’Hosni Moubarak. Son implication personnelle dans la torture d’individus pour le compte de la CIA, dans le cadre de la « guerre contre la terreur » américaine, n’avait certes pas encore été rendue publique. Mais la présence de ce chef espion parmi les clients de Credit Suisse, révélée par l’enquête « Suisse Secrets », a de quoi interpeller, au regard des montants que ce fonctionnaire et sa famille ont fait fructifier dans l’établissement suisse : jusqu’à 64 millions de francs suisses (39 millions d’euros), en 2007.

L’Egyptien n’est que l’un des nombreux espions identifiés par le consortium d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) dans le portefeuille des clients de Credit Suisse. Les données bancaires confidentielles obtenues par le Süddeutsche Zeitung dans le cadre de l’enquête « Suisse Secrets » révèlent l’existence d’une quarantaine de comptes ouverts au fil des ans par des hauts gradés de services de renseignement à travers le monde, ou par des membres de leur famille.

Credit Suisse a ainsi offert ses services à un autre allié-clé des Etats-Unis : Sa’ad Khair, qui dirigea les services de renseignement jordaniens entre 2000 et 2005. Connu pour avoir inspiré un protagoniste dans le film de Ridley Scott Mensonges d’Etat (2008), cet homme a également été accusé par des ONG d’avoir joué un rôle de premier plan dans les dérives de la « guerre contre la terreur » menée par la Jordanie pour le compte des Américains. Son compte en Suisse, ouvert en 2003, a détenu jusqu’à 28,3 millions de francs suisses (18 millions d’euros) en 2006, avant d’être fermé, peu après sa mort, en 2009. L’année de l’ouverture du compte correspond à celle de la mise en place d’un trafic de pétrole de contrebande entre l’Irak et la Jordanie sous la supervision de Sa’ad Khair. Contactée, sa veuve a expliqué n’avoir eu aucune connaissance des fonds suisses de son défunt mari.

Carrefour financier des services d’espionnage

« Suisse Secrets » révèle aussi que plusieurs millions de francs suisses ont circulé sur le compte Credit Suisse de Ghaleb Al-Qamish, qui régna pendant trois décennies sur les services de renseignement du Yémen – des sommes incompatibles avec ses revenus officiels, estimés à 5 000 dollars par mois. Lui aussi a entretenu des liens étroits avec la CIA, en collaborant à la traque des militants d’Al-Qaida responsables du bombardement du navire américain USS Cole dans le port d’Aden, en 2000.

Les données confidentielles permettent aussi de remonter la piste d’épisodes plus anciens. On y apprend qu’au milieu des années 1980 la banque zurichoise a offert ses services à Akhtar Abdur Rahman. Patron des puissants services secrets pakistanais, ce général jouait, à l’époque, les intermédiaires entre la CIA et les moudjahidine afghans pour financer l’insurrection contre l’occupant soviétique. Si Akhtar Abdur Rahman est mort en 1988 dans un crash d’avion, Credit Suisse a administré deux comptes au nom de ses enfants jusqu’en 2011, un temps dotés de 9 millions de francs suisses (7 millions d’euros environ), selon les données de « Suisse Secrets ».

Aussi déconcertante qu’elle puisse paraître, une telle concentration de chefs espions dans une même banque n’étonnera pas les connaisseurs du monde du renseignement. De fait, la Suisse, forte de son secret bancaire, est depuis longtemps le carrefour financier des services d’espionnage, fonctionnant, eux aussi, sous l’empire du secret.

Dès les années 1970, de la CIA au KGB en passant par le Mossad, de nombreux services ont ouvert des comptes en Suisse pour payer des sources, financer des insurrections en toute discrétion ou s’acheter les faveurs de « taupes ». La confidentialité des banques helvétiques « rend leurs services très utiles pour les opérations clandestines », affirme ainsi une source issue d’une agence de renseignement européenne.

Possibles enrichissements des chefs espions

Les comptes mis au jour par l’enquête « Suisse Secrets » ont-ils pu servir de réceptacles aux fonds versés par la CIA aux pays partenaires de la « guerre contre la terreur » menée par les Etats-Unis ? Les données ne permettent pas de retracer avec précision les mouvements de fonds vers ces comptes, mais certaines coïncidences historiques s’avèrent troublantes.

Ainsi, les deux comptes du chef espion égyptien Omar Souleiman ont été ouverts à des moments-clés dans la coopération sécuritaire entre son pays et les Etats-Unis : le premier en 1996, un an après que les Américains ont enrôlé l’Egypte dans leur programme de « rendition » (« sous-traitance »), qui envoyait des suspects de terrorisme vers des pays connus pour pratiquer la torture ; le deuxième en 2003, alors que les Etats-Unis s’apprêtaient à envahir l’Irak, notamment sur la foi de renseignements (inexacts) sur les armes de destruction massive du régime de Sadam Hussein, obtenus par les services égyptiens. Sa famille n’a pas donné suite aux questions du consortium.

La découverte de ces comptes pose aussi la question de possibles enrichissements de ces chefs espions. Amenés à gérer leurs fonds spéciaux de façon discrétionnaire, ils peuvent être tentés d’en détourner une partie sur des comptes personnels pour se constituer une assurance-vie en cas de disgrâce ou de changement de régime. Les documents de « Suisse Secrets » montrent que des sommes importantes sont parfois restées stockées sur ces comptes après le départ officiel de leurs titulaires de leurs fonctions.

« Beaucoup d’argent a été siphonné vers les comptes bancaires [du patron des services pakistanais] à l’occasion de la guerre en Afghanistan », affirme ainsi une source de renseignement basée en Asie du Sud-Est. Une accusation étayée par un ancien agent de la CIA. « Dans le monde arabe, vous n’êtes en place que pour un temps. Il faut donc voler pour se créer un pécule pour son clan », témoigne-t-il à l’égard de l’Egyptien Souleiman : ses comptes suisses ont effectivement perduré après son éviction des services secrets égyptiens. L’un d’eux a même été légué en héritage à ses enfants, en 2012.

« Cela justifierait une enquête approfondie »

« Si des preuves émergent établissant que des dirigeants de haut niveau de services de renseignement ont pu tirer profit personnellement de leur participation au programme de “rendition” (…) de la CIA, cela justifierait une enquête approfondie », estime Ruth Blakeley, la codirectrice du Rendition Project, un groupe d’universitaires britanniques ayant travaillé sur ce programme.

Ces révélations interrogent aussi sur les pratiques de Credit Suisse, qui a travaillé pendant de nombreuses années avec ces personnalités souvent controversées. « Il n’y a pas de raison que le chef d’un service de renseignement ne puisse pas ouvrir un compte en banque, mais il doit expliquer pourquoi il l’ouvre, et à quoi il va servir », explique Graham Barrow, un expert antiblanchiment britannique. Selon lui, en raison du risque qu’ils présentent, ces profils doivent faire l’objet, de la part de la banque, d’un processus de « vigilance accrue ».

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Source : Le Monde  

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