Un apéro avec Marguerite Abouet : « C’est important qu’il y ait des séries dont les héros sont noirs »

Autour d’un ti-punch, l’autrice de BD franco-ivoirienne nous entraîne dans ses souvenirs doux-amers, entre son enfance à Abidjan et la mission qui lui a été assignée de « réussir sa vie » à Paris.

M Le Magazine du Monde – Quand on arrive à 18 heures tapantes, elle est déjà passée derrière le bar, son verre de ti-punch à la main. Au Rio dos Camaraos, institution gastronomique africaine située à Montreuil (Seine-Saint-Denis), Marguerite Abouet a son rond de serviette et ses habitudes.

« Ici, c’est chez moi », lance carrément la bédéiste, couvée du regard par son amie Vicky Bella Ola, l’hôtesse et l’âme de ces lieux. C’est lors d’une séance de dédicace du premier tome de la saga Aya de Yopougon (Gallimard, 2005) que la Franco-Ivoirienne Marguerite et la Franco-Camerounaise Vicky se sont rencontrées. Reconnues, même. « On a un parcours un peu semblable : on vient d’ailleurs, on ne doit jamais se plaindre. Et on a le goût des autres, lance, d’une traite, l’autrice et scénariste née à Abidjan. Je donne tous mes rendez-vous ici parce que je m’y sens comme à la maison. »

« On ne peut pas être gazelle et oublier la forêt »

A 50 ans, Marguerite Abouet a beau avoir atterri en France il y a près de quatre décennies, elle demeure toujours en quête d’Afrique. Elle la retrouve et la recrée entre les murs du Rio dos Camaraos ou dans ses albums, à travers les personnages auxquels elle donne vie.

Aya, bien sûr, cette jeune fille abidjanaise, dont les aventures en six volumes, dessinées par Clément Oubrerie et traduites en 16 langues, se sont vendues à 795 000 exemplaires. Mais aussi le commissaire Kouamé, ce policier incorruptible et parfois brutal, qui arpente les recoins troubles d’Abidjan et vient de faire l’objet d’un deuxième opus (Un homme tombe avec son ombre, illustré par Donatien Mary, Gallimard, 2021). Même Bienvenue, Parisienne au teint diaphane et héroïne d’une bande dessinée en trois épisodes, porte un prénom qu’un Ouest-Africain ne renierait pas.

 

Toutes ces figures sont dotées d’un sens de la repartie à toute épreuve, parfois rehaussé de nouchi, l’argot ivoirien. Un parler aussi truculent que celui de leur créatrice. « On ne peut pas être gazelle et oublier la forêt », affirme l’écrivaine. Comprendre : on reste éternellement habité par le lieu qui nous a vu naître. En l’occurrence, Yopougon, ce faubourg populaire de la capitale économique ivoirienne où jeunes et moins jeunes prisent les joutes verbales et aiment s’enjailler (« s’amuser ») au maquis (un restaurant en plein air).

 

Catapultée en France

 

Marguerite Abouet n’a pas besoin d’être questionnée trop longtemps pour en revenir à cette enfance qui nourrit tant son imaginaire. De ses jeunes années à « Yop City », elle garde la mémoire d’une vie gaie, libre, entourée de Guinéens, de Maliens ou de Ghanéens : « C’était l’époque du miracle ivoirien, toute l’Afrique transitait par là.

Alors, quand on me parle de double culture aujourd’hui, ça me fait sourire. » Il y avait des gamins partout dans le quartier, une télévision à la maison où l’on regardait Dallas, et un grand-oncle médecin établi à Paris qui revenait à Abidjan de temps en temps. « Pour l’accueillir, on m’obligeait à m’habiller comme Nellie Olson, de La Petite Maison dans la prairie. Je détestais ça », rigole-t-elle.

« Ma mère me disait : “Si tu es avec des crapauds, accroupis-toi et ne demande pas une chaise” »

Sans qu’on y prenne garde, des allocos (bananes plantain frites) et des pastels (beignets farcis sénégalais) atterrissent miraculeusement sur la table. De succulents amuse-bouche préparés par Alexandre Bella Ola, le mari de Vicky, baptisé par certains « le pape de la cuisine panafricaine ». Les premiers clients commencent à prendre place au milieu des masques et statuettes – sans compter l’immense crâne de zébu trônant au-dessus du bar – qui composent le décor un peu foutraque du restaurant.

L’heure tourne et Marguerite Abouet nous entraîne plus loin dans ses souvenirs. Sous sa frange trop longue, le regard pétillant se voile un peu. A l’été 1983, elle a 12 ans et se retrouve catapultée à Paris avec son frère, confiée au grand-oncle et chargée de réussir sa vie. Elle découvre avec surprise qu’il peut faire chaud en France (on lui avait dit que le climat était si froid que le pipi gelait dans les toilettes) et que les Français, hélas, ne ressemblent pas à Rahan, le héros de bande dessinée aux cheveux longs et blonds.

Revoir Abidjan

 

Il lui faudra attendre d’être devenue une adulte avant de revoir Abidjan. Durant toutes ces années, elle mènera sa barque vaille que vaille. Même lorsque son oncle, tombé malade, les laisse seuls à Paris – elle n’a alors que 17 ans. Elle enchaîne les petits boulots : serveuse, garde pour personnes âgées, nounou pour triplés… Rentrer a-t-il été une option ? « Jamais. » La jeune femme sait qu’elle a une mission : réussir à trouver sa place dans le monde, quel qu’il soit. « Ma mère me disait : “Si tu es avec des crapauds, accroupis-toi et ne demande pas une chaise” », se souvient-elle.

Marguerite Abouet, au Rio dos Camaraos, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le 27 janvier 2022.

 

Le verre de ti-punch est vide depuis un bon moment, mais on n’y pense même pas. Marguerite Abouet rit beaucoup en déroulant ses anecdotes douces-amères. Comme cette fois, dans une station balnéaire de Bretagne, où les tout jeunes triplés qu’elle garde se jettent sur le seul Noir marchant dans la rue en s’écriant : « Regarde, c’est ton père ! » Un cri du cœur : « Ils avaient compris que j’étais seule et pensaient sincèrement l’avoir retrouvé. »

Ses talents de conteuse sont malgré tout insuffisants pour expliquer ce qu’elle est devenue. Tout a commencé le jour où la petite télévision de sa chambre de bonne est tombée en panne. Elle n’a pas trop d’argent pour les sorties, et plutôt que de tourner en rond elle se met à jeter des mots sur le papier. Des bribes d’enfance, des anecdotes du quotidien. Plus tard, devenue assistante juridique, elle montre ses carnets au dessinateur Clément Oubrerie, dont elle est proche. Charmé, il décide de mettre ses récits en images. « Mais, à l’origine, l’écriture n’est pas une passion, c’est une thérapie, lâche-t-elle. J’ai commencé pour ne pas oublier d’où je venais. Pour me soigner du fait d’être partie. »

 

Elle raconte aussi ses histoires pour dépeindre une Afrique qui ne se résume pas aux guerres et à la misère. Pour ses camarades parisiens qui lui demandaient, à son arrivée, s’il y avait des maisons et des écoles en Côte d’Ivoire. Pour montrer que les fillettes et adolescentes d’Abidjan ont des préoccupations universelles. « Et ça marche ! La preuve, Aya a des lecteurs jusqu’en Norvège », triomphe-t-elle. On lui demande si elle peut confirmer la rumeur d’un nouveau volume d’Aya, cette héroïne qui l’a rendue célèbre et qu’elle dit inspirée de sa mère, tout en l’appelant « ma grande fille » : oui, un tome 7 doit bien sortir en septembre, douze ans après le précédent.

De nouveaux univers

 

Pourquoi cette longue éclipse ? « J’avais besoin d’aller voir ailleurs. Même si, au bout du compte, Aya a fini par me manquer. » Elle en a profité pour créer d’autres histoires et se frotter à de nouveaux univers. La télévision notamment, elle qui revendique tirer une partie de son inspiration des épisodes de Dallas visionnés autrefois. Aujourd’hui, elle espère pouvoir porter à l’écran, sur une chaîne du service public, les péripéties de la petite Akissi, ce personnage très autobiographique auquel elle a déjà consacré dix albums. Avec le dessinateur Mathieu Sapin, elle bataille pour cela depuis des années. Les choses commencent tout juste à se concrétiser. « Si Akissi était blanche, elle aurait sans doute eu son dessin animé depuis longtemps, estime-t-elle. Pourtant, c’est important qu’il y ait des séries dont les héros sont noirs. Je mise énormément sur le divertissement pour changer les regards et les comportements. »

Marguerite Abouet refuse, elle, de se laisser enfermer derrière une étiquette. De son fils de 15 ans, elle dit qu’« il n’est pas noir ni blanc, il est Jules ». Elle-même se décrit comme « complètement parisienne et complètement africaine » et affirme ressembler « beaucoup moins à Aya qu’à Bienvenue », cette étudiante rousse des Beaux-Arts qui peine à joindre les deux bouts et vit sous les toits.

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Source : M Le Magazine du Monde

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