Un apéro avec Hapsatou Sy : « Je suis née le jour de mes 40 ans »

Attaquée pour son prénom par Eric Zemmour, contre lequel elle porte plainte pour incitation à la haine raciale, cette entrepreneuse et présentatrice de télévision va lancer sa propre chaîne numérique et prévoit d’écrire un livre sur son père, qui a risqué sa vie pour rallier la France dans les années 1970.

Le Monde  – Elle commande une camomille en évoquant des problèmes aux « cordes vocales » et nous encourage à grignoter les petits gâteaux posés devant elle.

A la veille des vacances de Noël, l’heure de l’apéro n’a pas encore tout à fait sonné à l’Hôtel Elysia, discret cinq étoiles parisien, situé à deux pas des Champs-Elysées. Lovée dans un canapé crème, Hapsatou Sy apprécie l’élégant salon aux fauteuils confortables, un brin impersonnel. « C’est un endroit que j’aime bien. Il est calme et apaisant. J’y donne des rendez-vous, j’y organise des shootings », détaille l’ancienne chroniqueuse de Canal+, talons aiguilles, longue chevelure noire. « Contrairement à l’image que je donne, j’aime bien être un peu isolée », justifie celle qui vient « d’une famille de huit enfants où il y a toujours eu du bruit ». En cette après-midi de décembre, l’endroit est parfaitement désert.

Une entrepreneuse « libre » et chevronnée

Cette grande et belle fille d’origine sénégalaise de presque 41 ans, qui a défrayé la chronique à son corps défendant lorsqu’un jour funeste de 2018 Eric Zemmour lui a donné le surnom de « Corinne », a tout de la working girl. En sirotant sa tisane, cette entrepreneuse chevronnée, qui gère des sociétés de vente de produits de beauté et de bien-être en France et au Sénégal, prend le temps d’égrener ses projets. Voilà quinze ans qu’elle est à son compte. A 25 ans, elle a lancé son réseau de salons de beauté, une aventure qui s’est terminée par une faillite retentissante en 2013. « J’avais 100 salariés, c’était trop gros pour moi », se souvient-elle. Depuis, elle a (ap)pris la mesure, et revu ses méthodes. Pour vendre les crèmes ou les gloss griffés à son nom, elle a créé un réseau d’indépendantes, façon réunions Tupperware revisitées à la sauce Instagram. « Il s’agit de femmes issues de milieux précaires, qui obtiennent un complément de revenus. Quelques-unes gagnent 3 000 à 4 000 euros par mois, d’autres 50. L’entrepreneuriat est très important dans ma vie », se félicite-t-elle.

L’entrepreneuriat, qui la rend « libre », reste bien plus son dada que la télévision. Mais le virus du petit écran l’a bien piquée. En février, elle lancera HapsatouSy TV, sa chaîne en numérique, notamment sur YouTube. En attendant, on peut la voir animer une émission sur RMC Story. Ce soir, la mère attentive a préféré renoncer au concert d’Ibrahim Maalouf pour rejoindre à Meudon (Hauts-de-Seine) ses deux jeunes enfants de 5 et 2 ans et son compagnon, l’animateur radio Vincent Cerutti.

« J’ai eu de la chance. On vit dans une société où l’on ne dit jamais à des gens comme moi que ce genre d’aventure est possible »

Son histoire avec la télé commence incidemment par un reportage de « Zone interdite », venu chroniquer le salon de beauté qu’elle tient alors sur l’île Saint-Louis – « les journalistes disaient “l’île Saint-Denis” », rit-elle. La pétillante jeune fille au franc-parler tape dans l’œil des chaînes. Direct 8 – propriété de Vincent Bolloré – l’embauche au côté de Laurence Ferrari et de l’ancienne ministre Roselyne Bachelot pour son émission « Le Grand 8 ». « J’ai eu de la chance. On vit dans une société où l’on ne dit jamais à des gens comme moi que ce genre d’aventure est possible », raconte Hapsatou Sy, dont le père smicard était seul pour nourrir sa famille.

« Corinne » ou la France de Zemmour

La suite aurait pu être un conte de fées. Mais l’épisode Zemmour l’a plongée dans les abîmes de la dépression. Le 18 septembre 2018, dans l’émission de Thierry Ardisson « Les Terriens du dimanche ! », l’ancien journaliste du Figaro lui lance que sa mère a « eu tort » de l’appeler Hapsatou, qu’elle aurait mieux fait de lui donner un prénom « inscrit dans le calendrier » : « Corinne, ça vous irait très bien », dit-il. Rires sur le plateau. Au lendemain de l’émission, les réseaux sociaux commencent à déverser leurs torrents de haine. « Vous vous réveillez le matin et vous avez 100, 1 000 voire 2 000 – un des records – messages d’insultes », se souvient la chroniqueuse.

Dans la rue, au supermarché, le surnom lui colle à la peau. Tandis qu’elle est à l’hôpital, enceinte de son deuxième enfant, l’anesthésiste qui la reçoit la salue d’un « Bonjour Corinne ». Le bad buzz effraie les investisseurs, et la deuxième levée de fonds de son entreprise de cosmétiques tombe à l’eau. Progressivement, la jeune femme sombre : « Mon corps m’a lâchée. » Le burn-out dure neuf mois. Il s’achève par une « hospitalisation en mars 2021. Vous vous dites : “Il est où, le sens de ma vie ?” »

En septembre 2021, elle quitte Canal+. Elle ne voulait plus accompagner le projet d’un type qui, selon elle, finance l’extrême droite

Commence alors une longue convalescence. « Je suis née le jour de mes 40 ans », dit-elle. En guise de thérapie, elle claque la porte de Canal+, son employeur depuis dix ans, en septembre 2021. Elle y animait encore « Enquête d’Afrique » et ne voulait plus accompagner le projet d’un homme qui, selon elle, soutient l’extrême droite. Elle se lève. Fait une pause et commande du miel pour soigner sa gorge endolorie. Une fois, elle a écrit sa détresse à Vincent Bolloré. Il ne lui a jamais répondu. Tentant de tenir cette douloureuse expérience à distance, l’entrepreneuse se borne désormais à la qualifier d’« incident ». « Il n’y aura pas trop d’Eric Zemmour [dans l’article] ? », espère-t-elle.

Mais la candidature à la présidentielle du populiste l’empêche de tourner la page. L’ancien journaliste lui a même asséné un coup de griffe, en forme de mépris de classe, dans son dernier ouvrage, La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021). « Corinne, c’était un prénom des classes populaires dans mon enfance, le prénom des coiffeuses ou des secrétaires », a écrit Eric Zemmour. En septembre 2022, elle l’affrontera au tribunal, où il sera jugé pour incitation à la haine raciale.

Au passage, Hapsatou Sy s’est fait un ennemi inattendu, Thierry Ardisson. L’animateur star et l’ancienne chroniqueuse ne se parlent plus que par médias interposés. Elle lui en veut d’avoir coupé au montage le fameux échange avec Zemmour, ne lui donnant pas la possibilité de répliquer. « Ce que vous venez de dire est une insulte à la France », répondait-elle en plateau. Elle a écrit tout le mal qu’elle pensait d’Ardisson dans son dernier ouvrage Made in France (Hugo Doc, 2019). Il l’a poursuivie pour diffamation. Le 19 octobre, le tribunal ne lui a donné raison que pour un seul des quatre passages incriminés.

Une femme engagée

Fière de porter le prénom de sa grand-mère, Hapsatou Sy trace sa route, sans redouter d’éventuelles polémiques, dont raffolent les réseaux sociaux. Pour « Ondes Positives », une émission de sa future chaîne, « un talk qui parle d’actualité, de parentalité, d’éducation », l’animatrice a notamment recruté Sara El Attar, jeune femme voilée, qu’elle avait déjà tenté de faire venir à Canal+. « C’est une jeune femme brillante et très engagée socialement, qui accompagne de nombreux jeunes », défend-elle. Si elle affirme n’avoir « jamais été dans la victimisation de [sa] couleur de peau », elle comprend les luttes intersectionnelles et ne fustige pas le mouvement « woke ». « A partir du moment où on se regroupe pour exprimer quelque chose, c’est qu’il y a un besoin profond, un problème. La liberté d’expression, c’est aussi pour ces gens-là », dit-elle.

 

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Sandrine Cassini

 

 

Source : M Le Magazine du MondeLe Monde

 

 

 

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