Comment les dictionnaires choisissent leurs mots et définitions

Slate – En intégrant le pronom «iel» dans sa version en ligne, le Robert a créé la polémique. Pourtant, les maisons d’édition cherchent seulement à remplir leur mission : refléter l’usage de la langue sans porter de jugement.

Cela vous arrive forcément: vous lisez ou entendez un mot que vous ne connaissez pas. Pour savoir ce qu’il signifie, vous le tapez dans un moteur de recherche ou tournez les pages d’un bon vieux dictionnaire. À la lecture de la définition qui apparaît, vous ne vous demandez pas si celle-ci est juste, si elle représente le sens réel du mot, ou si elle est objective : on prend souvent les définitions des dictionnaires comme des vérités absolues et neutres.

Pourtant, tous les dictionnaires ne proposent pas les mêmes définitions, ni même les mêmes mots. Nous en avons encore eu la preuve récemment, avec l’intégration dans la version en ligne du Robert du pronom «iel». Alors, le dictionnaire est-il politique ?

 

Le tri des mots, premier choix éditorial

 

Selon Myriam Bergeron-Maguire, maîtresse de conférences en sciences du langage à la Sorbonne Nouvelle, dès lors que les nomenclatures des dictionnaires résultent d’un «tri» entre les mots, elles ne peuvent pas être neutres.

Les éditeurs de dictionnaires doivent en effet choisir quels mots apparaîtront dans leurs pages, et lesquels n’y figureront pas. «Chaque année, 3.000 à 5.000 nouveaux mots et nouveaux sens apparaissent», estime Carine Girac-Marinier, directrice du département Langue française, Parascolaire et Beaux Livres chez Larousse, «mais nous, nous en élisons seulement 150». Si chaque maison a ses propres critères de sélection, toutes se montrent particulièrement attentives à la fréquence avec laquelle sont utilisés les nouveaux termes que leurs lexicographes et leurs documentalistes repèrent au gré de conversations privées ou dans les médias.

Mais certaines se montrent plus sélectives que d’autres. Robert est ainsi connue pour sa réactivité, alors que Larousse revendique plus de prudence. C’est ainsi que la première a fait entrer «féminicide» en 2014, quand la seconde a attendu quelques années de plus. La même réactivité a pu être saluée ou décriée dernièrement avec «iel».

 

«On pourrait penser que c’est politique», commence Charles Bimbenet. Mais le directeur général des éditions Le Robert préfère parler de «ligne éditoriale», propre à chaque maison, et même à chaque dictionnaire d’une même maison.

Mais les dictionnaires modernes comme Hachette, Larousse ou Robert tendent vers un même objectif: refléter l’usage de la langue. «C’est la définition même du dictionnaire», rappelle Carine Girac-Marinier. Ainsi, dans la mesure où «féminicide» est aujourd’hui utilisé fréquemment, il semble normal de pouvoir le trouver dans les dictionnaires. La logique est la même pour «iel».

Cela ne signifie pas que ce mot sera davantage utilisé par la suite. «Les dictionnaires ne sont pas les seuls à façonner la langue et à donner des normes qui influenceront son usage dans la société. Cette évolution se joue aussi au sein même des communautés linguistiques», indique Myriam Bergeron-Maguire. À l’inverse, ne pas inscrire un mot au dico n’empêchera pas les gens de l’employer.

«La définition inclusive des mots, ce n’est pas du militantisme.»

Charles Bimbenet, directeur général des éditions Le Robert

 

Dans un épisode de l’émission «La Fabrique de l’histoire», diffusé sur France Culture en 2006, Alain Rey abondait en ce sens: «Le rôle du lexicographe est de suivre le mouvement, de rendre des services, d’être utile. Pour cela, il est obligé d’observer ce qu’il se passe dans la société. [Il n’a pas à] porter des jugements définitifs, en disant: “ce mot est mauvais, on n’en parle pas”. C’est la même chose pour les mots familiers ou populaires, qu’on trouve déplaisants, qui peuvent être insultants pour une classe de la société. […] Faire comme s’ils n’existaient pas, c’est rendre service [à ceux qui les emploient].»

Le lexicographe se limite donc à repérer les mots en usage, à évaluer si cet usage est répandu, et s’il le restera. «La définition inclusive des mots, ce n’est pas du militantisme, remarque en ce sens Charles Bimbenet. Le Robert accompagne simplement la place de la femme dans la société en reflétant rapidement les usages de la langue.» Si personne ne disait «institutrice» ou «autrice», ils ne figureraient certainement pas dans Le Robert.

On peut alors s’interroger sur la position du dictionnaire de l’Académie française, qui rechigne à féminiser certains noms de métiers. Selon le lexicologue Jean Pruvost, cela tient surtout à la durée de rédaction de cet ouvrage multi-volumes, dont la dernière édition complète date de 1935: «Certaines choses peuvent être dépassées.»

Cet amoureux des dictionnaires note aussi que tous ces ouvrages n’ont pas la même fonction: celui de l’Académie s’attache davantage à l’histoire de la langue, quand Larousse ou Robert se veulent plus modernes et encyclopédiques. Dans cette optique, les maisons d’édition assurent ne pas faire de choix politiques; elles cherchent seulement à remplir les missions du dictionnaire: répertorier, refléter et codifier la langue, sans porter de jugement sur celle-ci.

 

Impartiales, les définitions?

 

Mais comment définir un mot en toute neutralité? Cet «art de la définition», comme le nomme Carine Girac-Marinier, relève de l’«orfèvrerie», illustre-t-elle. Bénédicte Gaillard, lexicographe pour Hachette, peine à décrire sa méthode de travail: «C’est assez naturel, assez spontané.» Chaque mot est pourtant choisi avec minutie pour tendre vers une définition «précise, courte et explicite», résume Carine Girac-Marinier. Et impartiale?

«On tend à l’objectivité et à ne pas faire acte de partisanisme, affirme Charles Bimbenet, on se demande toujours si on saura justifier notre décision.» Mais écrire un article de dictionnaire n’est pas une science exacte: «Nous ne pouvons pas nous appuyer sur des critères mathématiques ou des statistiques», poursuit le DG de Robert. La phrase qui définira le mot visé fait donc l’objet d’allers et retours entre les différents lexicographes. «Parfois, déplacer un adverbe ou une virgule change tout», relève Carine Girac-Marinier. «La ligne éditoriale des lexicographes est de rester le plus neutre possible», confirme Myriam Bergeron-Maguire.

La linguiste regrette que cette démarche conduise parfois à un excès de politiquement correct: «Par exemple, le mot “étranger” est généralement défini comme “une personne dont la nationalité n’est pas celle d’un pays donné”. Cette définition n’entre pas dans les détails: l’étranger est-il celui qui n’est pas né dans ce pays ou dans la région? A-t-il ou non le passeport du pays dans lequel il habite? Parle-t-il la (les) langue(s) officielles du pays? Habite-t-il dans le pays depuis cinq ans, dix ans ou plus? C’est une question de degré et certaines personnes définissent “étranger” selon ces critères. Or, ceux-ci sont passés complètement sous silence dans la définition.»

Sans entrer dans ce niveau de détails, les lexicographes s’efforcent de développer le plus grand nombre de sens possibles et d’y ajouter des «marques» (familier, vulgaire, vieilli…), toujours en collant à l’usage qui est fait de ce mot. Mais tous les milieux n’adoptant pas les mêmes usages, l’exhaustivité semble impossible à atteindre.

«Si nous écrivions que le suprémacisme était la “supériorité d’un peuple sur un autre”, alors nous légitimions cette pensée.»

Carine Girac-Marinier, directrice du département Langue française, Parascolaire et Beaux Livres chez Larousse

 

Autre difficulté: définir un concept, qui plus est lorsqu’il est polémique. La «gauche» et la «droite» sont deux exemples particulièrement parlants: chez Robert, la gauche renvoie aux «gens qui sont partisans de changements politiques et sociaux»; même idée chez Larousse, pour qui les personnes de gauche «professent des opinions progressistes». Pour l’Académie, en revanche, la gauche est attachée à la «tradition radicale, socialiste ou révolutionnaire». Mais comment décrire de manière objective de tels concepts?

Pour «suprémacisme», Carine Girac-Marinier raconte avoir pesé chaque définissant: «Si nous écrivions qu’il s’agissait de la “supériorité d’un peuple sur un autre”, alors nous légitimions cette pensée. Nous avons nuancé en parlant d’une “idéologie qui postule” de sa supériorité.» Plutôt qu’une démarche politique, c’est la précision et l’objectivité qui priment.

 

Coller à l’évolution de la langue et de la société

 

De la même manière, l’évolution de la société conduit –oblige– les auteurs de dictionnaires à réviser régulièrement leurs définitions. Un terme comme «famille» ou «couple» n’a plus le même sens aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Dans leur volonté de correspondre à l’usage de la langue, les lexicographes se doivent de modifier leurs pages.

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Camille Jourdan

Source : Slate (France)

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