« Ils veulent se montrer, gagner des dollars, changer le cours de leur vie » : l’école africaine du MMA

 

Sur la plage de Yoff, où s’ébrouent des baigneurs et des pélicans indolents, Alois Sambo, 23 ans, et ses quatre camarades ruissellent de sueur. Il fait encore 32 °C, en cette fin d’après-midi d’automne. Fidèles à leur rendez-vous quotidien, les jeunes hommes se retrouvent en bord de mer, comme des milliers de sportifs dakarois, pour courir, sauter à la corde et faire des pompes, jusqu’à la tombée de la nuit. Le dimanche suivant, revoici le même groupe, mais cette fois dans la moiteur du dojo Samado, aménagé dans une école primaire, au cœur de la capitale sénégalaise. Ils enchaînent coups de pied hauts, crochets et empoignades fracassantes, sous le contrôle de leur entraîneur de mixed martial arts (MMA), le sport de combat le plus spectaculaire et le plus médiatisé à l’échelle planétaire. Le plus violent, aussi.

Alois Sambo et ses deux amis se préparent à commencer un entraînement sur la plage de Yoff, à Dakar, le 24 octobre 2021.

 

 

Silhouette sculpturale, Alois, 1,88 mètre pour 95 kg de muscles, est l’un des membres les plus prometteurs de la bande. Il a pourtant été formé dans son enfance à un autre art martial, ancien et très spécifique : le lamb (« lutte avec frappe à mains nues » en wolof), véritable sport national au Sénégal, avec le foot. Garde du corps de métier, actuellement sans emploi, Alois a quitté son village de Casamance il y a trois ans pour s’installer à Dakar. Il compte déjà trois combats amateurs en MMA – une victoire, un nul, une défaite –, mais il a d’autres ambitions, et un rêve : devenir professionnel chez les poids lourds, compter parmi ces fighters couverts de gloire et de dollars, qui disputent dans une cage octogonale des combats visionnés en direct sur Internet par des millions de fans, en pay-per-view. « Avec le MMA, on peut vraiment s’en sortir et faire bien vivre toute sa famille », souligne le jeune homme, dans un grand sourire communicatif.

Alois Sambo, 23 ans, 1,88 mètre pour 95 kg, pose dans la salle de sport de l'immeuble Kebe, dans le centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.

 

 

Depuis trois ans, un vent de folie souffle sur le Sénégal. Par centaines, des lutteurs font leur « transition » vers le MMA, passant d’une discipline traditionnelle où ne sont autorisés que le corps à corps et les coups de poing à mains nues, en position debout, à un art martial intégrant les coups de pied, les coups de genou et la lutte au sol. Autre différence : dans le lamb, le match s’arrête dès qu’un des deux adversaires tombe sur le dos, se retrouve à quatre pattes ou est projeté hors du cercle rituel ; en MMA, où les combattants sont équipés de gants laissant les doigts libres pour assurer les prises, le duel se termine souvent à terre, avec des frappes, des étranglements et des techniques de « soumission ». Les lutteurs sénégalais doivent donc assimiler toute une panoplie de coups et de techniques destinés à mettre l’adversaire hors de combat.

 

Têtes de gondole

 

Le premier à avoir franchi le pas est une légende vivante au Sénégal : Ousmane Dia, alias « Bombardier ». Ce colosse de 1,96 mètre pour 150 kg a régné durant une vingtaine d’années sur la lutte sénégalaise, qui fit de lui à deux reprises son « roi des arènes ». En 2018, à trois ans de la limite d’âge dans la lutte avec frappe, il se tourne vers le MMA. Celui qui arbore sur son short le sigle « B52 », en référence au bombardier américain, remporte alors, à Genève, la première de ses deux victoires, en dominant le lutteur suisse d’origine sénégalaise « Rocky Balboa ». Aujourd’hui âgé de 45 ans, « Bombardier » a perdu par K.-O., le 23 octobre, face au Polonais Mariusz Pudzianowski, ancien « homme le plus fort du monde », mais il ne renonce pas pour autant au MMA.

Le début de la passion pour ce sport au Sénégal remonte au 14 décembre 2019. Ce soir-là, à Dakar, a lieu le premier gala du genre. Contre toute attente, pour son baptême du feu dans la discipline, Oumar Kane, dit « Reug Reug », inflige un K.-O. technique, dès le deuxième round, à Sofiane Boukichou, un combattant plus expérimenté. L’événement, diffusé sur Canal+ Sport, marque les esprits. Agé de 28 ans, « Reug Reug », 1,95 mètre pour 120 kg, était déjà l’enfant chéri – et invaincu – de la lutte sénégalaise. Désormais, celui qui fut un gamin pauvre de Thiaroye, en banlieue de Dakar, est bien plus que cela : il incarne le rêve américain pour des milliers de jeunes.

En décembre 2020, il a signé un contrat avec One FC, une ligue singapourienne, deuxième plus gros organisateur de combats de MMA au monde. Ses deux premières prestations (une victoire et une défaite, contestée) lui valent d’être une idole dans son pays et au sein de la diaspora sénégalaise. En visioconférence de New York, où il s’entraîne plusieurs mois par an, « Reug Reug » affiche une confiance à toute épreuve. « Je suis un guerrier, je veux me mesurer aux meilleurs, clame-t-il. Avec la mondialisation, il faut se frotter à toutes les disciplines. Et le MMA, c’est le top ! Je serai le premier à ramener la ceinture mondiale au Sénégal ! » Son objectif ultime : le titre de champion du monde de la catégorie « lourds » de la ligue UFC (Ultimate Fighting Championship), la plus grosse franchise mondiale de MMA. Cette société américaine regroupe plus de 700 athlètes et organise une quarantaine de galas annuels à travers le monde, pour un chiffre d’affaires d’environ 1 milliard de dollars…

Toujours en quête de nouveaux marchés, les sept ligues professionnelles de MMA ont compris l’équation : pour conquérir l’Afrique et ses 2,5 milliards d’habitants à l’horizon 2050, il faut mettre des Africains à l’affiche. Certes, l’UFC a déjà ses têtes de gondole. L’actuel champion du monde des « lourds », Francis Ngannou, 35 ans (16 victoires, 3 défaites), est camerounais. Son parcours s’apparente à une fable, comme seuls les sports de combat peuvent en générer. Né dans une famille très pauvre, il a travaillé dans une mine de sable, avant d’émigrer en France. Il a été SDF à Paris, jusqu’à ce qu’un entraîneur français lui tende la main.

 

« Ils n’ont peur de rien »

 

Dans les catégories « poids moyens » et « mi-moyens » de l’UFC, les champions en titre sont, eux, tous deux nigérians. Mais les autres ligues veulent aussi puiser dans l’abondant vivier africain. Au Sénégal, en particulier. « Notre pays a une authentique culture de la lutte. Qu’ils soient d’origine wolof, sérère ou diola, tous les enfants l’ont pratiquée, au village ou à l’école », explique Boubacar Diallo, 34 ans, entraîneur de l’équipe nationale de judo. Professeur au dojo Amjelo, à Dakar, il accompagne plusieurs combattants dans leur « transition » vers le MMA. « Les lutteurs sont très puissants, explosifs, et ils ont l’habitude de combattre à mains nues, poursuit-il. Beaucoup d’entre eux ont appris à se défendre dans la rue. Ils n’ont peur de rien, et ils ont faim. »

Alois Sambo s’étire pendant un entraînement dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.
Alois Sambo combat avec son ami Ousmane Dasylva pendant un entraînement dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.
Alois Sambo et Ousmane Dasylva combattent pendant un entraînement dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.

 

 

Il faut dire que les quelque 4 000 licenciés (dont deux tiers d’amateurs), répartis entre 157 écuries locales de lutte sénégalaise (avec ou sans frappe), n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Une centaine d’entre eux au maximum peuvent espérer décrocher un bon combat dans l’année, susceptible de leur rapporter une bourse de 150 euros environ. Seules quelques stars nationales, à l’image de « Bombardier » ou de « Reug Reug », obtiennent des cachets vertigineux à l’échelle locale – 100 000 dollars (88 600 euros) –, une à deux fois dans l’année. A titre de comparaison, le revenu annuel moyen des fighters affiliés à l’UFC, qui disputent de trois à cinq combats par an, était de 125 000 euros en 2019, avant la pandémie.

 

Au Sénégal, où près d’un tiers de la population vit avec moins de 3,20 dollars par jour, le MMA suscite de multiples vocations. Et des convoitises. Les fans visionnent sur smartphone les extraits de combats de leurs idoles. Des milliers d’adolescents veulent s’inscrire dans une salle. Des dizaines de clubs sont apparus ces dernières années dans le Grand Dakar, où se concentrent près de 4 millions d’habitants. Plus révélateur encore : d’anciens clubs d’arts martiaux – particulièrement ceux où l’on enseigne le hapkido, un art martial coréen codifié à la fin des années 1950 – s’orientent vers le MMA, parfois en quelques mois, et sans toujours présenter les garanties de sérieux et de sécurité pour les pratiquants.

Papa Kane alias « Paco », président du dojo Samado et président-fondateur de la nouvelle Fédération sénégalaise de MMA, dans le centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.

 

 

Au dojo Samado, où s’entraînent Alois Sambo et ses amis, Papa Kane, le président de l’association, fondée en 2016, est aussi le président-fondateur de la toute nouvelle Fédération sénégalaise de MMA, une structure non agréée par le ministère des sports. Qu’importe. « Nous sommes affiliés depuis le printemps à l’International MMA Federation et nous sommes reconnus comme l’interlocuteur officiel pour la formation des combattants amateurs », souligne Papa Kane, alias « Paco ». Cet ancien boxeur, cadre dans le secteur bancaire, affiche ses objectifs pour les cinq années à venir. « Nous voulons ouvrir des clubs dans tout le pays et offrir des opportunités aux lutteurs qui n’ont ni débouchés sportifs ni débouchés financiers, explique-t-il. Le MMA professionnel, c’est un business, un autre monde, et les combattants doivent y être préparés. »

Show à l’américaine

La « transition » des lutteurs sénégalais vers le MMA a longtemps été ressentie comme une trahison. Comment les pratiquants de ce sport national, remontant probablement au XVe siècle, pouvaient-ils s’abaisser à ce vulgaire pugilat, où l’on peut « frapper un homme à terre » ? Avec la médiatisation, les mentalités ont évolué. Même Lutte TV, l’unique site spécialisé – qui compte 600 000 abonnés et diffuse des combats en pay-per-view –, s’ouvre de plus en plus aux stars sénégalaises du MMA. « Il est normal que des athlètes cherchent à monnayer leurs talents dans le MMA, plutôt que d’attendre des mois sans pouvoir combattre, tranche Bira Sène, le nouveau président du Comité national de gestion de la lutte. Ils veulent se montrer, gagner des dollars, changer le cours de leur vie… » Philosophe, cet enseignant à la retraite souligne : « Le MMA a une dimension mondiale, la lutte reste un patrimoine national. »

Papa Kane entraîne les jeunes au combat dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.

Papa Kane entraîne les jeunes au combat dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021. CARMEN ABD ALI POUR « LE MONDE »

Alois Sambo et Ousmane Dasylva s’entraînent au combat avec le coach dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021.

Alois Sambo et Ousmane Dasylva s’entraînent au combat avec le coach dans la salle de sport de Kebe, en centre-ville de Dakar, le 24 octobre 2021. CARMEN ABD ALI POUR « LE MONDE »

 

 

 

 

 

 

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Source : Le Monde

 

 

 

 

 

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