En Afrique de l’ouest, la désillusion des producteurs de cacao

Le Ghana et la Côte d’Ivoire se sont alliés pour augmenter le prix du cacao payé aux paysans. Ils peinent à obtenir des résultats

Le T Afrique – «Dites aux pays consommateurs de payer un bon prix pour le cacao, vous verrez alors que les problèmes liés au travail des enfants et à la déforestation vont disparaître.» Ces paroles de Moussa Sawadogo, qui cultive du cacao à Agboville, on les entend pratiquement à l’identique dès qu’on tend un micro sur une plantation en Côte d’Ivoire, pays qui assure 40% de l’approvisionnement mondial en cacao. Lui, comme d’autres, s’étonne que les consommateurs européens se focalisent sur les questions sociales et environnementales plutôt que sur le prix «scandaleusement bas» du cacao payé aux producteurs. «C’est pourtant cela la source de tous nos problèmes», insiste-t-il.

Dans un pays où la production cacaoyère impacte la vie de près de 6 millions de personnes, représente 10% du budget de l’Etat et 40% des recettes d’exportation, le cacao est une cause nationale. En ce mois d’octobre, période de rentrée scolaire, la tension est palpable. Craignant que leur prime promise par l’Etat pour les dédommager du covid ait été détournée, les syndicats de planteurs de cacao lançaient la semaine dernière un mot d’ordre de grève, rapidement levé après l’assurance que l’argent leur serait bel et bien remis.

 

Un «différentiel de revenu décent»

 

Dans un contexte de grande paupérisation, où plus de la moitié des cacaoculteurs vit avec moins d’1,90 dollar par jour, la moindre rumeur peut se transformer en tempête. Depuis Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, ils sont nombreux à envoyer régulièrement de l’argent «pour aider les parents qui souffrent au village». «Le prix d’1 euro et des broutilles par kilo payé pour notre cacao est indigne», lance Axel Emmanuel, un artisan chocolatier ivoirien. Outre la fabrication de plaques de chocolat, il forme des femmes de planteurs pour qu’elles commercialisent le beurre ou la poudre de cacao, des produits dérivés qui permettent de mieux rentabiliser leur production. C’est que sur les 100 milliards de dollars de revenus générés sur la chaîne de valeur du cacao, les pays producteurs n’en captent que 6%, et seulement 2% vont aux paysans.

C’est précisément pour tenter de rééquilibrer la répartition des richesses au sein de ce très lucratif business que la Côte d’Ivoire et le Ghana voisin, qui concentrent à eux deux près des deux tiers de la production mondiale, ont décidé de faire front commun. Et pris la décision historique d’exiger des acheteurs de verser une prime à l’export de 400 dollars par tonne de cacao. Un montant baptisé «différentiel de revenu décent» (DRD) destiné à améliorer les revenus des cacaoculteurs. Et ce, dès la campagne 2020-2021, démarrée dans l’euphorie en octobre 2020, avec l’annonce d’un prix garantit par l’Etat de 1000 fcfa (1,52 euro) le kilo, rendu possible grâce à l’introduction de cette prime.

Bras de fer

 

Las. Une année plus tard, en ce mois d’octobre 2021, l’euphorie est retombée, et le prix pour la campagne 2021-2022 annoncé au siège de la Caisse de stabilisation à Abidjan a été revu à la baisse, passant de 1000 à 825 fcfa (1,25 euro) le kilo après une campagne difficile. Il y a d’abord eu la pandémie. Et puis des multinationales qui avaient publiquement salué l’introduction du DRD ont rapidement manœuvré en coulisses pour faire baisser les prix. Arguant que la demande mondiale avait diminué à cause du covid, elles ont freiné leurs achats, annulé des contrats, préférant puiser dans leurs importants stocks.

A plusieurs reprises, le Conseil Café-Cacao de Côte d’Ivoire et le Ghana Cocoa Board, les autorités de régulation de la filière, ont dû taper sur la table pour que les entreprises respectent leurs engagements, menaçant de donner publiquement le nom des sociétés qui ne paient pas le DRD, ou de suspendre les programmes de durabilité et de certification dont les exportateurs ont besoin pour avoir accès aux marchés européen et américain.

Mais face au désarroi des planteurs, qui n’arrivaient plus à vendre leur production de cacao, privés de cash, les autorités ivoiriennes ont fini par céder, et à brader le solde restant. «Les multinationales ont malheureusement une vision à court terme», estime le directeur général du Conseil Café-Cacao, Yves Brahima Koné, qui relève que le DRD est maintenu pour la campagne 2021-2022. Ce bras de fer rappelle celui mené par le premier président ivoirien Félix Houphouët-Boigny à la fin de sa vie: de juillet 1987 à novembre 1988, pour tenter de faire remonter les cours, il avait empêché toute sortie de cacao du pays, avant de devoir céder, sans avoir rien obtenu.

 

Les exigences des ONG et des consommateurs

 

Trente ans plus tard, le rapport de force entre pays producteurs et multinationales du cacao semble toujours pencher en faveur de ces dernières. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que les exigences des ONG ainsi que des consommateurs européens et américains ont contraint les géants du chocolat à se doter de programmes estampillés «développement durable», qui font l’objet d’une intense communication, et dans lesquels ils investissent des montants importants,

«En 2020, nous avons soutenu et travaillé avec plus de 120 000 agriculteurs dans le cadre de notre «Plan cacao Nestlé», explique ainsi le directeur général Nestlé Côte d’Ivoire, Thomas Caso, qui liste volontiers les divers programmes actuels et à venir destinés à «améliorer les conditions de vie des communautés locales et développer une filière d’approvisionnement durable en cacao». Avec son plan «Forever Chocolate», lancé en 2016, l’autre géant suisse du chocolat Barry Callebaut, qui dispose en Côte d’Ivoire de plusieurs unités de broyage de fèves, n’est bien entendu pas en reste dans la course «à la durabilité» dans laquelle est engagée la dizaine de compagnies actives dans ce secteur.

Ces innombrables plans, programmes, initiatives privées, limitées et parcellaires, qui ne correspondent pas forcément aux besoins des planteurs, ne répondent pas au souhait de voir leur cacao payé décemment, clairement formulé par les pays producteurs. «Nous ne fixons pas le prix du cacao», nous répond Pierluigi Passera, directeur général de Barry Callebaut en Côte d’Ivoire, dans une communication millimétrée compte tenu du contexte sensible. Avant d’ajouter que «le prix du cacao est établi en fonction de l’offre et de la demande sur le marché mondial, et en Côte d’Ivoire et au Ghana par le biais d’une réglementation gouvernementale», allusion au différentiel de revenu décent (DRD) instauré l’année dernière.

 

Un prix mondial à l’abri des manipulations?

 

Cette foi en un prix du marché mondial régi uniquement par la loi de l’offre et de la demande, sur lequel les manipulations n’auraient aucune prise, laisse de nombreux acteurs ivoiriens de la branche dubitatifs. C’est notamment le cas d’Ambroise Nkoh, un planteur atypique, ex-pilote, reconverti dans la culture de cacao bio, dans la région d’Azaguié, au sud de la Côte d’Ivoire, et qui enseigne son art dans plusieurs universités. Selon lui, les industriels du cacao et du chocolat ont le pouvoir d’agir sur les prix, et ne s’en privent pas; y compris en recourant à des arguments fallacieux, régulièrement contredits dans les faits, tels que la surproduction ou la baisse de la demande. «Si aujourd’hui, les industriels du cacao ou du chocolat se réunissent et disent: nous vous payons 3 euros le kilo, au lieu des 1 euro et quelques payés aujourd’hui, qui va les en empêcher?» soutient-il.

 

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Catherine Morand, à Abidjan

 

 

Source : Le T Afrique (Suisse)

 

 

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