Le Monde – Enquête – La fuite de documents confidentiels, source de l’enquête menée par « Le Monde » et l’ICIJ, révèle que de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement dissimulent leur fortune derrière des sociétés-écrans anonymes.
Un roi, sept présidents et quatre premiers ministres en exercice. Des centaines de responsables politiques issus de plus de 90 pays. La liste des personnalités politiques qui apparaissent dans les « Pandora Papers » ressemble à un véritable catalogue du gotha politique mondial. Tour d’horizon des principales révélations de cette fuite de 12 millions de documents confidentiels sur les paradis fiscaux, obtenue par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et épluchée pendant plus d’un an par 150 médias internationaux.
« Pandora Papers » est une enquête collaborative menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en partenariat avec 150 médias internationaux, dont Le Monde. Elle repose sur la fuite de près de 12 millions de documents confidentiels, transmis par une source anonyme à l’ICIJ, provenant des archives de quatorze cabinets spécialisés dans la création de sociétés offshore dans les paradis fiscaux (îles Vierges britanniques, Dubaï, Singapour, Panama, les Seychelles…).
Cinq ans après les « Panama Papers », l’enquête révèle l’ampleur des dérives de l’industrie offshore et de ses sociétés anonymes. Elle montre comment ce système profite à des centaines de responsables politiques, et comment de nouveaux paradis fiscaux prennent le relais à mesure que les anciens se convertissent à la transparence.
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Andrej Babis, premier ministre tchèque
C’est une villa de deux étages avec billard, salle de cinéma, sauna et piscine, entourée d’un gigantesque domaine de seize parcelles dans les collines de Mougins (Alpes-Maritimes), dans l’arrière-pays cannois. Sur la Côte d’Azur, la plupart des voisins du château Bigaud ne savent pas qu’il appartient au premier ministre tchèque, Andrej Babis, 67 ans, sixième fortune de son pays, qui l’a acheté en 2009 par le biais d’une cascade de sociétés offshore. Entré en politique en 2011 en promettant une « révolution anticorruption », M. Babis dirige le gouvernement de ce pays d’Europe centrale depuis 2017.
Si ce francophile ne s’est jamais caché de posséder le restaurant étoilé voisin, le Paloma, fermé en 2019, il n’avait pas déclaré détenir 40 000 m2 de propriétés diverses de l’autre côté de la rue, grâce à une myriade de sociétés domiciliées à Monaco, aux îles Vierges britanniques (BVI) et aux Etats-Unis. Aucune des déclarations de patrimoine qu’il a dû remplir depuis sa première élection au Parlement, en 2013, ne fait ainsi apparaître SCP Bigaud, Blakey Finance ou Boyne Holdings, ces sociétés offshore révélées par les « Pandora Papers ».
Lorsqu’il a acquis le château Bigaud en 2009, pour la somme de 14 millions d’euros, puis demandé un prêt de 1,75 million d’euros à la Sogelife, une filiale de la Société générale, pour financer des travaux et son extension, le milliardaire a eu recours à un montage opaque qui empêchait complètement de l’identifier. « Un type de structure typique pour faire de l’évasion fiscale ou du blanchiment d’argent », estime même Christoph Trautvetter, un expert du réseau allemand pour la justice fiscale, interrogé par nos partenaires de la télévision publique allemande ARD.
M. Babis n’a pas souhaité répondre aux questions du Consortium, mais « toutes nos transactions ont eu lieu de façon parfaitement légale et nous avons payé toutes les taxes requises », a contesté par e-mail Karel Hanzelka, porte-parole de son groupe, Agrofert. En pleine campagne électorale pour les législatives des 8 et 9 octobre, M. Babis est déjà mis en cause par la Commission européenne parce qu’il continue à diriger ses entreprises en sous-main, alors qu’elles bénéficient de millions d’euros de fonds européens.
Connu pour mélanger ses affaires professionnelles, familiales et politiques, M. Babis a aussi utilisé sa femme, Monika Babisova, pour ses propriétés de la Côte d’Azur. Elle apparaît ainsi brièvement comme actionnaire du montage, en 2018, au moment où le château Bigaud et ses parcelles attenantes sont rapatriés des sociétés offshore vers l’une des holdings tchèques de M. Babis. Baptisée SynBiol, elle est officiellement spécialisée dans « les carburants » et « la production de produits chimiques dangereux ».
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Tony Blair, ancien premier ministre britannique
« Nous devons contrer les abus du système fiscal, proclamait Tony Blair lors de sa campagne victorieuse pour prendre la tête du Parti travailliste, en 1994. Pour ceux qui peuvent recourir aux bons comptables, le système fiscal est un paradis d’escroqueries, d’avantages et de profits. » Près de trente ans plus tard, les convictions de l’ancien premier ministre britannique (1997-2007) semblent avoir disparu.
En 2017, M. Blair et son épouse, Cherie, ont recouru à un montage offshore qui leur a permis d’économiser 340 000 livres sterling (380 000 euros) de taxes sur l’achat d’une belle propriété victorienne dans un quartier huppé de Londres, pour la coquette somme de 7,3 millions d’euros.
Les « Pandora Papers » révèlent que le couple Blair n’a pas acheté directement l’immeuble de quatre étages à son précédent propriétaire, Romanstone International Limited. A la place, les époux ont acquis directement les parts de cette société offshore installée aux BVI, qui appartenait à un ministre bahreïni, Zayed Ben Rachid Al-Zayani. Aux yeux des autorités britanniques, l’immeuble n’a donc pas changé de mains, ce qui leur a permis d’échapper aux frais de mutation normalement réclamés pour toute vente de bien immobilier sur le sol britannique.
Contactée par le Guardian, Cherie Blair n’a pas contesté avoir bénéficié de cette optimisation fiscale agressive, bien que légale. Elle a insisté sur le fait que les conditions de cette vente avaient été fixées par le vendeur.
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Abdallah II, roi de Jordanie
Le roi de Jordanie, Abdallah II, est à la tête d’un véritable empire immobilier jusqu’alors inconnu du public, composé d’au moins quatorze luxueuses résidences au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, estimées à plus de 106 millions de dollars. Pour le construire en toute discrétion, il a fait appel à un comptable britannique, qui a constitué une trentaine de sociétés-écrans aux BVI et au Panama. Sa plus récente acquisition est une villa à Malibu (Californie) qui donne sur la plage.
Tous les documents des « Pandora Papers » confirment l’attachement de l’entourage du roi à la confidentialité de ses affaires immobilières. Jusqu’aux échanges de son gérant de fortune, Andrew Evans, avec les prestataires offshore qui administrent ses sociétés. Dans ces e-mails, Abdallah II est désigné tantôt comme « le bénéficiaire effectif », tantôt comme « vous-savez-qui », mais jamais par son nom. M. Evans a même exigé du prestataire panaméen Alcogal un traitement de faveur, justifié par le caractère « exceptionnellement sensible » de ce client, en ne conservant que des copies papier des documents, pour limiter les risques de fuite. Les documents témoignent également des efforts entrepris par ces intermédiaires pour dissimuler l’identité du roi, aussi bien dans les registres publics que dans les informations transmises aux autorités des BVI.
Sollicité par l’ICIJ, le monarque a fait savoir par ses avocats que ces propriétés avaient été achetées avec ses deniers personnels et que la loi jordanienne l’exemptait de payer des impôts. Il explique que son recours à des structures offshore est justifié par des « raisons légitimes de sécurité et de confidentialité ». Abdallah II a également des raisons plus politiques d’éviter d’étaler sa richesse au grand public : son pays, singulièrement plus pauvre que son voisin saoudien, dépend en grande partie de l’aide financière internationale, qui s’élevait à 3,7 milliards de dollars en 2020.
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Nicos Anastasiades, président chypriote
Elle n’est ni le plus grand ni le plus peuplé des Etats de l’Union européenne. Mais la République de Chypre est sans conteste l’un des pivots de l’argent douteux au sein du continent européen, du fait de l’opacité de son système financier et de sa porosité avec les intérêts russes.
Le président de la République, Nicos Anastasiades, en sait quelque chose. Pendant longtemps, il était à la tête d’un cabinet d’avocats étroitement lié au monde de l’offshore, qui porte toujours son nom : Nicos Chr. Anastasiades & Partners. Si le chef d’Etat a officiellement quitté le cabinet au moment d’accéder à la fonction suprême, en 2013, il y conserve un bureau, et deux de ses filles en sont les associées.
Déjà mis en cause dans le scandale de blanchiment « Troika Laundromat » (« lavomatic Troika »), puis dans une affaire « des visas dorés », le cabinet du président confirme avec les « Pandora Papers » ses liens avec les oligarques russes. En 2015, la firme a ainsi aidé le milliardaire et ancien sénateur Leonid Lebedev à contourner les règles de transparence l’obligeant à se déclarer comme propriétaire de quatre sociétés chypriotes. Le cabinet a aussi rédigé des lettres de référence à Alexander Abramov, un magnat de l’acier proche du Kremlin, quelques jours après son placement sous sanctions américaines. Contacté, son actuel directeur a réfuté toute irrégularité.
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Denis Sassou Nguesso, président congolais
Selon les « Pandora Papers », Denis Sassou Nguesso, a détenu, pendant près de vingt ans, une société offshore aux BVI. Dénommée Inter African Investment Ltd, elle a été enregistrée le 28 août 1998, moins d’un an après le début de sa mandature. Elle était propriétaire d’un compte bancaire dans la branche londonienne de la banque portugaise Espirito Santo.
Aidé par le gérant de fortune suisse FidElite, le président de la République du Congo a d’abord utilisé les services du cabinet panaméen Mossack Fonseca pour structurer son montage offshore, lui permettant de détenir dans le plus grand secret une seconde société, Ecoplan Finance Ltd. Le président a installé sa fille Julienne parmi les directeurs et administrateurs d’Ecoplan. Cette société détenait la majorité des parts de la société congolaise Escom Congo, une entreprise de construction immobilière ayant pignon sur rue, détentrice de droits dans des mines diamantaires. Selon le consortium de journalistes africains Ancir, le chiffre d’affaires annuel de la société serait de 150 millions d’euros. Les sociétés des BVI ont été dissoutes après le scandale des « Panama Papers ». Contacté, le président congolais n’a pas donné suite.
Source : Le Monde
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