ESPAGNE – La mémoire oubliée du Madrid musulman

L’histoire de Madrid a commencé au IXe siècle, lorsque les Omeyyades ont décidé de construire au centre de la péninsule ibérique une ligne de fortifications pour défendre les frontières d’Al-Andalus. En ces temps d’islamophobie, la redécouverte de cet héritage occulté que renferme la capitale espagnole est devenue une nécessité.

Parmi les villas de luxe d’un quartier résidentiel du nord de Madrid se trouve une petite place au nom mystérieux de Maslama. C’est en réalité le seul mémorial de la ville en hommage à celui qui fut pourtant, à une autre époque, le plus célèbre de ses fils : Abou Al-Qassim Maslama « Al-Madjriti », autrement dit « le Madrilène ». Abou Al-Qassim Maslama était un mathématicien, astronome et astrologue, né à Madrid en l’an 338 de l’Hégire (950 de l’ère chrétienne) et mort à Cordoue en 398 (1007). Il était, selon ses contemporains, le scientifique le plus important de son temps. Sa renommée dépassa les frontières d’Al-Andalus pour se répandre également dans l’Europe chrétienne ; pas tant pour sa contribution à la science que pour un manuel de magie qui lui fut attribué à tort, intitulé en arabe Ghayat al-hakim (Le but du sage) et en latin Picatrix.

Dans le Madrid d’aujourd’hui, il est un parfait inconnu, et cela même pour les habitants de la place qui porte son nom. Il est en réalité difficile de trouver de nos jours un répertoire d’illustres Madrilènes antérieurs au saint patron chrétien de la ville, San Isidro (Isidore le Laboureur), né selon la légende à la fin du XIe siècle.

 

Une place forte omeyyade

 

Et pourtant, l’histoire de Madrid commence bien plus tôt, au milieu du IXe siècle, lorsque les émirs omeyyades décidèrent de construire au pied des montagnes qui traversent le centre de la péninsule ibérique une ligne de fortifications pour défendre les frontières d’Al-Andalus et peupler la région. L’une de ces places fortes fut Madrid, appelée Madjrit en arabe, un nom à l’étymologie incertaine et peut-être hybride, comme l’étaient alors la population et la culture d’Al-Andalus.

Madrid fut fondée comme un hisn (château fort), mais très vite les sources historiques ont commencé à s’y référer comme une madina, une ville. Elle devint alors un centre d’attraction pour la population civile, ainsi que la capitale d’une petite région. Le géographe maghrébin Al-Idrissi écrivaitt au XIIe siècle : « Parmi les villes dotées de minbars au pied de ces montagnes se trouve Madjrit, une petite ville et une forteresse puissante et prospère. Elle possédait, à l’époque islamique, une grande mosquée où des sermons étaient régulièrement prononcés ».

Il existe en effet de nombreuses sources arabes mentionnant l’existence et le développement du Madrid islamique. Certaines d’entre elles, comme les écrits d’Al-Idrissi, le font à une époque où la ville n’appartenait plus à Al-Andalus, car conquise et annexée au royaume de Castille à la fin du XIe siècle. Tandis que d’autres sont contemporaines de l’existence de Madjrit l’Andalouse et nous fournissent de nombreuses informations sur la ville : ses territoires, ses gouverneurs, ses oulémas, ses illustres habitants, mais aussi ses enfants qui ont prospéré ailleurs, en Al-Andalus ou même en Orient, et qui étaient alors connus sous le même surnom : « le Madrilène », comme l’astronome Maslama.

En revanche, la seule source chrétienne mentionnant Madrid avant la conquête castillane au XIe siècle est une chronique de l’évêque Sampiro de León dans laquelle il raconte comment le roi Ramiro II des Asturies, dans l’une de ses expéditions contre le pays des « Chaldéens » (une façon de désigner les musulmans) attaqua et détruisit les murs de « la ville qu’ils appellent Magerit ». « Magerit » était la manière latine et castillane médiévale de transcrire l’arabe « Madjrit », origine du nom actuel de la ville.

Madrid est donc la seule capitale européenne dont l’origine est musulmane. En fait, elle est même encore plus ancienne que de nombreuses et importantes villes arabes actuelles. Pendant les deux premiers siècles et demi de son existence, elle était située à l’extrême nord du monde musulman classique, qui s’étendait à cette période du fleuve Duero au désert du Sahara et de l’Atlantique jusqu’aux frontières de la Chine.

 

La conquête chrétienne de la ville

 

Après sa conquête par le roi Alphonse VI de León et de Castille vers l’an 1085, la ville conserva pendant plus de 400 ans une minorité musulmane qui dominait la forge et les travaux publics et entretenait de bonnes relations avec les autorités et la majorité chrétienne. Ce furent les « Rois catholiques » Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon qui décidèrent de mettre fin à la diversité religieuse qui avait caractérisé la péninsule ibérique au cours des siècles médiévaux. Cette diversité était étrangère à l’État moderne qu’ils s’apprêtaient à construire ainsi qu’à leurs nouveaux alliés européens.

Antoine de Lalaing, qui accompagna leur gendre Philippe de Habsbourg lors de son premier voyage en Castille, raconte que le prince fut ébahi « de la multitude de blancs maures habitant les Espagnes »1Maure (moro) étant la façon traditionnelle espagnole de désigner les musulmans — et qu’il conseilla à la reine Isabelle de mettre fin à cette monstruosité, ce qu’elle fit pour lui complaire.

Les musulmans de Madrid, comme ceux de toute la Castille, ont ainsi dû se convertir au christianisme en 1502 et changer leurs noms à consonance arabe en noms castillans. Malgré cela, ils continuèrent à survivre pendant l’Inquisition et lorsque la Couronne décida finalement un siècle plus tard d’expulser tous les « Morisques » — descendants de ces musulmans convertis — de ses royaumes, elle ne put le faire à Madrid, car il n’y avait aucun moyen de les trouver. « Ils ont beaucoup de gens pour les aider et les couvrir », déplorèrent les responsables de cette expulsion, qui cherchaient à extirper les derniers vestiges d’Al-Andalus.

 

Un héritage historique falsifié

 

Pour comprendre pourquoi aujourd’hui la plupart des Madrilènes ignorent presque tout du passé musulman de la ville, il faut remonter à l’empereur Philippe II, petit-fils de celui qui méprisait les « Maures », et qui décida en 1561 de faire de Madrid la capitale de son empire.

 

 

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Daniel Gil-Benumeya

Coordinateur scientifique du Centro de Estudios del Madrid Islámico (CEMI) et professeur d’études arabes et islamiques

 

 

 

 

 

Source : Orientxxi.info (France)

 

 

 

 

 

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