Censure – Au Nigeria, la suspension de Twitter fait le bonheur du président, le malheur des entreprises

Le secteur des start-up nigérianes est le plus prometteur d’Afrique, mais le bras de fer entre le pays et le réseau social lui porte un coup rude, explique The Continent.

 

Le plus grand événement dans le monde des start-up africaines en 2020 a été l’acquisition de Paystack, un système de paiement électronique lancé à Lagos en 2015 par la société américaine Stripe. Estimée à 200 millions de dollars, la transaction était à marquer d’une pierre blanche pour la communauté numérique en pleine expansion du Nigeria.

Les investisseurs locaux et étrangers se livrent depuis à une chasse à d’autres Paystack. Ils ont peur de passer à côté de quelque chose. La pénétration du haut débit est passée de moins de 20 % il y a cinq ans à plus de 40 % depuis mai 2020, et le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) est celui qui connaît la plus forte croissance dans le pays, 6,31 % au premier trimestre 2021. Tout ceci, plus le fait que 81 % des Nigérians adultes possèdent un téléphone portable, incite les investisseurs à faire encore plus de chèques de millions de dollars. Les entreprises du numérique n’ont jamais suscité autant d’appétit ni joui d’autant de tolérance dans ce pays, le plus peuplé d’Afrique.

Dissuasion du pouvoir

 

Cette explosion d’énergie et d’innovation se heurte cependant à un ennemi familier : le gouvernement. [Le 4 juin], les autorités fédérales ont suspendu Twitter – l’un des plus grands réseaux sociaux du monde – parce que l’entreprise avait supprimé un tweet du compte du président Muhammadu Buhari, estimant qu’il constituait une menace de violence [le président nigérian, ancien militaire ayant combattu au Biafra durant la guerre à la fin des années 1960, a menacé les indépendantistes biafrais : “Beaucoup de ceux qui se comportent mal aujourd’hui sont trop jeunes pour être conscients de la destruction et des pertes de vies qui ont eu lieu pendant la guerre civile du Nigeria. Ceux d’entre nous qui sont restés sur le terrain pendant trente mois et qui ont traversé la guerre vont les traiter en usant d’une langue qu’ils comprennent”, a-t-il tweeté]. Les médias [audiovisuels] ont reçu l’ordre de supprimer leur compte et les citoyens ordinaires ont interdiction d’utiliser le réseau sous peine d’arrestation.

La suspension de Twitter survient après un autre choc important pour le secteur numérique : il y a six mois seulement, la banque centrale du Nigeria avait ordonné aux banques de ne plus autoriser les transactions en cryptomonnaie. Soudain, le Nigeria était en train de perdre tout intérêt pour les investisseurs du numérique. “Le fait est que le risque réglementaire était notre principale préoccupation depuis un moment”, nous confie Tokunboh Ishmael, ancienne présidente du conseil d’administration de l’Africa Venture Capital Association [Association africaine des sociétés de capital-risque]. Alitheia Capital, la société d’investissement dont elle est cofondatrice, a contribué au financement de start-up nigérianes. Dans chaque cas, “le risque réglementaire constituait un facteur élevé dans notre calcul des risques.” Les start-up vont donc devoir proposer aux investisseurs un retour sur investissement plus élevé que celles présentes sur des marchés plus stables, déclare-t-elle.

Twitter suspendu, les entreprises du numérique n’auront pas seulement du mal à trouver des fonds, certaines d’entre elles auront aussi du mal à fonctionner. Avec ses 2 millions d’utilisateurs, Twitter constitue une plateforme importante pour les entreprises au Nigeria. Eloho Omame est la fondatrice et PDG d’Endeavor Nigeria [une entreprise qui aide les start-up à se développer] et a récemment cofondé FirstCheck Africa, un investisseur providentiel qui propose 25 000 dollars [21 000 euros] aux start-up axées sur les femmes pour démarrer. Twitter “était un point de contact essentiel” avec les treize start-up que finance la société, confie-t-elle.

 

Le prix à payer

 

FirstCheck Africa a besoin d’une plateforme pour se faire connaître et attirer les femmes susceptibles d’être les futures grandes réussites africaines. “Une partie loin d’être insignifiante de nos canaux d’investissement repose sur le fait d’être joignable sur Twitter et une grande partie de notre recrutement se fait par l’intermédiaire de Twitter. La suspension a mis fin à tout ça. Aucune des alternatives n’est aussi efficace”, ajoute-t-elle.

Twitter était devenu un service clientèle pour les nouvelles start-up qui voulaient être légères et flexibles. Le succès de Piggyvest, une application d’épargne qui est passée de 0 à 450 utilisateurs en un an, s’explique en partie par le fait qu’elle n’a pratiquement rien dépensé en marketing, elle a juste compté sur Twitter pour trouver des clients. La banque numérique Fairmoney a proposé par courriel un numéro de téléphone, un courriel et une page Facebook comme autres vecteurs de service clientèle. La Bourse en ligne Rise Vest a proposé entre autres de passer par Instagram. Henry Mascot, le fondateur de Curacel, une société qui vend des solutions de détection des fraudes aux compagnies d’assurances, confie avoir dû recruter une équipe hors du Nigeria pour gérer leur flux Twitter. Ce qui veut dire plus de dépenses.

D’après Mascot, il est trop tôt pour connaître l’impact de la suspension de Twitter. Les investisseurs qui ont permis à Curacel de récolter 450 000 dollars [380 000 euros] en mars sont partants pour le long terme mais Mascot s’inquiète du message que la décision des autorités fait passer aux investisseurs dans leur ensemble. Tayo Oviosu est pour sa part optimiste. D’après lui, les investisseurs considéreront la suspension de Twitter comme un cas isolé et ne seront pas dissuadés de se lancer sur le marché nigérian. Victor Basta, de Magister Advisor, qui a accompagné des contrats de millions de dollars en Afrique, juge négative cette suspension mais ne s’attend pas à ce qu’elle ait des conséquences sur la collecte de fonds. “Nous avons plusieurs contrats en cours avec des sociétés nigérianes et nous ne constatons pas de contrecoup”, déclare-t-il.

Entrepreneurs et investisseurs reconnaissent cependant que ces décisions arbitraires répétées envoient un mauvais signal aux personnes qui pensent investir leur capital dans des start-up nigérianes. “Un gouvernement qui est en permanence hostile aux nouvelles technologies envoie le message que son économie n’est pas une destination très crédible pour des investissements en temps et en argent axés sur l’avenir, déclare Eloho Omame. Nous sommes en concurrence pour les talents et le capital dans le monde entier et nous voilà encore plus en position de faiblesse.”

Alexander Onukwue
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Source : Courrier international
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