
Le mot est presque passé inaperçu, mais fin mai 2021, Jean-Yves Le Drian a mis en garde contre “un risque fort d’apartheid” en Israël. Le ministre des Affaires étrangères n’a certes pas dénoncé une situation d’apartheid, mais plutôt mobilisé le terme pour rappeler la nécessité d’une solution à deux Etats. Cela reste donc un bon cran en deçà de la manière dont Jimmy Carter avait repris à son compte le terme en 2006, avec ce livre au titre provocateur : Palestine – Peace, not apartheid. Le démocrate, ancien Président des Etats-Unis, s’était alors fait passablement tirer dessus jusque dans sa famille politique. Le monde démocrate n’était pas prêt.
En quinze ans, le terme a fait plus que faire du chemin. Il a gagné du terrain. Aux Etats-Unis, très certainement, et sans doute aussi, dans une moindre mesure, en France, puisqu’on le retrouve dans les propos du chef de la diplomatie où l’on imagine bien que cet usage ne tient pas de l’improvisation. Lorsque Carter avait publié son livre, il fallait d’abord comprendre la trajectoire de ce mot provocateur comme une balistique de longue distance. Qui prolongeait au fond l’agenda de ce qu’on appelle en Israël “le camp de la paix”, à qui Samy Cohen, que vous pouvez réécouter dans cette archive de “Dimanche et après” en 2016, avait consacré une vaste enquête, décrivant un écosystème qui avait été en pleine vitalité dans les années 80 et se trouvait désormais en quête de souffle et en même temps de mégaphone.
Le livre de Jimmy Carter, qui juchait l’apartheid dans le sous-titre, lui en fournissait un. A l’époque, il avait déclenché la colère de nombreuses organisations juives américaines, et des pétitions avaient fleuri pour dénoncer précisément l’usage du mot apartheid pour décrire la condition faite aux Palestiniens. Et l’ex-Président de renchérir en mettant à profit la polémique pour dénoncer le climat d’”intimidation” aux Etats-Unis dès lors que les critiques à l’égard de la politique israélienne faisaient l’objet d’une chape de plomb et d’un tabou opiniâtre, dans le monde politique comme dans les médias.
« Si le superviseur de Biden ne peut pas tenir tête à un allié, qui peut lui tenir tête ? »



Quinze ans ont passé et cette année, c’est la démocrate Rashida Tlaib, seule élue d’origine palestinienne au Congrès, qui a interpellé Joe Biden, accusant les chefs de file démocrates de cécité tandis que les morts s’accumulaient dans les bombardements sur Gaza. Mais cette élue à la voix hétérodoxe dans l’histoire du parti démocrate n’avançait plus aussi seule. Mi-mai 2021, une semaine avant la sortie de Jean-Yves Le Drian, l’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez publiait à son tour une salve sur twitter. D’abord ceci :
« Les pays de l’apartheid ne sont pas des démocraties. »

Apartheid vs démocratie
Plus audible, Alexandria Ocasio-Cortez donnait ce jour-là une visibilité nouvelle au terme. Douze heures plus tard, toujours sur twitter, la même phrase tournait, reprise ici ou là :
Les pays de l’apartheid ne sont pas des démocraties.
La presse française a modérément relayé ces échanges qui traversent la famille démocrate, et la reconfigurent en partie en termes d’alliance avec Israël. Mais qui divisent aussi les médias américains, où l’usage du mot fait moins polémique désormais, et se dissémine davantage. Entre-temps, des ONG l’ont endossé aussi, en multipliant les prises de position et des conférences de presse. La balistique a ainsi changé d’échelle, et les occurrences dans le débat public aux Etats-Unis en montrent la trace. Ce fut le cas, au mois d’avril 2021, de Human Rights Watch (HRW). C’était la toute première fois qu’une grande ONG internationale mobilisait le terme, l’assumait, et faisait au passage de la pédagogie militante pour expliciter son choix.
Le titre du rapport publié alors par l’organisation de défense des droits de l’homme est révélateur : « Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution ». Vous le trouverez en anglais, et en intégral, ici, ou alors, résumé en français, là. L’idée de “seuil” permet bien de comprendre ce pas qui fut aussi lexical, lorsque l’ONG a délibérément décidé de faire sien le mot “apartheid”… quelques jours avant le déclenchement des affrontements à Gaza qui ont tué plus de 250 personnes et en ont blessé 2000 autres entre le 10 et le 21 mai. « Domination délibérée », « oppression systématique », « persécutions » : dans ce document du 27 avril 2021, il s’agit pour l’ONG d’approcher le sort des Palestiniens depuis leur statut. Et de pointer combien la politique du gouvernement israélien “privilégie méthodiquement les Israéliens juifs tout en réprimant les Palestiniens, d’une manière particulièrement sévère dans le territoire occupé”, alors qu’entre le Jourdain et la mer Méditerranée, les deux groupes de population sont à peu près égaux en taille – mais pas en droits. Le jour de la présentation de ce rapport centré sur une réalité labelisée comme apartheid, Kenneth Roth, le directeur exécutif de Human Rights Watch annonçait :
Cette étude détaillée révèle que les autorités israéliennes ont déjà franchi ce seuil et commettent aujourd’hui les crimes contre l’humanité d’apartheid et de persécution.
Mais il déclarait aussi ceci, qui éclaire la trajectoire du mot :
Depuis des années, des voix éminentes ont averti du risque d’apartheid si la domination d’Israël sur les Palestiniens se poursuivait.
En faisant sien le mot, quatre mois après une autre ONG, qui, elle, est basée en Israël, et qui s’appelle B’Tselem, c’est à une vieille question aussi lexicale que politique que HRW donnait explicitement un écho. Car oui : depuis des années, des intellectuels et quelques politiques parlent bien d’apartheid. C’est un ouvrage antisioniste de 1987 qui apparaît avoir mobilisé, le premier, ce terme qui signifie “séparation” en afrikaans. Et qui fut d’abord forgé pour saisir le régime juridique raciste de l’Afrique du Sud. C’est-à-dire une ségrégation assumée non seulement en droit, mais aussi comme doctrine politique, puisque l’idée d’apartheid, et avec elle tout ce qu’elle charriait d’existences séparées, servait de colonne vertébrale au National Party aux élections sud-africaine de 1948. C’est la victoire de ce parti dirigé par un pasteur calviniste qui verrouillera la ségrégation. Pour quatre décennies, et moyennant une certaine sophistication : la population est non seulement ventilée en quatre catégories principales (les Blancs, les Indiens, les Métis, et les Noirs), mais territorialement déterminée : aux Blancs, les villes, aux autres, les ghettos. Mais la population est aussi sans cesse classée selon le niveau de contacts entre Blancs et non-Blancs, avec une gradation entre des frontières plus ou moins imperméables.
Les bantoustans comme un détour sémantique
C’est donc à ce régime qui s’achèvera officiellement le 30 juin 1991 que Uri Davis comparait Israël dès 1987. L’auteur se définit lui-même comme « un Hébreu palestinien antisioniste, d’origine juive ». Activiste des droits de l’homme et universitaire de métier, il avait rejoint l’organisation palestinienne du Fatah depuis trois ans lorsqu’il publiait cette année-là Israël : An Apartheid State. Qui reste un jalon important dans le combat antisioniste. D’autres le reprendront à leur compte, mais plus tard. En France, on peut en suivre la trace en feuilletant par exemple les archives des tribunes publiées dans le journal Le Monde. Qui montrent par exemple que le sociologue Alain Joxe écrit en avril 1995 un texte intitulé :
Le mot “bantoustan” est une évocation immédiate de l’Afrique du Sud : il s’agit de ces territoires réservés aux Noirs dans le cadre de la politique de regroupement forcé en fonction de leur origine tribale et de leur langue, mise en place par Johannesburg – on appelait ça “le grand apartheid”.
Six ans plus tard, c’est François Maspero qui publie, toujours dans Le Monde, le 28 décembre 2001, cette tribune : “La Palestine à l’heure de l’apartheid”. La position publique de cette poignée d’intellectuels à Paris ne tient ni de l’avant-garde ni vraiment d’un cavalier seul à l’échelle internationale : la même année, Noam Chomsky préfaçait un livre publié à Londres par les éditions Verso, justement intitulé The New Intifada. Resisting Israel’s Apartheid. En fait, un ouvrage collectif sous la direction de Roane Carey, rédacteur en chef de The Nation, un média basé à New York qui se définit comme progressiste, tenace, ouvert aux commentaires provocateurs, et se réclame de fondateurs abolitionnistes en 1865 – et qui compte une rubrique « Palestine » à côté de celle consacrée au changement climatique.
Trois ans plus tard, le même Chomsky publiait encore “A wall as a weapon”, dans le New York Times du 23 février 2004. Le mot « apartheid » n’y figure pas, mais la référence à l’Afrique du Sud et aux bantoustans, oui. En français aussi, la métaphore du bantoustan continuera de voyager, accolée à la Palestine, tandis que la situation se dégrade, et que le monde des accords d’Oslo paraît enseveli. Cache-sexe pudique pour éviter le mot “apartheid” ? Le bantoustan charrie pourtant la même image puissante, alors que plusieurs textes paraissent au même moment pour expliquer à ceux qui font leur l’idée d’un apartheid israélien qu’il versent dans le contresens et la démagogie sémantique.
En 2012, le bantoustan de Palestine revenait dans un titre du Monde. Mais cette fois, pour rehausser un texte signé par un journaliste, Laurent Zecchini, correspondant du quotidien en poste à Jérusalem… et publié dans les pages “Opinion” du journal. A l’époque, il annonçait les revers du Fatah en train d’être dépassé par le Hamas en Cisjordanie, et nommait Benyamin Netanyahou “l’apprenti sorcier”. Mais il n’évoquait pas frontalement la discrimination systématique des Palestiniens, et les pratiques ségrégationnistes que pourtant charriait l’image du bantoustan. Neuf ans plus tard, c’est désormais le ministre des Affaires étrangères français qui envisage l’apartheid en train se faire – et qui le dit.
Chloé Leprince
Source : France Culture
Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source www.kassataya.com