Digital Africa, l’échec d’un projet censé « réinventer les relations entre l’Afrique et la France »

Cette initiative, portée par Emmanuel Macron et censée accompagner les start-up du continent, a implosé, minée par les divergences entre ses partenaires.

La promesse était belle. Peut-être trop. Depuis la fin de 2018, des spécialistes africains et français du numérique se sont alliés pour « servir la tech » en Afrique. Cette association appelée « Digital Africa » – et financée par l’Agence française de développement (AFD) – s’était donné comme ambition d’« identifier les start-up africaines les plus prometteuses » et d’« [accompagner] leur croissance », comme l’avait expliqué Emmanuel Macron dans son discours prononcé à Ouagadougou (Burkina Faso), en novembre 2017.

Mais, trois ans et demi plus tard, « le projet a fait pschitt », se désole Karim Sy, ancien président de Digital Africa. Ces derniers mois, l’association a connu une violente crise de gouvernance qui a poussé l’AFD, au début de mai, à la reprendre en main. Aujourd’hui, plus aucun Africain n’est représenté au sein du conseil d’administration. Que s’est-il passé ?

A l’origine, l’idée d’accompagner les start-up du continent a émergé au sein du Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) – structure mise en place par M. Macron, après son élection, pour nourrir sa politique africaine –, selon le Franco-Malien Karim Sy, lui-même membre du CPA.

Ce quadragénaire, geek dans l’âme, fondateur à Dakar du réseau d’incubateurs et d’espaces de travail partagés Jokkolabs, se rappelle à quel point ce projet avait enthousiasmé le chef de l’Etat français. « Il le portait et en parlait à chaque déplacement en Afrique », se souvient-il. En mai 2018, à Paris, lors du forum Viva Technology, le président de la République annonce même une dotation de 65 millions d’euros allouée à Digital Africa. Le projet est d’apporter, entre autres, à des jeunes pousses innovantes de l’expertise et des financements, pour des « tickets » entre 30 000 et 50 000 euros.

Un outil de soft power

 

M. Macron voit dans ce soutien un outil de soft power, alors que, jusque-là, la France « ne compte pas » dans la sphère numérique africaine, assure Rebecca Enonchong, qui a siégé au conseil d’administration de l’association. Cette Camerounaise, fondatrice d’AppsTech, une société spécialisée dans les logiciels de gestion d’entreprise, et très influente dans le monde de la tech en Afrique, a cru en Digital Africa. « Parce que c’était un nouveau partenariat, souligne-t-elle. Une cassure avec cette histoire de “Françafrique”. Ce n’était pas encore un projet destiné aux anciennes colonies avec du paternalisme. »

Cette dernière et M. Sy affirment s’être fait traiter de « vendus », de « traîtres », de « nègres de maison » par leur « communauté » pour avoir accepté de fonder Digital Africa avec des partenaires français comme l’AFD ou La Ferme digitale. « On nous disait qu’il ne fallait pas croire les Français, mais nous étions tous sur un pied d’égalité dans cette association, se remémore Mme Enonchong. Oui, c’était un nouveau départ. »

Trois places sur les sept que compte le conseil d’administration sont réservées aux Africains. En novembre 2018, M. Sy est désigné pour présider l’association. Pourtant, se souvient-il, le démarrage est poussif et très vite, selon lui, des divergences apparaissent : des oppositions avec l’AFD sur la politique à mener, le choix des entreprises à accompagner, la mise en place de la plate-forme censée « mettre en réseau les entrepreneurs et les écosystèmes ». Ou encore sur l’argent à dépenser, notamment pour la rémunération des salariés qui atteint un niveau « choquant pour une petite association », affirme-t-il. « J’ai refusé de signer tous les budgets. »

La crise s’aggrave lorsque l’association recrute, en mars 2020, la directrice exécutive, Stéphan-Eloïse Gras. « Ce n’était pas une question de personne, mais nous n’étions pas impliqués dans les recrutements, cela m’a surpris, argue Mme Enonchong. Karim a été contraint de l’embaucher. »

Problèmes de gouvernance

 

Les problèmes de gouvernance au sein de Digital Africa remontent jusqu’à Franck Paris, conseiller Afrique du président de la République, et divisent les dix partenaires fondateurs de l’association. Dans ce climat toxique, M. Sy finit par démissionner en juin 2020. Mais les tensions perdurent avec l’élection du Sud-Africain Kizito Okechukwu, président par intérim. Lui aussi dénonce aujourd’hui « un manque de respect pour la gouvernance » et un déficit « de transparence et de visibilité sur ce qui se passait dans l’association ».

Bon an mal an, le travail continue. Officiellement, Digital Africa se prévaut sur son site d’une communauté de 6 000 entrepreneurs africains. Quinze millions euros ont été mis à disposition de l’association pour soutenir de jeunes entreprises, douze start-up ont bénéficié de prêts de 150 000 à 500 000 euros. En coulisses, les relations s’enveniment entre les membres africains du conseil d’administration et l’AFD. A tel point qu’une dissolution de l’association est envisagée au début de 2021. M. Okechukwu prend deux avocats pour le conseiller sur les implications d’une telle action. Les salariés s’en plaignent, à commencer par la directrice exécutive. « Les avocats me mettent en demeure de faire des entretiens filmés pour parler de la dissolution », raconte Mme Gras, qui dénonce des attaques personnelles.

L’AFD y voit du « harcèlement » et constate une « dégradation des conditions de travail ». « Notre priorité a été la protection des salariés. Tous ont émis un droit d’alerte faisant état d’une grande souffrance au travail », explique Bertrand Walckenaer, son directeur général délégué. « Les avocats ne les ont pas menacés », se défend de son côté M. Okechukwu.

Quoi qu’il en soit, les douze salariés de l’association sont mis en arrêt maladie. « Un certain nombre de lignes rouges ont été franchies », argue M. Walckenaer, décrivant une situation « inacceptable ». Des salariés ont fait état de leur stress, de problèmes de burn-out et ont évoqué « l’incompétence » de certains administrateurs, voire leur penchant à vouloir financer leur propre réseau à travers Digital Africa. Y a-t-il eu un risque de conflit d’intérêts ? « La question s’est posée », affirme M. Walckenaer, sans en dire plus. Des accusations que récuse M. Sy, tout en regrettant « qu’on n’ait jamais réussi à dépasser les méfiances et les scories du passé ».

« Ils vont aller chercher de bons Africains »

 

M. Okechukwu a démissionné à la fin d’avril. Dans la foulée, l’AFD a recentré le conseil d’administration autour d’elle. Pour le moment, plus aucun représentant africain n’y siège. « Quelle image de bonne gouvernance envoyons-nous aux Africains, aux Français et aux instances internationales, avec un board totalement contrôlé par l’AFD ? , s’indigne Fatoumata Niang Niox, qui était encore récemment administratrice. L’association a été mise en place pour réinventer les relations entre l’Afrique et la France, non pas pour continuer à ressentir l’imposition dans les décisions. »

M. Walckenaer refuse de parler d’un « clivage Français contre Africains » au sein de l’association. « Mais ils ont estimé que le problème c’était nous. Ils nous ont débarqués et vont aller chercher de bons Africains », soutient Mme Enonchong. Le directeur délégué de l’AFD rappelle, pour sa part, que l’assemblée générale – qui prend les décisions – est toujours composée des membres fondateurs africains et que la moitié du personnel de l’association est issue ou originaire du continent.

« Un jour à l’Elysée, un conseiller m’avait dit que le projet Digital Africa était trop ambitieux, se rappelle M. Sy. Je n’avais alors pas compris qu’il me disait que ça ne marcherait pas. »

 

Mustapha Kessous

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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