« Les questions économiques sont au cœur du conflit de “valeurs” entre la Chine et les Etats-Unis »

Dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde », revient sur la difficulté, pour les Occidentaux, d’aborder le sujet des droits de l’homme avec la Chine, une puissance commerciale avec laquelle les dépendances sont multiples.

Chronique. La défense des droits de l’homme sur la scène internationale peut avoir un coût économique. Un tantinet grossière et brutale, certains diront cynique, cette réalité est trop rarement discutée. Qui oserait opposer chiffre d’affaires et dénonciation de la torture ? Maintien de l’emploi et défense d’une minorité martyrisée ?

La lutte pour les principes qui fondent les démocraties libérales, et qu’elles jugent universels, ne devrait pas s’embarrasser de ces questions. Et pourtant, si déplaisantes qu’elles puissent être, lesdites questions sont au cœur du conflit entre la Chine et les Etats-Unis. Elles donnent même toute son originalité à la bataille qui oppose Pékin et Washington pour la prépondérance mondiale.

L’Amérique de Joe Biden parle à nouveau droits de l’homme. Elle entend promouvoir la démocratie, elle veut dénoncer les atteintes aux libertés politiques. Elle réhabilite la composante « valeurs » de la diplomatie américaine, et c’est une bonne chose. Cette partition, Donald Trump l’avait enterrée – à la fois par affection personnelle pour les dictateurs et parce qu’il ne voyait pas au nom de quoi les Etats-Unis donneraient des leçons à qui que ce soit.

On peut saluer le retour de cette « diplomatie des valeurs », mais à condition d’admettre qu’elle est plus difficile que jamais à mettre en pratique, tout particulièrement dans la relation avec la Chine. En l’espèce, la comparaison avec la période de la guerre froide, celle qui opposa le camp occidental à l’Union soviétique, ne nous apprend rien. C’était un conflit où les deux parties opposées n’entretenaient pas de relations économiques – situation qui rend l’adversité plus simple.

Expansionnisme agressif

 

Entre la Russie soviétique et les Etats-Unis, les transactions commerciales se montaient à quelque 2 milliards de dollars par an. Aujourd’hui, entre la Chine et les Etats-Unis, c’est 2 milliards de dollars par jour. Entre les deux premières économies du monde, le poids des échanges commerciaux, même en période de guerre tarifaire, est un élément que, dans leur adversité stratégique, ni Pékin ni Washington ne peuvent ignorer.

Face à l’expansionnisme agressif de Pékin en Asie, les Etats-Unis s’appuient sur leurs alliés traditionnels. Mais ceux-là, qu’il s’agisse du Japon, de la Corée du Sud ou de l’Australie, ont en même temps la Chine pour principal partenaire économique. Situation qui modère les enthousiasmes militants.

Pékin réplique aujourd’hui aux sanctions prises par Washington et certains Européens au nom de la défense des Ouïgours. Le Parti communiste chinois (PCC) organise le boycottage de la grande firme suédoise de prêt-à-porter H&M (400 magasins en Chine). Motif : H&M délaisserait le coton du Xinjiang – soupçonnant qu’il puisse être associé au travail forcé. Rien de nouveau ici. Comme les Etats-Unis, la Chine n’a jamais hésité à user de l’arme économique à des fins politiques.

L’immensité du marché chinois est un instrument de pression sans pareil, sur lequel vient buter la « diplomatie des valeurs ». Dans la bataille avec la Chine, les rapports de force ne relèvent plus seulement du « combien de divisions », mais se calculent aussi en parts de marché et en nombre d’emplois afférents. Le degré de dépendance à la Chine d’un pays est inversement proportionnel à son niveau d’imbrication dans l’économie chinoise. Des pans entiers des économies occidentales sont concernés.

Interdépendance

 

Dans Les Echos (31 mars), notre consœur Sabine Delanglade pointe cette évolution : « D’ici à 2025, peut-être même 2022, un acheteur de produits de luxe sur deux sur la planète sera Chinois. » L’avenir du luxe français – et les emplois qu’il représente en France – est assuré, dit Delanglade. Sauf en cas de conflit politique entre Paris et Pékin.

L’élégant bobo à conscience « écolo » au volant de sa Tesla condamne sûrement les atteintes aux droits de l’homme en Chine. Seulement voilà, l’usine d’Elon Musk à Shanghaï va devenir le plus grand centre de production de Tesla au monde – usine dont le financement a été négocié par son génial inventeur avec des banques chinoises.

En principe concurrent du chinois Huawei pour l’installation de la 5G, le suédois Ericsson n’en plaide pas moins la cause de son rival. Il ne faut surtout pas exclure Huawei des marchés occidentaux pour des motifs de sécurité, supplie la firme scandinave. Motif : Pékin menace de se retourner contre Ericsson qui possède une immense usine en Chine, rapporte le Wall Street Journal. Le maintien des emplois « à la maison » dépend de ceux qui sont « là-bas ».

L’arme des sanctions trouve ses limites dans l’interdépendance entre les protagonistes. Les entreprises occidentales installées en Chine sont entre deux feux. Si elles se conforment aux principes auxquels elles disent adhérer – par exemple, en délaissant le coton du Xinjiang –, elles s’exposent aux représailles de Pékin. Mais si elles donnent la priorité à leur marché chinois, en se taisant sur le Xinjiang, explique George Marcus dans le Financial Times, elles « dégradent leur image dans leur pays d’origine ».

L’affaire n’est pas à sens unique. Après tout, l’Europe est le premier débouché commercial des Chinois : cela donne aussi du répondant. Il en va de même pour les Etats-Unis, qui absorbent une part importante des exportations chinoises. Sans parler de la complexité de chaînes de fabrication installées de part et d’autre ni même de la dépendance extrême de la Chine au reste du monde dans le domaine essentiel des semi-conducteurs.

Le seul fait de dire les choses a souvent plus d’impact qu’on ne l’imagine. La perception de la Chine est plus négative que jamais. Difficile à manier, un temps portée par une école néoconservatrice qui l’a dénaturée ici et là, la « diplomatie des valeurs » n’est pas une cause perdue d’avance.

Alain Frachon

(Editorialiste)

Source : Le Monde (Le 08 avril 2021)

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