Gambie : un nouveau pas vers la justice pour les crimes du régime de Yahya Jammeh

La Commission vérité et réconciliation continue d’examiner les épisodes les plus tragiques commis sous l’ancien autocrate, au pouvoir de 1994 à 2017.

La lumière continue de se faire sur les exactions du régime de l’ancien autocrate gambien Yahya Jammeh (1994-2017). Ces dernières semaines, les témoignages livrés devant la Commission vérité et réconciliation, l’instance chargée d’examiner l’ensemble des crimes de la dictature, ont permis d’en savoir plus sur l’un des épisodes les plus tragiques de cette période : le massacre présumé, en 2005, d’une cinquantaine de migrants africains clandestins à destination de l’Europe, par des soldats gambiens. Une nouvelle illustration des violences ayant marqué les années de Yahya Jammeh, qui vit aujourd’hui en exil doré en Guinée équatoriale depuis qu’il a été défait dans les urnes en 2017.

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Du 24 février au 11 mars, plusieurs témoins, anciens policiers et rescapés, ont raconté le drame qui a débuté le soir du 22 juillet 2005, lorsque une cinquantaine de migrants se sont fait arrêter sur la plage de la ville côtière de Barra, puis transférer à Banjul, la capitale, sur un bâtiment de la marine nationale. Parmi eux, Martin Kyere, seul survivant connu à pouvoir s’exprimer devant la Commission. « Les soldats ont commencé à nous battre dans le navire, a-t-il détaillé. On a pensé qu’ils allaient nous mettre à la mer. »

Les hommes sont séparés et frappés pendant près d’une semaine. Au dernier jour, ils sont attachés quatre à quatre avec un câble souple et poussés dans un camion. Le pick-up s’enfonce dans la forêt en direction du Sénégal. Martin Kyere parvient à desserrer ses liens. « Les Ghanéens autour de moi m’ont dit : “Go”… Ils m’ont dit : “C’est Dieu, va et dis comment Yahya Jammeh nous traite”. Mais un autre m’a dit : “Si tu y vas, ils vont nous tuer.” »

 

Ils devaient « tous être exécutés »

 

A ce moment de son récit, accessible sur Internet, le jeune homme s’effondre. « Ils ont essayé de me donner un message… Oh mon Dieu ! » sanglote-t-il. « Si tu as le temps, va voir ma femme et mes enfants », lui dit l’un d’eux. Martin Kyere saute du camion et parvient à fuir.

Certains détails sur le déroulé du massacre restent flous. Mais devant la même Commission en 2019, Omar Jallow, l’un des membres des junglers – des unités spéciales attachées à l’ancien dictateur – avait affirmé que « l’ordre de Jammeh » était qu’ils devaient « tous être exécutés ».

 

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Début mars, l’ancien ministre de l’intérieur de Gambie, Baboucarr Jatta, admettait « une exécution d’Etat, conduite par des soldats du palais » présidentiel. En 2018, Human Rights Watch et Trial avaient enquêté sur le drame et auditionné une trentaine d’anciens membres du régime. Pour les deux ONG, « l’ancien président est impliqué dans le meurtre des 59 migrants ».

La Commission vérité et réconciliation publiera ses recommandations début juillet. Le gouvernement aura six mois pour y donner suite. Six mois pendant lesquels la Gambie vivra au rythme de la campagne présidentielle, dont le scrutin est prévu en décembre. La société civile compte déjà faire « des recommandations de la Commission l’un des enjeux de la campagne électorale », explique Reed Brody.

 

Création d’un tribunal spécial régional ?

 

« Nous demanderons aux candidats de prendre position sur les suites qu’ils entendent donner », précise le chasseur de dictateur, à l’origine du procès contre l’ex-président du Tchad Hissène Habré, condamné en 2016 à Dakar, devant un tribunal créé à la demande de l’Union africaine et formé de juges du continent.

« L’affaire des migrants devrait rassembler les Etats de la région », espère Reed Brody. Ghana, Sénégal, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Nigeria, Liberia et Gambie, dont les ressortissants rêvaient d’atteindre l’Europe, devraient « soutenir une enquête pénale et, le cas échéant, la poursuite de Jammeh et d’autres responsables », pour les crimes du régime. Certains plaident pour la création d’un tribunal spécial régional qui faciliterait l’extradition de l’ancien chef d’Etat, retranché en Guinée équatoriale.

 

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En attendant, trois Gambiens devront désormais répondre de ces crimes devant des tribunaux étrangers, dont Osman Sonko, ministre de l’intérieur de 2006 à 2016, et incarcéré en Suisse. Parmi eux également, l’ex-soldat gambien Bai Lowe, arrêté le 16 mars à Hanovre en Allemagne. En 2013, il s’était exprimé sur les basses œuvres du régime Jammeh dans une interview en wolof à Radio Freedom, une antenne de la diaspora. Il y racontait les exactions qui lui valent aujourd’hui d’être suspecté de crimes contre l’humanité, meurtre et tentative de meurtre commis entre 2003 et 2006.

Cet ancien chauffeur au sein des junglers est notamment soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat par balles, le 16 décembre 2004, du journaliste gambien Deyda Hydara, correspondant de l’AFP.

 

 

Stéphanie Maupas

(La Haye, correspondance)

 

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

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