Tous esclavagistes !

Lorsque les Français mettent pied en Amérique, ils arrivent sur un continent esclavagiste. Des nations autochtones leur offrent en cadeau un bien précieux : un esclave capturé lors d’une bataille contre une nation ennemie. Les récits glacent le sang. Ces malheureux sont maltraités, torturés, souvent tués. En mohawk et onondaga, le mot pour les désigner signifie « domestiqué » ou « dompté ». Chez les Outaouais, Ojibwés et Cris, il signifie « animaux ». Au moins, ce malheur n’est pas héréditaire. Les survivants et leurs enfants sont adoptés et cessent d’être en état de servitude.

L’esclavage pratiqué par les Autochtones était — comment dire ? — inclusif. Une fois les Européens arrivés, certains furent aussi capturés comme esclaves, puis échangés comme du bétail. Même chose pour les Noirs arrivés. Un des premiers esclaves noirs vendus en Nouvelle-France le fut par un Autochtone. Évidemment, Champlain et compagnie venaient aussi d’un continent esclavagiste. C’était vrai en Grèce et sous l’Empire romain, bien avant que les Espagnols, Britanniques et Français rivalisent de cruauté esclavagiste en Afrique et dans les Amériques. Il est difficile de trouver un bout de planète qui n’a pas connu ce fléau, et ce, depuis 8000 ans. La plus importante opération d’esclavage connue fut celle du monde arabo-musulman envers les Noirs depuis l’an 650 jusqu’en 1920. Les Africains ont aussi pratiqué l’esclavage entre eux. Trois empires d’Afrique de l’Ouest ont d’ailleurs eu des esclaves blancs. Bref, toute personne rencontrée dans les rues de Montréal, peu importe son origine, a dans son arbre généalogique des esclavagistes et des esclaves.

Ma résolution du Mois de l’histoire des Noirs cette année fut de me plonger dans notre esclavagisme. L’historien Marcel Trudel nous a appris que les deux tiers des 4200 esclaves recensés sur deux siècles, depuis la Nouvelle-France jusqu’en 1800, étaient autochtones. De La Vérendry aux ordres religieux, des commerçants aux agriculteurs, la propriété d’esclaves n’était freinée que par leur prix, plusieurs fois le solde annuel d’un domestique. Les Noirs valaient le double des Autochtones.

Merci à ma collègue chroniqueuse Emilie Nicolas d’avoir mis dans ses suggestions de lecture le monumental « L’esclavage et les Noirs à Montréal » de Frank Mackey. Il décrit combien le Québec d’alors était un cas à part. Il recense 500 esclaves noirs à Montréal sur la période 1760-1800, jamais plus de 60 en même temps, soit 0,1 % de la population de la ville. Le pouvoir exercé par un maître sur son esclave, répugnant en soi, entraîne son lot de mauvais traitements, notamment envers les femmes. Mais la revue par Trudel puis par Mackey de la totalité de la littérature, des actes de police et de cour, sous le régime français et le régime anglais les oblige à rapporter une réalité, écrit Mackey, « exempte des caractéristiques très dures que nous associons aux systèmes esclavagistes ailleurs ».

Les esclaves étaient pour l’essentiel des domestiques, généralement seuls, au maximum une douzaine. Peu nombreux, ils ne constituaient pas une menace pour les Blancs. Les conditions d’une répression aveugle n’étaient pas réunies. Il n’y eut ni révolte, ni lynchage.

Trudel et Mackey montrent que les juges, français puis anglais, considéraient les esclaves comme des interlocuteurs valables, qu’ils soient accusés ou témoins. Ils étaient même parfois des plaignants. Le Code noir brutal appliqué dans les Antilles françaises et en Louisiane n’avait pas cours en Nouvelle-France. Les condamnés noirs subissaient exactement les mêmes peines que les Blancs, ni plus, ni moins. La sentence peut être pénible : coups de fouet, pilori, voire « la question », un euphémisme pour la torture utilisée pour extraire aux condamnés à mort des aveux ou des excuses. Ce fut le cas pour l’esclave Marie-Josèphe Angélique, jugée pour avoir provoqué un incendie majeur en 1734. Il arrive aux accusés noirs de porter leurs causes en appel ; ils vont parfois jusqu’au gouverneur demander une remise de peine, avec succès. Des choses inimaginables dans l’Amérique sudiste.

Mackey fait la convaincante démonstration que « la manière dont l’esclavage fut aboli au Québec s’est avérée l’une des plus humaines et des moins contraignantes ». À partir de 1798, des juges anglais locaux déclarent tout bonnement que l’esclavage n’existe pas au Bas-Canada. Informés, les esclaves désertent leurs maîtres. Dans le Haut-Canada, une loi protège les droits acquis des esclavagistes pour une génération. En 1830, Londres libérera les esclaves en dédommageant les propriétaires. Rien de tel au Québec. L’esclavage s’éteint ici avec 30 ans d’avance sur le reste de l’Empire et 63 ans d’avance sur l’émancipation des Noirs américains.

Mais ces derniers, on le sait, subissent la ségrégation, une oppression de fait, jusqu’aux années 1960. Mackey nous décrit au contraire un Québec postesclavagiste étonnant. Il note des écarts de salaire au détriment des Noirs. Ils sont exclus des postes publics et des jurys. Cependant ils ont le droit de vote.

Des signes de mixité abondent. Des mariages mixtes nombreux, des apprentis blancs chez des artisans noirs et inversement, des bandes de criminels intégrées ! Le cas de la personnalité noire Alexander Grant est fameux. Avec un avocat patriote, il convainc un jury blanc de condamner à l’amende un juge anglophone (blanc, évidemment) qui lui avait donné un coup de pied !

« Pour mieux comprendre, résume Mackey, on pourrait s’imaginer l’esclavage comme un cancer. Ailleurs, il a formé des métastases qui ont affecté toutes les facettes de la vie coloniale ou nationale ; au Québec, il ne l’a pas fait. Ailleurs, il a défini les sociétés ; au Québec, non. » L’auteur conclut que les Noirs québécois de l’époque ne subissaient « aucun profilage racial ». Ceux qui cherchent dans l’histoire esclavagiste locale des racines des inégalités actuelles se trompent, du moins sur ce point. Le profilage et les discriminations d’aujourd’hui sont nos problèmes. Nos ancêtres, blancs et noirs, semblent avoir pu régler les leurs d’une façon imparfaite certes, mais, sur le continent, exemplaire. À nous de faire du Québec moderne un endroit davantage exemplaire encore.

Jean-François Lisée

Source : Le Devoir (Québec) – Le 27 février 2021

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