« Qu’avons-nous appris des expériences africaines en matière de lutte contre le VIH/sida ou Ebola ? Pas grand-chose… »

Les débats africains sur la santé publique sont riches d’enseignements et devraient être médités en France, estiment, dans une tribune au « Monde », les anthropologues Marc-Eric Gruénais et Josiane Tantchou.

Tribune. En 1978, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé, tous les Etats représentés au sein des Nations unies s’accordaient sur une déclaration, connue sous l’intitulé de « Déclaration d’Alma Ata » sur les soins de santé primaires. Elle remettait en question l’approche hospitalo-centrée qui avait prévalu jusqu’alors pour faire face aux problèmes de santé dans les pays dits « du Sud », en privilégiant la prévention. En 2020, face à la pandémie liée au Covid-19, qu’avons-nous retenu de cette prise de position remontant à plus de quarante ans ? Pas grand-chose.

Les données rapportées sur la pandémie sont principalement hospitalières, on ne parle que des « soignants » principalement hospitaliers – desquels il ne saurait être question de remettre en cause le mérite – en mettant en avant les soins, tandis que les hésitations autour du port du masque sont illustratives de l’absence d’une culture de prévention.

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Dans les années 1980, la planète était confrontée à la flambée épidémique liée au VIH ; en l’absence de traitement, la question du recours au dépistage comme moyen de prévention dans les pays dits « du Sud », et en Afrique en particulier, fut débattue. Les partisans de la nécessité de connaître son statut sérologique grâce au dépistage pour prévenir l’expansion de l’épidémie l’emportèrent alors. Les personnels de santé étaient invités à proposer systématiquement un test du VIH à leurs patients, tandis que les associations proposaient des tests et organisaient des campagnes de dépistage destinées au grand public. Les tests étaient précédés d’un « conseil » pour les faire accepter en expliquant les avantages pour soi et son entourage.

Désinvolture critiquée

 

Quarante ans plus tard, face à la pandémie liée au Covid-19, qu’avons-nous retenu de cette stratégie qui n’a jamais été remise cause ? Pas grand-chose.

Les retards pour équiper le maximum de structures en tests de dépistage, le silence sur une dotation en tests d’associations s’occupant des populations les plus vulnérables sont illustratifs de l’absence d’une prise en compte des expériences passées.

Toujours dans les années 1980, et toujours à propos du VIH/sida sur le continent africain, on enjoignait aux personnels de santé d’utiliser systématiquement des gants pour prendre en charge les patients dans des zones à forte prévalence. Mais ils n’avaient pas toujours à disposition des gants et prenaient tout de même en charge des patients en toute méconnaissance de leur statut sérologique, on critiquait leur désinvolture, leur ignorance des risques, on ne les applaudissait pas.

Prises de risques identifiées

 

En 2020, en France, face à la pandémie liée au Covid-19, qu’avons-nous retenu de ces prises de risque identifiées et problématisées depuis une quarantaine d’années ? Pas grand-chose.

A la fin des années 2010, et en particulier en 2016, alors que l’épidémie d’Ebola sévissait en Afrique de l’Ouest (Guinée, Liberia, Sierra Leone notamment), les soignants africains payaient un très lourd tribut en prenant en charge des patients infectés par le virus. Les familles étaient alors contraintes, après que les corps des défunts furent enterrés sans protocole, d’accepter de procéder à des enterrements dits « sécurisés », pour être présents au moment de l’inhumation, sans s’exposer au risque d’infection.

Moins d’une décennie plus tard, en France, face à la pandémie liée au Covid-19, qu’avons-nous retenu de ces dispositions ? Pas grand-chose.

L’information sanitaire est un vrai casse-tête. Les chiffres n’ont pas de valeur absolue et définitive, mais relative, voire indicative, et rapportée à leurs conditions de recueil. De quoi une personne est-elle morte ? Comment peut-on identifier les causes d’une infection en l’absence de tests appropriés ?

Manque de recul historique

 

Dans les pays dits « du Sud », et les pays africains en particulier, il est d’usage de critiquer la qualité de l’information sanitaire (personnel non formé, absence de confirmation sérologique, formulaire non adapté ou indisponible…) pour arguer de la validité relative des statistiques sanitaires.

En 2020, en France, face à la pandémie liée au Covid-19, on a tardé à inclure les données provenant des Ehpad dans les statistiques. Les « causes de la mort » en effet ne sont guère standardisées : comment faire la différence entre un décès lié à une pneumopathie et un décès lié au Covid-19 en l’absence d’un test pratiqué lorsqu’il y a un décès à domicile ? Les analyses provenant par exemple de l’Insee se multiplient pour inviter à la prudence à propos de l’interprétation des données surtout hospitalières. Qu’avons-nous appris des critiques, quant à la qualité de l’information sanitaire produite par les établissements de santé sur le continent africain ? Pas grand-chose.

Face à ces quelques rappels (d’autres l’ont fait avant nous, dans d’autres domaines), on ne peut qu’être interpellé par les débats dominants actuels qui manquent de recul historique et qui ne prennent pas en compte les réflexions qui ont irrigué les débats de santé publique sur le continent africain depuis au moins une quarantaine d’années, et conduit à des mesures efficaces. L’Afrique a des leçons à donner à la France.

 

Marc-Eric Gruénais(Anthropologue) et Josiane Tantchou(Anthropologue)

 

Marc-Eric Gruénais est anthropologue à l’université de Bordeaux ; Josiane Tantchou, est anthropologue au CNRS. Tous deux sont chercheurs à l’unité de recherche Les Afriques dans le monde, spécialistes des systèmes de santé en Afrique.

Source : Le Monde

 

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