L’humour brûlé au second degré

Religion, racisme, condition féminine : certains sujets ne prêtent plus à rire, quel que soit le ton.

L’humour au second degré, cette façon de plaisanter en laissant sous-entendre que l’on ne pense pas tout à fait ce que l’on dit, est devenu un exercice qui se pratique à ses risques et périls. En novembre, le philosophe Alain Finkielkraut en a fait l’expérience. Excédé d’être accusé par la militante féminine Caroline De Haas de légitimer les violences faites aux femmes alors qu’il prenait la défense du réalisateur Roman Polanski, il a lancé lors d’un débat organisé sur la chaîne LCI : « Ma femme, je la viole tous les soirs ! » Une sortie qui a valu à l’académicien une volée de bois vert de toutes parts. Le Parti socialiste a même réalisé un signalement auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

En juin, le New York Times avait annoncé qu’il cesserait de publier des caricatures après le tollé soulevé par un dessin de Chappatte représentant Donald Trump, portant des lunettes noires et coiffé d’une kippa, guidé par Benyamin Nétanyahou en chien d’aveugle. Autre éruption médiatique : celle provoquée en Italie par la une de la Gazzetta dello sport titrant « Black Friday » pour mettre en scène une rencontre entre l’Inter de Milan et l’AS Rome, représentés par deux joueurs noirs, Romelu Lukaku et Chris Smalling.

Il est révolu, le temps des blagues détonantes que lançaient Desproges ou Coluche sans que l’on ne les soupçonne de flatter les bas instincts

C’est peu de dire que ces traits d’humour censés ne pas être pris au pied de la lettre ont manqué leur cible. Malgré les protestations de leurs auteurs, nombreux sont ceux qui les ont jugés sexistes, antisémites ou racistes. A contrario, d’autres ont levé les yeux au ciel devant ces récriminations et invoqué l’époque « où l’on savait et pouvait rire de tout », regrettant un monde englouti, celui des blagues détonantes que lançaient Pierre Desproges ou Coluche sans que l’on ne soupçonne un instant leurs auteurs de flatter les bas instincts du public.

De toute évidence, le second degré subit des vents contraires. Il aurait encaissé une défaite historique en 2018 avec la déprogrammation des « Guignols de l’info », après que Vincent Bolloré eut pris les rênes de Canal+. Une disparition intervenue sans que, passé les premières réactions d’indignation, grand monde s’en émeuve. « Oui, admet Benoît Delépine, pratiquer le second degré est devenu plus difficile. » L’ancienne tête pensante des Guignols, devenu réalisateur, continue de sévir sur Canal+ dans « Groland », émission parodique hebdomadaire, dernier repaire de l’humour caustique et provocateur dont la chaîne s’était fait une spécialité. « Comme nous avons construit un univers qui nous est propre, on nous pardonne tout. Mais c’est parce que nous sommes protégés, dans notre bulle », constate-t-il.

La faute aux réseaux sociaux

 

Benoît Delépine, 61 ans, pointe tout particulièrement les réseaux sociaux, thème du prochain long-métrage qu’il prépare avec son complice de « Groland » Gustave Kervern, et dans lequel figurera Blanche Gardin, dont il compare l’humour « à un baril de poudre ». « On fait de l’humour de bistrot, entre nous, mais les réseaux sociaux prennent Internet pour un bistrot, ce qui n’est pas la même chose. Twitter, Facebook et compagnie tuent le second degré », se désole-t-il.

Les crises d’urticaire et les controverses au long cours provoquées par certaines invitations ironiques à ne pas prendre un message au sens littéral ne tiennent pas seulement à l’effet de loupe des réseaux sociaux, toujours prêts à entretenir leur fonds de commerce polémique. Appliqué à certains sujets – la condition des femmes, la religion, le racisme, l’environnement –, le second degré est devenu une matière hautement inflammable.

Selon Nelly Quemener, professeure de sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne-Nouvelle, les lignes de fracture du rire se sont déplacées. « L’humour cristallise des tensions sociales et il est aussi le résultat d’un rapport de forces. On ne peut plus se moquer des femmes ou des minorités comme avant, car on considère ces plaisanteries comme blessantes ; désormais, il y a des retours de bâton », fait-elle valoir. Bref, si des sketchs comme « Le lâcher de salopes » de Jean-Marie Bigard ou ceux de Michel Leeb sur les Africains ne passent plus la rampe, c’est parce que le mouvement féministe s’est organisé et que le racisme est devenu une cause davantage prise au sérieux.

« La pratique du second degré continue de viser des groupes dominés qui ne se sont pas encore organisés et ne peuvent répliquer » Marie Duret-Pujol, universitaire

L’interprétation du message – second degré ou premier degré déguisé – tient aussi au statut et à la position de celui qui en est l’émetteur. Hier, Coluche et Desproges pouvaient proférer des horreurs sans qu’on les soupçonne un seul instant de les penser vraiment. Leur qualité d’humoriste engagé parlait pour eux. Aujourd’hui, rares sont celles et ceux qui peuvent manier un second degré au-dessus de tout soupçon. D’autant que certains débats provoquent des crispations telles qu’il est devenu presque impossible de ne pas être pris au pied de la lettre.

« Il peut exister une ambiguïté sur la posture de la personne qui s’exprime. Un humoriste, un chroniqueur, un philosophe ou un politique, ce n’est pas la même chose », insiste Nelly Quemener. Marie Duret-Pujol, maître de conférences d’études théâtrales à l’université de Bordeaux et spécialiste de l’étude des humoristes, remarque de son côté que la pratique du second degré « continue de viser des groupes dominés qui ne se sont pas encore organisés comme les Asiatiques ou les Roms et ne peuvent répliquer ». Elle aussi considère que « cette forme d’humour peut être utilisée comme un système de défense par les conservateurs, les gens qui ont envie que le monde reste tel qu’il est ».

« A manier avec tact »

 

Le second degré aurait donc changé de camp ? Dans les années 1980-1990, il était le bras armé de ceux qui raillaient l’ordre établi, maniant la dérision comme une arme permettant de se moquer de tout, ou presque. « Le disco, la new wave, la cocaïne et le second degré des années 1980 furent un dernier soubresaut de liberté : le chant des cigales avant une vie de fourmis », écrit Frédéric Beigbeder dans son dernier roman, sans titre et dont la couverture est ornée d’un smiley rigolard (Grasset, janvier 2020, 320 pages, 20,90 euros).

Aujourd’hui, sous couvert de fournir des munitions à une résistance grinçante au politiquement correct, le second degré se serait mis au service de ceux qui veulent revenir en arrière, que le mouvement général de la société déstabilise ou incommode. « Aborder la société au second degré vous vaut l’accusation de nier le réel », regrettait le comédien et réalisateur Edouard Baer, 53 ans, dans un récent entretien au Figaro.

Cette thèse déplaît fortement à Philippe Geluck, qui revendique dans son dernier album, La Rumba du Chat (Casterman, 48 pages, 11,95 euros), souvent irrévérencieux, un droit absolu au second degré. « La période n’est pas particulièrement propice à cette forme d’humour qui, pourtant, appartient à notre patrimoine culturel », déplore l’auteur du Chat, qui met ce revirement sur le compte d’un « resserrement moral tous azimuts ». « Le second degré, dit-il, exige d’être manié avec tact et pas devant n’importe quel public. Il doit aussi bannir le mauvais goût gratuit qui met mal à l’aise. Il n’en reste pas moins que la question qui se pose est la suivante : est-ce que c’est drôle ? Sinon, on est en dictature. »

« Vous vous rendez compte, dans ma propre famille, je dois tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de lâcher une vanne » Clément, 47 ans

Philippe Geluck, 65 ans, subodore l’émergence d’un clivage générationnel autour de la question du second degré. « Un petit fossé est en train de s’installer avec les jeunes. » A qui la faute ? « La faute à une déculturation galopante, énonce-t-il sans hésiter. Il y a tellement de gens qui ne lisent plus rien si ce n’est des textos et les messages des réseaux sociaux. »

Dans la sphère privée, aussi, il faut surveiller ses arrières lorsque l’on manie l’ironie. Clément, 47 ans, s’est plusieurs fois brûlé au second degré en croyant faire rire. Il n’en revient toujours pas de s’être fait traiter de « vrai macho » par sa fille, 22 ans, après avoir plaisanté à propos des rapports hommes-femmes. « Vous vous rendez compte, dans ma propre famille, je dois tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de lâcher une vanne. Pourtant, Elise me connaît ! Je ne suis pas comme ça, je fais la vaisselle… proteste ce cadre qui, lorsqu’il s’agit d’humour, ne vit décidément pas sur le même méridien que son aînée. L’autre jour, nous nous sommes retrouvés à regarder un vieux sketch de Desproges. Ma fille était outrée ; pour elle, cela n’avait vraiment rien de drôle et l’on était en présence d’un horrible facho. Et ne parlons pas d’environnement, encore un sujet avec lequel il faut éviter de rire. C’est terrible, se lamente-t-il. On va devenir un pays sans humour. »

Les smileys donnent le ton

 

« J’ai le même problème avec ma fille, qui ne rigole pas trop à mes blagues de papa un peu trash, confirme Francis Kuntz, 63 ans, qui incarne dans “Groland” un parfait beauf. Pour nous, ce genre de vanne s’inscrivait en réaction à une société beaucoup moins permissive. Pour les jeunes d’aujourd’hui, en revanche, c’est une tournure d’esprit dépassée. » « La gentillesse a remplacé le cynisme, cingle Frédéric Beigbeder. Etre aimable, doux et pacifique est devenu le comble de la puissance. »

Autre signe qui confirme que l’humour au second degré marche sur des œufs : les smileys. Les émoticônes avec lesquels on assaisonne les textos permettent souvent de sous-titrer un message qui s’inscrit dans le registre de l’euphémisme ou de la parodie. Un moyen de bien faire comprendre au destinataire – ce qui, a priori n’irait donc pas toujours de soi – qu’il ne doit pas prendre ce qui est écrit pour argent comptant. Des fois qu’il se sentirait offensé… Précaution peut-être pas tout à fait superfétatoire dans une société apparemment plus portée sur la culture du clash que sur la complicité du second degré.

 

Jean-Michel Normand

Source : L’Epoque – M le Magazine du Monde

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