Dans le nord-est de la Syrie, la mort lente des prisonniers djihadistes

La mort a une odeur. Le désespoir aussi ; son effluve se mêle à celle de la maladie, de la dysenterie, de la chair humaine que la vie, peu à peu, abandonne. Quand la porte de la cellule réservée aux malades de cette prison pour membres de l’organisation Etat islamique (EI) du nord-est de la Syrie s’ouvre sur d’innombrables détenus en combinaisons orange, entassés les uns sur les autres sur toute la superficie d’une pièce de la taille d’un hangar, c’est bien cette odeur-là qui étreint la poitrine.

Les responsables de la prison, appartenant aux forces kurdes de sécurité, ne connaissent pas le nombre d’hommes et d’enfants qui gisent là, entre le monde des vivants et celui des morts. « On ne peut pas les compter. Ça change tout le temps. » Certains guérissent et regagnent leurs cellules. D’autres meurent.

Une prison abrite des supposés membres de Daesh.  Cette immense pièce surpeuplée  sert d'hopital. Les blessés et les malades vivent ici. Les plus chanceux dorment dans un lit. D'autres sur un matelas en mousse à même le sol. Beaucoup de patients souffrent aussi de malnutrition en plus de maladie. Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie.
Une prison abrite des supposés membres de Daesh.  Cette immense pièce surpeuplée  sert d’hopital. Les blessés et les malades vivent ici. Les plus chanceux dorment dans un lit. D’autres sur un matelas en mousse à même le sol. Beaucoup de patients souffrent aussi de malnutrition en plus de maladie. Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

 

Il y a là des vieillards en couches gériatriques et des enfants amputés. Des moignons bandés. Il y a aussi des aveugles. Et çà et là sur le sol ou sur des lits d’hôpital, des hommes qui n’ont plus que la peau sur des os saillants. Leurs articulations sont disproportionnées. Leurs yeux exorbités, sans expression, semblent être tombés au fond de leurs crânes. Ceux qui ont atteint cet état tiennent leurs bras en croix, repliés sur des torses concaves comme s’ils attendaient le linceul.

Amas humain

 

Partout, des corps sans âge au teint morbide, enveloppés dans des couvertures grises. Ceux-là vivent peut-être leurs dernières heures sous la lumière froide des lampes phosphorescentes. Autour d’eux, l’amas humain formé par les prisonniers malades est parcouru de mouvements minuscules. Très lents. Un léger murmure trouble à peine des visages qui, peu à peu, semblent s’effacer.

A quelques exceptions près, tous les détenus de cette prison ont été capturés après la chute du tout dernier territoire de l’EI, Baghouz, tombé après un long siège en mars. Syriens, Irakiens, Saoudiens, Russes, Chinois, Européens, ils formaient le dernier carré de combattants et de partisans du groupe djihadiste dont la bannière noire flotta un temps de l’est de l’Irak à Alep. Les traces des derniers combats sont omniprésentes sur les corps ravagés de ces hommes qui sont considérés comme les plus dangereux par les forces kurdes, car ils sont restés jusqu’au bout. Ils sont désormais en suspens, au-dessus de la faille sismique régionale qu’est devenu le Nord-Est syrien.

 

Lire aussi Syrie : avec la chute de Baghouz, l’EI perd son dernier territoire

« Tous les jours, on se réveille en espérant savoir ce qu’on va devenir. On mange. On dort. Et ça recommence. Mais les gardiens, ils n’en savent rien non plus », dit en anglais un Néerlandais d’origine égyptienne, âgé de 41 ans. Sa jambe droite est affreusement déformée par une blessure de guerre qui a mal cicatrisé.

Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie. Une prison abrite des supposés membres de Daesh. Environ 5000 détenus vivraient ici. La prison est ouverte depuis 4mois. Elle est surpeuplée. Cette immense pièce sert d'hopital. Les blessés et les malades vivent ici. Les plus chanceux dorment dans un lit. D'autres sur un matelas en mousse à même le sol. Beaucoup souffrent de plaies infectées et de malnutrition.
Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie. Une prison abrite des supposés membres de Daesh. Environ 5000 détenus vivraient ici. La prison est ouverte depuis 4mois. Elle est surpeuplée. Cette immense pièce sert d’hopital. Les blessés et les malades vivent ici. Les plus chanceux dorment dans un lit. D’autres sur un matelas en mousse à même le sol. Beaucoup souffrent de plaies infectées et de malnutrition. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

 

Il dit avoir été recruté en 2014 dans une pizzeria de la ville de Gouda. A l’époque, consommateur régulier de cannabis, à la tête d’une petite entreprise de BTP, il a pris la route avec femmes et enfant en direction de la Turquie avant de passer en Syrie et d’être pris en charge par des membres de l’EI. Aujourd’hui, son « califat » qu’il imaginait n’est plus, et, bien que personne ici ne le sache, son chef Abou Bakr Al-Baghdadi est mort.

Attendre la mort

 

« Viens par ici », crie en russe l’Egypto-Néerlandais à l’attention d’un octogénaire à moitié sourd qui enjambe bientôt les corps allongés, enveloppés dans le gris des couvertures. Le petit vieillard sec approche en boitant. « Je viens du Daghestan [dans le Caucase russe], je suis venu pour vivre dans un gouvernement islamique. Maintenant je ne sais pas pourquoi je suis ici », explique-t-il, en russe, les yeux remplis d’une angoisse sénile.

Face à lui, épuisé, est allongé sur le sol un garçon de 13 ans, né en Sibérie. La jambe qui lui reste est brisée par une fracture ouverte. Il n’a plus qu’un filet de voix dans la gorge. Un adolescent regarde la scène d’un œil absent. Sa jambe à lui est enveloppée dans une gaze souillée de sang et de fluides jaunes. Il est né il y a seize ans de parents ouïgours et ne parvient pas à se remettre d’une mauvaise blessure laissée par l’éclat d’un obus de mortier tombé près de sa tente lors du siège de Baghouz. Comme tous les autres étrangers, il a rejoint la Syrie par le territoire turc dont la frontière, ouverte aux quatre vents, a permis à l’EI de recruter son contingent international et d’entretenir la chimère d’un « califat » universel.

Un détenu souffrant de malnutrition sévère, dans l’une des cellules de la prison.
Un détenu souffrant de malnutrition sévère, dans l’une des cellules de la prison. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
Lire aussi Les neuf ans de recherches qui ont permis aux Etats-Unis de localiser Abou Bakr Al-Baghdadi

Les survivants de cette utopie criminelle, totalitaire, s’entassent désormais dans les prisons du Nord-Est syrien et semblent attendre la mort dans un territoire sans statut défini et désormais menacé, détenus en dehors de toute juridiction reconnue et par une entité politique et militaire sans légitimité internationale. Personne ne veut d’eux.

Les bâtiments de la prison, une ancienne université, comptent plusieurs dizaines de cellules où près d’un homme par mètre carré voit son existence filer. Un secteur du centre pénitentiaire auquel Le Monde n’a pas eu accès est réservé aux mineurs sans père, de toutes nationalités et dont certains n’ont pas plus de 10 ans. Ailleurs encore, dans les cellules surpeuplées pour adultes, les hommes attendent chaque jour des nouvelles d’un monde extérieur dont ils ignorent tout.

« On est le mercredi 30 octobre 2019, c’est bien ça ? »

 

« Vous savez ce qui va se passer pour nous ? », s’enquiert un détenu britannique, ancien étudiant de l’université de Westminster à Londres, dans l’une d’entre elles. La seule chose qu’il sache, c’est la date du jour. « On est le mercredi 30 octobre 2019, c’est bien ça ? Trump est toujours président des Etats-Unis, non ? On compte les jours, on a vraiment que cela à faire explique-t-il, donc on connaît la date. »

Derrière le jeune détenu de 27 ans se trouvent, selon son dernier comptage, 142 hommes de tous âges. Un Indonésien d’âge mûr, aveugle, est guidé par un compagnon de cellule dans un labyrinthe des corps amaigris, prostré dans un air épais que pénètre une odeur d’excréments et de sueur.

La lumière du jour entre par deux ouvertures de la taille d’une brique. Il y a un petit ventilateur qui tourne à travers l’une d’elles. Les fenêtres ont été occultées par des parpaings. D’après le Britannique, depuis que les prisonniers ont été transférés dans cette prison, il y a près de cinq mois, au moins six cadavres de détenus morts dans leur sommeil ont été découverts au petit jour : « Les gardiens prennent les corps, ils les emmènent. On ne sait pas où ils les enterrent. »

Un soldat des forces kurdes de sécurité surveille les cellules de la prison, toutes équipées de caméras.
Un soldat des forces kurdes de sécurité surveille les cellules de la prison, toutes équipées de caméras. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

 

Des personnels de la Croix-Rouge sont passés il y a plus de deux mois. C’est à cette occasion que le prisonnier dit avoir entendu parler d’un éventuel rapatriement et d’un jugement dans les pays d’origine. Mais depuis, plus de nouvelles. Il a toutefois pu envoyer par leur intermédiaire une lettre pour son épouse, une Versaillaise retenue dans le camp de Al-Hol avec 12 000 autres femmes et enfants, dont de nombreuses étrangères.

Après la chute du réduit de Baghouz, les hommes ont été placés en détention tandis que les familles ont été regroupées dans cette ville de tentes qui s’étend indéfiniment à l’endroit où la steppe du Nord syrien rencontre le désert, à proximité de la frontière irakienne. Les autorités kurdes syriennes ne savent pas non plus quoi faire de ces femmes et de ces enfants. Aucun des pays d’origine, à de rares exceptions portant sur un nombre limité de personnes, n’a organisé de rapatriement.

Archipel de prisons et de camps

 

En forgeant une alliance avec les Occidentaux de la coalition internationale, les forces kurdes ont repris en trois ans l’essentiel des territoires syriens de l’EI, recueillant dans le reflux du « califat » les djihadistes survivants et leurs familles.

Si leurs partenaires américains, français et britanniques ont pu mettre en œuvre avec elles une coopération militaire considérée comme exemplaire sur le plan opérationnel, ils ont laissé entre les mains des forces kurdes le sort de ceux qui, parmi les perdants, avaient survécu aux combats et aux bombardements massifs des villes tenues par les djihadistes. Les autorités du Nord-Est syrien ont maintenant la charge d’un archipel de prisons et de camps fermés et la responsabilité de les garder alors même que la coalition internationale se retire, les laissant à la merci d’une intervention turque et du retour en force du régime de Damas.

Environ 5000 détenus vivraient dans cette prison tenue par les forces kurdes de sécurité, ouverte il y a quatre mois.
Environ 5000 détenus vivraient dans cette prison tenue par les forces kurdes de sécurité, ouverte il y a quatre mois. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

 

« Cette prison, nous l’avons construite nous-même, avec nos propres moyens, sur la base des bâtiments d’une université abandonnée. Le principal apport de la coalition ici, c’est ces combinaisons orange que vous voyez partout », affirme un responsable du centre pénitentiaire.

Lorsque les prisonniers du réduit de Baghouz ont été transférés, en provenance de divers centres de détention de fortune, dans cette prison ouverte, « les Américains » ont fourni des uniformes d’une pièce. Ils rappellent ceux que, du temps de leur gloire meurtrière, les djihadistes affublaient, dans des mises en scènes macabres, les prisonniers qu’ils s’apprêtaient à égorger, à noyer dans des piscines de villas mossouliotes, à brûler vifs dans des cages, à faire marcher à quatre pattes comme des chiens, laisses métalliques au cou, ou encore à faire exploser à la roquette devant leurs caméras.

« Quand on leur a demandé de mettre les combinaisons orange, ils ont cru qu’on allait leur faire la même chose ! », se souvient une responsable de la prison dans un rictus gêné. Ces tenues choisies par les propagandistes de l’EI constituaient une provocation sinistre censée répondre à l’utilisation de vêtements similaires par Washington dans la prison pour djihadistes de la base de Guantanamo après les attentats du 11-Septembre. D’un trou noir juridique à l’autre, le symbole demeure, seul legs tangible de l’administration américaine à cette prison, près de deux décennies après le début de la « guerre contre le terrorisme ».

« Une bombe, prête à exploser »

 

Trois véhicules blindés des forces américaines viennent de s’arrêter dans la cour boueuse de la prison. Deux colosses bottés aux visages masqués par des lunettes de soleil, bardés d’accessoire tactiques, montent la garde, fusils d’assaut à la taille. Les odeurs de la cellule des malades ne peuvent pas leur parvenir. Le convoi transporte un envoyé de la coalition internationale venu discuter. La réunion durera moins d’une demi-heure.

« On ne les attendait pas ceux-là », glisse le responsable du centre pénitentiaire chargé des relations avec la coalition, après la rencontre. « C’est la première fois qu’ils viennent ici depuis le début de l’intervention turque…, confie-t-il. Ils nous ont demandé de faire revenir les hommes des forces spéciales affectés à la garde de la prison que nous avons envoyés au front contre les Turcs et leurs mercenaires. On leur a dit non. »

Cette pièce de la taille d'une grande salle de classe accueille de nombreux prisonniers. Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie.
Cette pièce de la taille d’une grande salle de classe accueille de nombreux prisonniers. Le 30 octobre 2019, Nord Est de la Syrie. LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »

 

Les Américains ont-ils fait part d’un quelconque plan concernant le site pénitentiaire ? Une évacuation ? Des assurances sur le maintien de leurs troupes dans la région pour aider les forces kurdes à le sécuriser ? « Rien de nouveau », répond le responsable.

« Ce n’est pas à nous de nous occuper de ça ! On a fait la guerre contre Daech pour protéger notre peuple et notre priorité est de protéger notre peuple dans cette nouvelle guerre. La sécurisation des prisons arrive en second rang. Maintenant ils veulent que nos hommes qui ont perdu des frères, des sœurs, dans ce combat protègent leurs tueurs ?, dénonce-t-il avec un air incrédule. Que les pays étrangers, prennent leurs responsabilités, jugent leurs ressortissants. Ce qu’ils nous laissent ici, c’est une bombe, prête à exploser. »

Mais la déflagration, lente, a peut-être déjà commencé. Elle n’est pas seulement liée aux risques sécuritaires de voir disparaître dans la nature les mutilés du « califat ». Elle est plus insidieuse. Silencieuse. L’inhumanité qui règne entre les murs de la prison est dépourvue de cruauté ou de haine. Elle semble être le résultat implacable d’une décision politique : celle de confier à un groupe armé dont les priorités sont autres une charge dont on ne veut pas et qui n’a d’autre choix que de laisser mourir à petit feu un problème que l’on ne veut pas résoudre.

Elle est en définitive le produit de la décision de ne pas répondre au défi lancé par l’EI à l’Etat de droit. Entre les murs de la prison où sont enfermés les derniers sujets de son règne criminel, le long de ses mouroirs verrouillés, avec chaque tunique orange, chaque corps estropié, le « califat » a réussi, dans sa chute, à imposer son monde.

Allan Kaval

(Gouvernorat d’Hassaké, Syrie, envoyé spécial)

 

Source : Le Monde (Le 31 octobre 2019)

 

Diffusion partielle ou totale interdite sans la mention : Source : www.kassataya.com

Articles similaires

Bouton retour en haut de la page