Les cadeaux pour la famille, casse-tête des Africaines qui retournent au pays

Gardes d’enfants, cantinières ou vendeuses en France, ces femmes originaires d’Afrique de l’Ouest ou du Maghreb sont loin d’être riches. Pourtant, quand elles rentrent au pays, elles offrent à leur famille des monceaux de cadeaux obligés, qui font peser sur elles une énorme pression.

Les deux imposants cartons entreposés dans la chambre du fils contenaient déjà tout et l’improbable. Des sacs imitation cuir recouvraient des cahiers d’écolier, une vingtaine de pagnes qualité supérieure, des lots de brosses à dents et laits pour le corps, les rollers trop petits de sa fille, des paquets de fusillis, de la sauce tomate, des écouteurs, un rouleau de sacs-poubelle, quand Léontine G. a posé deux gros oreillers moelleux sur le dessus. « C’est pour la vieille », sa mère de 84 ans, a expliqué cette fille de charpentier qui est née et a grandi en Côte d’Ivoire avant d’arriver en France au début des années 2000.

Le lendemain, dernier jeudi de juin, une société devait venir chez elle, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, récupérer ces colis qu’elle avait mis des mois à préparer et dans lesquels plus un centimètre cube ne pouvait rentrer.

Fatoumata B., qui se dit souvent qu’elle « travaille pour ceux de l’Afrique et se prive, ici, pour qu’ils soient à l’aise. Ils pensent que tout est facile, mais ils ne savent pas qu’en France la vie est dure ».
Fatoumata B., qui se dit souvent qu’elle « travaille pour ceux de l’Afrique et se prive, ici, pour qu’ils soient à l’aise. Ils pensent que tout est facile, mais ils ne savent pas qu’en France la vie est dure ». Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

 

Trois semaines plus tôt, dans un appartement du Val-de-Marne, c’est le mari de Fatoumata B., juché sur le haut d’une barrique – comme on nomme ces fûts en plastique de plus de 200 litres –, qui enfonçait ses pieds dans la montagne de vêtements amassés par son épouse pour aider celle-ci à glisser dans les espaces ainsi créés deux dernières chemises, trois ou quatre tee-shirts et un pantalon. Le tout devait être expédié par bateau et atteindre Abidjan, port et capitale économique de la Côte d’Ivoire, dans un bon mois.

Leurs paquets ficelés, Léontine G. et Fatoumata B. pouvaient passer à la deuxième étape du programme : caser tout le reste de ce qu’elles envisagent d’emporter, cet été, en Afrique, dans deux grosses valises et un troisième sac, qu’elles présenteront bourrés à craquer à l’enregistrement, le jour du départ.

À l’intérieur, quelques effets personnels, mais surtout, encore et toujours, ce qu’elles nomment pudiquement « les cadeaux » pour la famille, auxquels elles auront consacré une énergie considérable et la quasi-totalité de leurs économies de l’année. C’est ainsi chaque fois qu’elles retournent au pays.

« Obligation morale »

 

On ne soupçonne pas le casse-tête que représentent ces préparatifs d’avant départ pour les femmes – car c’est avant tout une affaire de femmes – de cette diaspora. Entre l’« envie de faire plaisir », l’« obligation morale » et la « pression » confiée par certaines, la frontière est ténue. La plupart sont originaires d’Afrique de l’Ouest, mais aussi du Maghreb ou d’Haïti. En creux se dessinent les relations ambiguës avec la famille restée au pays. Là-bas, tous attendent la sœur ou la cousine installée en Europe comme le Messie, avec tout ce que cette image comporte de fantasmes sur la vie que celles-ci auraient ici.

On les imagine Crésus, Père Noël, Oncle Sam : bref, évidemment richissimes puisqu’elles vivent à Paris, côtoient les Blancs, ont un compte en banque. Elles sont en réalité nounous payées au smic, vendeuses de cosmétiques, cantinières, mères isolées et se plient en quatre pour satisfaire leurs proches et respecter la tradition.

La décision de voyager se prend souvent à l’automne mais se concrétise en début d’année, au moment de l’achat du billet d’avion (plus de 1 000 euros, payés en trois ou quatre fois). S’il existe un principe – « Si tu n’es pas prête (comprendre : si tu n’as rien à apporter), tu ne pars pas » –, il est une autre règle d’or : « Ne dire à personne que tu rentres », soufflent Léontine G., Fatoumata B., mais aussi Rita Z.-E., toutes trois auxiliaires parentales, autrement dit gardes d’enfants à domicile, qui ont appris de leurs précédents voyages.

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Le petit frère ou la cousine qui réclame un iPhone ou une tablette – « alors qu’on n’a même pas les moyens de s’en payer », commente Fatoumata B. –, c’est déjà toute l’année sur WhatsApp ou au téléphone. « Alors, s’ils apprennent que tu rentres, ils vont t’appeler sans cesse », explique-t-elle. « Et le jour de ton arrivée, ils seront tous à t’attendre chez la personne qui t’héberge. Ils organiseraient même un cortège pour venir te chercher à l’aéroport ! », complète Rita Z.-E., dont seule la cousine, son « bras droit », est dans la confidence. Fatoumata B., elle, n’a prévenu que sa mère.

Neuf et occasion

 

Au fond des cartons et des barriques, pas de produits high-tech inabordables, donc, mais des vêtements dégriffés ou d’occasion, de l’utile bon marché, le tout en nombre suffisant pour contenter un maximum de personnes. Léontine G. aide en priorité sa mère – « la seule pour laquelle je décrocherais la Lune ». Suit son entourage proche. « Pour les autres, s’ils demandent, je réponds : “Si je peux.” Mais en aucun cas je n’accepte de liste. »

Elle a bien expédié deux bouteilles de mousseux et du rosé pamplemousse pour arroser le doctorat en médecine de son neveu, mais le reste vise surtout à soulager le quotidien. À ce titre, certains achats, comme ces trois paquets de papier toilette, peuvent surprendre. « Évidemment, on en trouve là-bas, répond-elle. Mais j’ai déniché un lot à seulement 5 euros. »

Chaussures, vêtements, sac à main, mais aussi pâtes, sauces et vin mousseux, Léontine G. guette les bonnes affaires tout au long de l’année.
Chaussures, vêtements, sac à main, mais aussi pâtes, sauces et vin mousseux, Léontine G. guette les bonnes affaires tout au long de l’année. Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

 

Répartir l’effort sur l’année en consacrant entre 80 et 100 euros par mois à ces préparatifs est la stratégie adoptée par toutes. Léontine G. repère les arrivages sur le marché. « Quand je pars, je fais les deux périodes de soldes. J’achète aussi beaucoup aux puces », détaille de son côté Rita Z.-E. Fille d’une secrétaire et d’un inspecteur jeunesse et sports, elle était institutrice à Abidjan quand elle a rejoint son mari, comptable, en France, il y a vingt-trois ans. Logiquement, elle s’est tournée vers la garde d’enfants, profession qui lui donne un statut, des droits, et qu’elle s’emploie à valoriser en ayant créé son association.

Dans ses valises, le neuf côtoie l’occasion : elle ne peut décemment pas offrir des jeans ou des chaussures déjà portés à son frère aîné, magistrat à Abidjan. « Pour lui, mieux vaut une belle chemise en soldes aux Galeries Lafayette qu’un lot chez C & A. » À sa belle-sœur, elle offrira une jolie paire de chaussures. « Ma tante demande aussi du piment antillais, du poivre, du papier alu, des sacs-poubelle, car, là-bas, ça coûte les yeux de la tête. »

Bagages optimisés

 

Trop lourde pour l’avion, l’épicerie est expédiée deux mois à l’avance par bateau. Dès la fin de l’hiver, Fatoumata B. guette les promos des supermarchés et profite des « trois pots de pâte à tartiner pour le prix de deux » ou du premier « paquet acheté, deuxième offert » pour stocker pâtes, biscuits, céréales, lait en poudre, confiture, sauces. « On fait nos provisions pour être à l’aise là-bas », explique-t-elle. « Si tu loges chez quelqu’un, ajoute Rita Z.-E., mère de quatre filles, tu ne cuisines pas seulement pour les tiens. Tu nourris aussi les dix enfants de ton frère. Il faut donc prévoir. »

« Arriver avec des cadeaux, c’est d’abord montrer qu’on a réussi, que la migration n’est pas un échec. » Jean-Pierre Dozon, anthropologue à l’EHESS

Comptez en moyenne 90 euros de transport par carton, de 150 à 180 euros par barrique. Le billet d’avion, lui, donne droit à deux valises de 23 kilos en soute et à un sac cabine de 12 kilos. Rita Z.-E. est passée experte dans l’art d’optimiser les kilos. Cette tradition de ne pas voyager léger en dit long sur les rapports qu’entretiennent ces femmes avec leurs pays d’origine. « Arriver avec des cadeaux, c’est d’abord montrer qu’on a réussi, que la migration n’est pas un échec », décrypte Jean-Pierre Dozon, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Au risque d’entretenir le mythe d’un lieu de tous les possibles.

« Il y a aussi la crainte des représailles. Il ne faut pas oublier l’importance de la sorcellerie en Afrique, et ce n’est pas parce qu’on est loin qu’on y échappe. Si vous ne faites pas suffisamment pour ceux qui vous ont fait naître, les parents, et même le village, vous pouvez être puni d’une manière ou d’une autre. » Autrement dit par Rita Z.-E. : « Moralement, culturellement, tu dois faire vivre ton père et ta mère. Si tu n’envoies pas d’argent, tu passes pour quelqu’un de méchant. »

A cette dette infinie qu’un enfant n’a jamais terminé de rembourser s’ajoute « la dette morale contractée au moment du départ », complète Chiara Brocco, spécialiste de l’immigration ivoirienne à l’EHESS. Rita Z.-E., toujours : « Vous avez peur d’être jugé et que l’on vous trouve ingrat. Ces cadeaux sont une manière de dire : “Je suis en Europe, mais je pense à toi.” » Cela n’épargne pas les hommes. Les maris contribuent, aussi, mais à leur manière. Soit en finançant un hôpital ou un réseau d’adduction d’eau potable. Soit en remplissant une barrique, mais dans laquelle on trouvera plutôt des pièces automobiles ou des courroies de tracteur.

Pression financière et morale

 

Il est une femme que ces préparatifs « stressent et angoissent » particulièrement cette année, c’est Geneviève T., veuve et mère de cinq enfants. Le 2 août, elle remettra pour la première fois le pied en Côte d’Ivoire après vingt ans d’absence. La mort de son mari, à l’automne 2018, l’âge de sa mère, le mariage de sa petite sœur ont servi de déclics. Son billet acheté, elle a rempli deux cartons avec des parfums achetés 20 euros sur le marché d’Aubervilliers, des baskets griffées vendues moitié prix sur Le Bon Coin et Facebook, des vêtements pour les enfants. Malgré tout, elle sait qu’elle n’a pas assez pour tout le monde et redoute « le guichet où chacun défilera avec son problème, son urgence à régler ».

« Au restaurant, si tu ne paies pas, on te rappelle à l’ordre : “Eh, les Parisiennes, vous qui avez l’argent, faites sortir les euros !” » Fatoumata B.

Difficile de leur expliquer alors qu’avec 1 900 euros de salaire (pour 50 heures hebdomadaires), ses fins de mois sont ric-rac. Et pourtant. « J’ai le loyer à payer, la taxe d’habitation, la cantine, le centre de loisirs… Mais, pour eux, 1 900 euros, c’est 1,2 million de francs CFA. Les nounous là-bas ne gagnent pas plus de 80 000 ou 100 000 francs CFA [de 120 à 150 euros], et beaucoup ne sont pas déclarées. » Ils sont quatre frères et sœurs du côté de sa mère, elle est la seule en France. « Ils comptent sur moi… » Elle s’est donc fait une raison : sa tontine y passera.

Ce système d’épargne informel, où chaque membre verse son écot tous les mois, permet de récupérer le pot commun à tour de rôle. Cette année, Geneviève T. a demandé à recevoir sa cagnotte, – 4 500 euros – en juin, juste avant les vacances. « Grâce à cette somme, je vais payer cash les deux téléphones de mes frères, je mettrai ma sœur à l’aise pour son mariage en lui offrant sa robe, et j’aiderai au village. » Si ses frères ont des projets d’ouverture de commerce, taxiphone, restaurant ou dépôt de boissons, elle les aidera. « Si ça rapporte et peut m’éviter d’envoyer de l’argent pendant l’année… »

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Ne pas prévenir de son arrivée permet de s’accorder quelques jours de répit avant le défilé des visites. Léontine G. commencera la distribution au bout d’une semaine. La tante qui s’est occupée de sa mère aura la primeur du choix du pagne. Car, oui, le pagne africain rapporté de Paris est très prisé. Évidemment, on en trouve sur le marché de Dakar. Mais « les cousines veulent ce qui vient d’Europe, ça brille. La qualité n’est pas la même », confirment les voyageuses.

Contrairement aux idées reçues, l’authentique wax hollandais Vlisco, celui qu’on offre en cadeau, ne coûte pas plus cher à Château-Rouge, à Paris, qu’en Afrique. Les nounous de Montreuil, elles, ont leur propre filière. Une dame les livre directement au parc, là où jouent les enfants dont elles ont la garde. À 65 euros le pagne, cela commence tout de même à chiffrer quand certaines en rapportent dix, vingt. « Mais en France, nuance Rita Z.-E., on peut payer en plusieurs fois. »

Avant son départ pour la Côte d’Ivoire, Léontine G. expédie par bateau les colis de vêtements et autres produits accumulés pendant des mois.
Avant son départ pour la Côte d’Ivoire, Léontine G. expédie par bateau les colis de vêtements et autres produits accumulés pendant des mois. Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

 

Tous ces efforts les mettent-elles à l’abri des demandes sur place ? Absolument pas. Au pays, on attend d’elles qu’elles dépensent leurs euros. « Au restaurant, c’est à la binguiste [les Africains qui vivent en France, dans l’argot ivoirien] de payer. Si tu ne le fais pas, on te rappelle à l’ordre : “Eh, les Parisiennes, vous qui avez l’argent, faites sortir les euros !” », confie Fatoumata B., qui se dit souvent qu’elle « travaille pour ceux de l’Afrique et se prive, ici, pour qu’ils soient à l’aise. Ils pensent que tout est facile, mais ils ne savent pas qu’en France la vie est dure ».

Respirer un peu

 

Certaines femmes, souvent plus jeunes, ont fini par craquer. « Au tout début, je préparais les valises avec des paires de chaussures, des vêtements, et je payais des suppléments bagage de 150 euros », confie Élise, vendeuse de cosmétiques née au Cameroun. « Je l’ai fait pendant trois ans. Aujourd’hui, quand je pars, je ne dors plus dans ma famille et je n’apporte plus rien. Je préfère leur donner 50 000 francs CFA [75 euros] pour qu’ils achètent ce qu’ils veulent. Car, de toute façon, ils demandent de l’argent. »

« Vous avez peur d’être jugé et que l’on vous trouve ingrat. Ces cadeaux sont une manière de dire : “Je suis en Europe, mais je pense à toi.” », explique Rita Z-E.
« Vous avez peur d’être jugé et que l’on vous trouve ingrat. Ces cadeaux sont une manière de dire : “Je suis en Europe, mais je pense à toi.” », explique Rita Z-E. Charlotte Yonga pour M Le magazine du Monde

 

C’est terminé, aussi, pour le mari de Fatoumata B. Arrivé en Europe il y a vingt-deux ans, il a longtemps travaillé en n’ayant que le village en tête. Mais il a déchanté il y a quelques années. « J’avais acheté un pantalon et deux polos pour un ami. Son seul remerciement a été : “Où sont les chaussures ?” » C’est à peu près à cette époque qu’il a appris que les deux maisons dans lesquelles il croyait avoir investi n’avaient en réalité jamais existé. Depuis, il a fait une croix sur l’Afrique. « Peu importe le regard des autres. Ne t’endette pas pour des gens qui n’auront aucun remerciement », conseille-t-il désormais à sa femme.

L’acheminement de tous ces cartons, dont il a fait sa profession, laisse aussi songeur Jean Ndema Moussa, gérant de NMJ Transports et associé de Speed Fret. Selon lui, « une des difficultés à l’intégration s’explique par ces envois, car tous ces dons se font au détriment des enfants nés en France, qui ne disposent pas de tout le confort dont ils auraient besoin, alors que, eux, vont vivre ici et non dans cette Afrique qu’ils ne connaissent pas ».

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Et pourtant, fin août, quand les voyageuses rentreront à Paris, les mains vides, le compte en banque à sec, se posera la question d’un départ l’été suivant, ou celui d’après, pour se laisser le temps de respirer un peu. Mais, quand l’idée aura fait son chemin, inévitablement Léontine G. installera deux cartons dans la chambre de son fils, Fatoumata B. entreposera une barrique dans le débarras de l’appartement, et Geneviève T. proposera à ses enfants de l’accompagner. Commencera alors, à nouveau, pour chacune d’elles, le long parcours des préparatifs d’avant départ.

Emeline Cazi

Source : Le Monde

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