Entre autres affaires, la mort du syndicaliste Neil Aggett, « suicidé » après avoir été détenu et torturé par les services de la sûreté en 1982, va être réexaminée.
Le 27 octobre 1971, les parents du militant anti-apartheid sud-africain Ahmed Timol sont informés que leur fils s’est suicidé en se jetant par la fenêtre de la salle 1026, place John-Vorster, au célèbre quartier général de la police, au centre de Johannesburg.
Timol était membre du Parti communiste sud-africain. C’était aussi un enseignant très apprécié. Sa famille est convaincue qu’il a été assassiné par la police. Un point de vue largement partagé par tous ceux qui s’opposent à l’apartheid à l’époque.
Ecrivant sous son nom de plume « Frank Talk », le leader de la conscience noire Steve Biko exprime son dédain à l’égard d’une version des faits manifestement fabriquée : « On a “empêché” le regretté Ahmed Timol de franchir en courant le pas de la porte, mais il s’est avéré impossible de l’empêcher de “sauter” par la fenêtre du 10e étage de Vorster Square pour y trouver la mort. »
Le meurtre d’Ahmed Timol reconnu par la justice
L’article de Biko, qui paraît dans le bulletin d’information de l’Organisation des étudiants sud-africains au début de 1972, est largement diffusé. Peu de temps après, le Congrès national africain (ANC), interdit, soumet un mémorandum aux Nations unies appelant à l’expulsion de l’Afrique du Sud de l’organisation mondiale et à la dénonciation de l’apartheid comme crime contre l’humanité.
Le mémorandum affirme ce qui était de notoriété publique à l’époque : la mort de Timol n’a pas été le résultat d’un suicide mais d’un meurtre. Peu de temps après, le magistrat JJL de Villiers statue, à l’issue d’une enquête, que personne n’est responsable de la mort de Timol.
Il aura fallu quarante-six ans pour que la vérité sur le meurtre de Timol soit reconnue devant un tribunal. Bien que des dossiers importants aient illustré la transformation du système de justice pénale en Afrique du Sud depuis 1994, cette affaire est la première à promulguer ce que l’on peut réellement considérer comme une justice réparatrice.
Un juge a ordonné que Joao « Jan » Rodrigues, un commis de la Direction de la sûreté et apparemment la dernière personne à avoir vu Timol avant sa mort, soit accusé du meurtre de Timol ainsi que d’avoir empêché ou fait obstruction à l’administration de la justice. Rodrigues a demandé une suspension définitive des poursuites. Une décision sur ce point est pendante.
Ahmed Timol. ahmedtimol.co.za
Si cette suspension était accordée, elle s’appliquerait non seulement à Rodrigues mais aussi à tous les anciens agents de sécurité et agents de l’Etat qui seraient de fait dispensés de rendre compte de leurs actes à l’avenir. La défense de Rodrigues soutient qu’un procès contre lui serait inéquitable en raison du temps qui s’est écoulé depuis le meurtre de Timol.
Autre développement récent, le ministre sud-africain de la justice a annoncé, fin avril, la réouverture de l’enquête sur la mort du syndicaliste Neil Aggett, qui se serait suicidé après avoir été détenu et torturé par les services de la sûreté, en 1982.
Silences devant la Commission vérité
A l’instar de ceux qui avaient commis des crimes en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du régime national-socialiste, presque tous les auteurs de l’apartheid ont été absorbés dans la vie civile et n’ont pas été punis.
La réouverture de ces affaires crée la possibilité de juger les auteurs de crimes contre l’humanité. Cela pourrait changer radicalement la façon dont les gens perçoivent ce qu’a été l’apartheid, comment il continue d’affecter le présent, et comment les gens vivent et comprennent impunité et injustice.
En 1995, un organisme aux allures de tribunal, la Commission vérité et réconciliation (CVR), a été créé en Afrique du Sud. Quiconque se considérait victime de violences pendant l’apartheid pouvait se présenter et faire entendre sa voix. Les auteurs d’actes de violence pouvaient également témoigner et requérir une amnistie des poursuites. Hawa Timol a témoigné sur le meurtre de son fils. Cependant, aucun des agents de la sûreté impliqués dans l’arrestation et l’interrogatoire de Timol ne s’est manifesté. Personne n’a non plus demandé l’amnistie pour son rôle dans le meurtre de Timol. En 1971, Timol avait été la 22e personne à mourir en détention aux mains de la sûreté depuis qu’elle avait inauguré les détentions sans procès. Il était le septième à s’être prétendument suicidé.
Après les audiences de la CVR, Imtiaz Cajee, le neveu de Timol, a juré de demander justice pour sa famille. Son livre, Timol : la quête de justice, a été publié en 2005. En 2017, l’enquête sur Timol a finalement été rouverte. Le 12 octobre, le juge Billy Mothle a rendu un jugement historique et infirmé les conclusions de l’enquête de 1972. Cette décision a affirmé ce que la famille Timol avait toujours soutenu : qu’Ahmed Timol ne s’était pas suicidé, mais avait été assassiné par des membres de la sûreté sud-africaine, après avoir été interrogé et torturé.
Commission d’enquête sur l’échec des poursuites
Le rapport final de la Commission vérité et réconciliation a été publié en 2003. Trois cents affaires de violations flagrantes des droits de l’homme ont été transmises au ministère public, étant entendu qu’elles feraient l’objet d’enquêtes et que les responsables seraient poursuivis.
En 2015, l’échec de l’Etat à poursuivre les dossiers de la CVR a été révélé lorsque Thembi Nkadimeng a cherché à contraindre l’Autorité nationale des poursuites à poursuivre les agents de la Sûreté accusés d’avoir torturé et tué sa sœur, Nokuthula Simelane, une militante anti-apartheid enlevée en 1983. Il s’est avéré que des « ingérences politiques » avaient garanti que l’affaire fût bloquée.
Le 5 février 2019, dix commissaires de la CVR ont écrit une lettre au président Cyril Ramaphosa. Ils ont demandé la mise sur pied d’une commission d’enquête sur les raisons pour lesquelles les dossiers de la CVR n’ont pas été poursuivis. Dans leur lettre, les commissaires défendent que « le fait de ne pas enquêter sur ceux qui n’ont pas été amnistiés et de ne pas les poursuivre constitue une trahison profonde à l’égard de tous ceux qui ont participé de bonne foi au processus de la CVR. Cela sape complètement la base même de la transition historique de l’Afrique du Sud ».
La réouverture des affaires Timol et Aggett permet de mieux faire connaître et faire comprendre au public les nombreux cas de personnes torturées et assassinées sous l’apartheid. Elle rappelle également que les auteurs d’atrocités ont presque toujours échappé à leurs responsabilités et n’ont jamais été tenus comptables de leurs actes.
Kylie Thomas est chercheuse associée à l’Institut pour la réconciliation et la justice sociale de l’University of Free State, à Bloemfontein, en Afrique du Sud.
Cet article, traduit et copublié par Thierry Cruvellier, du site Justice Info/Fondation Hirondelle, a également été publié sur le site The Conversation.
Source : Le Monde
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