SENEGAL – Diplômés en arabe : L’impossible insertion professionnelle ?

Nombre de Sénégalais font des études religieuses ou littéraires en langue arabe. Rares sont ceux qui ont fait la médecine, l’agronomie ou les mathématiques… Leur profil ne correspondant pas aux besoins des entreprises et de l’administration, ces arabophones peinent à trouver des débouchés pour faire valoir leurs compétences. Enquête sur une élite partagée entre lamentations et manque de perspectives.

 

L’arabisant est défini selon le dictionnaire illustré du petit Larousse (2001) comme le spécialiste de la langue et de la civilisation arabes. Avec cette acception, l’arabisant serait vu comme toute personne ayant subi un enseignement en arabe dans une université arabe ou occidentale, soit-il musulman ou non. Dans le cas du Sénégal, il faudrait aussi inclure dans ce lot ceux-là qui ont subi une formation dans les madrasa ou écoles traditionnelles musulmanes sans aucun diplôme ou certificat.

C’est ce sous-groupe d’arabophones qui s’insère le plus difficilement dans la fonction publique. Ils occupent des fonctions de maître coranique, d’imam de mosquée, de maître d’arabe dans le privé ; ou exercent, malgré eux, des professions libérales (commerçants, marabouts confectionneurs de gris-gris, courtiers, démarcheurs…), nous renseigne l’inspecteur Mor Talla Cissé de la division de l’enseignement arabe au ministère de l’éducation nationale.

Sous ce rapport, cette langue sémitique n’est ici qu’un instrument qui sert à diffuser et à transmettre les enseignements islamiques. Elle ne serait apte pour que l’on s’en serve pour consigner des sciences profanes (maths, physique, médecine).

L’arabe au Sénégal, la sacralisation d’une langue !

 

Ce qui procure à la langue arabe au Sénégal une certaine sacralité, lui donnant ainsi une dimension magico-spirituelle. Comme le suggère Mouhamed Bachir Dia, «dans l’imaginaire sénégalais, l’arabe est une langue sacrée. Donc pas une langue profane comme le français, l’anglais, l’allemand ou le portugais». Ce professeur d’arabe, par ailleurs doctorant à l’UCAD, estime qu’en réalité «l’arabe n’est envisagé et perçu que sous cet angle de la religion musulmane. C’est pourquoi on constate que les paroles, les écrit en arabe font spontanément penser à l’islam.»

Babacar Sy, professeur d’arabe au nouveau lycée de Thiès, quant à lui, n’a pas manqué de citer un de ses anciens élèves au lycée Seydou Nourou Tall pour réfuter ses stéréotypes qui relient la langue arabe uniquement à la religion musulmane. En effet le jeune élève, de confession catholique, avait choisi l’arabe comme deuxième langue. Le jeune, rapporte son ancien professeur, disait que ses camarades de classe lui signifiaient qu’il voulait tout simplement se convertir en Islam. C’est la seule raison qui peut expliquer son choix porté sur la langue arabe. Mais lui il disait que ce choix a été motivé par la beauté et la richesse de cette langue sémitique. Que tout petit, il aimait suivre des dessins animés en arabe.

L’arabisant ne pourrait, à en croire M. Dia, «aborder (ou aborderait mal) des questions liées à la vie politique, économique et sociale de la cité. Son domaine de prédilection ne peut être que la religion. Et c’est impensable pour le Sénégalais de voir un arabisant fumer ou danser», renseigne Bachir Dia, qui indique qu’un de ses professeurs au département d’arabe de l’UCAD fumait comme un pompier. Des clichés qui commencent à disparaitre pour Moustapha Sall, un commerçant ayant l’habitude de s’approvisionner dans les pays du Golfe.

«De nos jours, avec la mobilité des hommes, certains clichés et barrières que les gens avaient des Arabes commencent à disparaitre petit à petit. Tu peux trouver un Arabe qui parle un arabe châtié et qui se mêle dans des affaires inimaginables pour le Sénégalais», indique ce sexagénaire. Il ajoute par ailleurs qu’en Syrie, les Arabes chrétiens font la messe en arabe. Et il n’y a aucune différence entre la langue utilisée dans les églises et celle utilisée dans les mosquées. En effet dans l’imaginaire de bon nombre de Sénégalais, l’arabe est la langue des élus dans l’au-delà. Sur ce point, ils font référence à un hadith rapporté par Tabarani (penseur musulman ayant vécu entre 873-970) par lequel le prophète Mouhamad aurait dit : «vous devez aimer les Arabes pour trois raisons : Je suis Arabe, le Coran est écrit en arabe et la langue parlée au paradis sera l’arabe».

A la lumière de ce hadith dont l’authenticité est douteuse chez les spécialistes en la matière, certains arabisants, interrogés sur les motivations pour l’étude d’une langue qui n’a que très peu de débouchés dans un pays aussi francophone que le Sénégal, ils évoquent ce sentiment religieux.  C’est le cas de Khalifa Sarr, étudiant en master2 au département d’arabe de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. «J’ai commencé mon cursus dans les daaras (école coranique). Et donc, naturellement après mon Bac, je ne pensais qu’à intégrer ce département pour approfondir mon niveau de langue et de surcroît mieux connaître les textes sacrés».

La langue arabe est apparue en Afrique subsaharienne avec l’islam. Son expansion remonterait à la période précoloniale grâce à la combinaison de beaucoup de facteurs que sont, entre autres, la propagation de l’islam et la diffusion du Coran. Les premiers lettrés musulmans ont assuré des fonctions importantes dans la justice, l’éducation et même la diplomatie dans les cours des rois. Cependant graduellement, «l’arabe qui a devancé toutes ces autres langues étrangères en Afrique» finira, selon Babacar Sy, «par être relégué à son rôle de langue religieuse au profit du français qui s’imposa comme langue officielle avec l’indépendance du Sénégal en 1960».

Les arabophones, relais de la diplomatie sénégalaise dans le monde arabe

 

L’hégémonie de l’arabe, préjudiciable au rayonnement de la langue et de l’influence française, ne pouvait durer. Il était certes exclu toutes tentatives visant à interdire son enseignement dans les ex-colonies majoritairement musulmanes. Une telle attitude aurait provoqué la réaction des populations musulmanes portées à la défense de leurs convictions religieuses. Mais dès que le français fut suffisamment répandu l’arabe fut relégué à un rôle plus modeste. Toutefois (et paradoxalement), c’est sous le président Léopold Sédar Senghor, de confession catholique, que la première génération d’arabophone a eu une certaine promotion sociale. Le premier président du Sénégal indépendant a su prendre appui sur cette élite pour huiler ses relations avec les dirigeants du monde arabe.

A cet effet, les premiers diplômés en arabe seront utilisés dans les ambassades du Sénégal dans les pays du Golfe. Le président Senghor, fin stratège, qui avait déjà ses entrées dans les cercles maraboutiques, avait réussi à faire des vieux contestataires diplômés des universités arabes ses véritables relais dans la politique sénégalaise du monde arabe. Une aubaine aujourd’hui qui semble être de l’histoire ancienne.

Leurs jeunes frères n’ont pas eu cette chance d’être employés dans la plus haute sphère de la fonction publique sénégalaise. «Le diplômé en langue arabe à son retour, s’il n’est pas reçu à l’Ecole normale supérieure ou investi d’une fonction religieuse ou s’il n’a pas les moyens de monter ses propres affaires, il a toutes les chances de chômer», déclare Masse Ndiaye, diplômé de l’université du Caire. Ce dernier tient son commerce au marché Ngélaw de Benn Taly  Il officie également comme imam et prêcheur les vendredis à la mosquée de cette localité.

Au-delà des lamentations…

Les arabisants, revendiquant les mêmes compétences que les diplômés en français, se disent victimes d’une discrimination et systématiquement écartés du circuit socio-professionnel. De telles lamentations constituent le plus souvent le discours tenu par l’élite arabophone. Une assertion que semble relativiser Elhadji Youga Ndiaye, arabophone et journaliste à la RTS. Pour ce présentateur du magazine Regards sur la Oummah qui passe sur la télévision nationale, «au Sénégal, le métier de l’imamat n’est pas institutionnalisé. D’où la problématique pour certains diplômés en théologie ou autres disciplines assimilées de trouver un emploi». A cet effet, il conseille aux étudiants arabophones de s’éloigner au maximum «des disciplines classiques et privilégier les disciplines scientifiques», car, martèle-t-il, «quelqu’un qui a suivi des formations qui donnent des débouchés sur le marché du travail, va sûrement réussir son insertion professionnelle».

Après son brevet obtenu à l’école Al Manar de Louga, Elhadji Youga Ndiaye s’envole pour le Maroc pour faire son Baccalauréat. Ce diplôme obtenu, au lieu de suivre les filières classiques comme il était de coutume, il choisit de s’orienter vers le journalisme, plus précisément à l’école des sciences de l’information à Rabat. «J’ai fréquenté cet institut de journalisme pendant trois ans. Et après je me suis inscrit à l’institut supérieur de journalisme pour le second cycle».

Titulaire de ce diplôme supérieur en journalisme équivalent du bac+5, Elhadji Youga Ndiaye contrairement à d’autres arabophones n’aura aucune difficulté à trouver un emploi à son retour au bercail en 1990. «Dès mon retour j’ai effectué un stage à la RTS. Par la suite j’ai été confirmé comme permanent avant d’occuper des postes de chef de stations régionales». Ainsi pour échapper aux difficultés de trouver d’emploi après des études arabes, l’animateur du magazine Regards sur la Ummah conseille autant que possible de privilégier les disciplines modernes pour mieux s’adapter aux réalités socio-professionnelles du moment.

A en croire ce journaliste de la télévision nationale, c’est à l’arabisant de diversifier ses connaissances et maitriser la langue de travail du pays pour être mieux respecté et par voie de conséquence élargir ses chances. Cette trajectoire d’Elhadji Youga Ndiaye est un peu similaire à celle de Penda Diallo Guèye. Cette dernière qui se destinait au métier de la traduction et de l’interprétariat finira, par des concours de circonstance, par se retrouver dans l’univers des médias. Après une maitrise en littérature arabe obtenue en 1998 à l’université Kharawiyine (Maroc), l’ancienne pensionnaire du lycée Abdoulaye Niass de Kaolack tente le concours d’entrée à l’école normale supérieure. «J’avais fait le test tout en sachant que je ne voulais pas être enseignante. Mais c’était le seul débouché qui s’offrait à nous. Au même moment, j’avais déposé des demandes dans des ambassades arabes accréditées à Dakar», se souvient-elle.

Avant d’avoir une réponse venant de ces représentations diplomatiques, un parent, dit-elle, lui suggéra d’aller voir Sidy Lamine Niass. Le PDG du groupe Walfadjri venait de créer sa radio (1997) et faisait la promotion des diplômés en arabe. Ainsi, sans aucune connaissance des médias, elle participera dans l’émission religieuse qu’animait oustaz Amine Dondé. Tout comme on lui confiait d’autres tâches qui s’éloignaient du journalisme comme la saisie d’un livre que le président du groupe écrivait sur son père, Khalifa Mouhamed Niass. Ainsi Penda Diallo Guèye sera formée sur le tas. Jusqu’en 2002, elle partira effectuer un stage de 4 mois à la Radiotélévision égyptienne.

«Que des bourses pour les études littéraires et religieuses»

 

L’inspecteur en langue arabe au ministère de l’éducation nationale, Mor Talla Cissé est du même avis que ces deux arabisants du monde des médias. A cet effet, il n’a pas manqué d’appeler les arabophones à diversifier les études en tenant compte des réalités et des mutations sociales qui s’opèrent dans le pays. Tout comme il les invite à une parfaite maitrise des langues notamment le français, la langue officielle du Sénégal. L’inspecteur Cissé appelle aussi à revoir l’orientation des étudiants sénégalais dans les universités arabes. Mais pour cela, il pose des préalables. «Il faut, avant cela, que ces disciplines soient enseignées correctement dans les écoles arabo-islamiques. Ce qui n’est pas le cas. On n’a pas de professeurs de maths, ni de sciences physiques. Il n’y a même pas de bons profs de Philo».

M. Cissé, officiant à la division de l’enseignement arabe, rappelle également que les pays arabes «n’offrent que des bourses pour les études littéraires et religieuses». Les rares étudiants qui ont fait les séries scientifiques dans ces pays ne peuvent pas être inscrits dans certaines facultés scientifiques. «On leur demande de payer, s’ils veulent les faire, en Jordanie et en Egypte par exemple», renseigne-t-il. Ajoutant toutefois que «cette problématique concerne tout le système éducatif sénégalais. Partout les filières littéraires sont dominantes».

L’Etat n’a pas élaboré des plans ou des stratégies spécifiques pour l’insertion socioprofessionnelle des arabophones. Cependant selon l’inspecteur en langue arabe Mor Talla Cissé, des efforts sont en train d’être faits dans le sens d’une meilleure prise en charge de la question de l’enseignement arabo-islamique.  De ces efforts, il cite l’introduction de l’éducation religieuse à l’élémentaire public ; le crédit horaire de l’arabe qui passe d’une heure à deux heures par semaine ; la création d’écoles franco-arabes publiques, de collèges et de lycées franco-arabes. Il mentionne également la réorganisation de l’enseignement arabe privé avec un programme unifié et un baccalauréat officiel (Série AR-L).

Le recrutement du personnel enseignant arabophone a sensiblement augmenté, à tous les niveaux. Il y a la réouverture de la section arabe à l’Ecole nationale d’administration. Concernant les bourses d’études octroyées par les pays arabe, l’inspecteur Cissé estime que «l’Etat pourrait demander à ce que les étudiants boursiers soient autorisés à s’inscrire dans les filières porteuses d’emplois«.

En attendant de trouver une solution structurelle à la problématique de l’insertion socio-professionnelle de l’élite arabophone au Sénégal, il s’avère que le marché du travail a ses exigences que la formation académique des arabophones à l’heure actuelle ne pourrait satisfaire.

Serigne Mbaye Dramé

Source : Cesti Info (Sénégal) – Le 20 juin 2018)

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