A l’occasion du centenaire de la naissance de Nelson Mandela, l’ancien président américain a délivré, mardi 17 juillet à Johannesburg, son premier grand discours depuis son départ de la Maison Blanche.
Invité à Johannesburg par la fondation Mandela à rendre hommage au premier président noir de l’Afrique du Sud, élevé au rang d’icône internationale, Barack Obama s’est posé en rempart de la démocratie et a averti des dangers d’un retour en force de l’autoritarisme. Un exposé qui a pris l’allure d’un véritable cours de relations internationales, dans lequel l’ancien président n’a pas retenu les critiques contre son successeur Donald Trump, sans jamais le nommer, fidèle à son habitude.
« Il y a cent ans, Madiba naissait dans le village de Mvezo. Rien n’aurait pu laisser présager, à ce moment-là, dans cet endroit-là, qu’un jeune garçon noir changerait le cours de l’histoire. L’Afrique du Sud avait déjà commencé à introduire des mesures de ségrégation raciale, un ensemble législatif connu sous le nom d’apartheid. La majorité de l’Afrique, dont le pays de mon père [le Kenya], était sous domination coloniale. Les puissances européennes dominantes, après une horrible guerre mondiale qui a pris fin quelques mois après la naissance de Madiba, considéraient ce continent et ses habitants comme un butin à se partager, un territoire abondant en ressources naturelles et en main-d’œuvre bon marché.
Il serait donc difficile d’exagérer les remarquables transformations qui se sont produites depuis. De plus en plus de peuples, témoins des horreurs du totalitarisme et des massacres perpétrés au cours du XXe siècle, ont imaginé une nouvelle vision pour l’humanité, fondée non seulement sur le principe d’autodétermination, mais aussi sur la démocratie, l’Etat de droit et la dignité inhérente à chaque individu.
Nelson Mandela a consacré sa vie à cette longue marche vers la liberté et la justice. Pour les peuples opprimés du monde entier, il est devenu l’incarnation de l’espoir, de l’aspiration à une vie meilleure, et de la possibilité d’une transformation morale des systèmes politiques. Lorsque, étudiant en droit, j’ai assisté à sa sortie de prison, quelques mois après la chute du mur de Berlin, j’ai ressenti le frisson d’espoir qui a traversé les cœurs du monde entier. On sentait que les forces du progrès, inexorables, étaient en marche. Que la vision progressiste incarnée par Nelson Mandela déterminait désormais les termes du débat politique international.
L’ordre international actuel n’a pas tenu toutes ses promesses
Certes, il existait toujours des tragédies – de sanglantes guerres civiles dans les Balkans et au Congo. Mais la poursuite de la détente nucléaire, la construction d’une Europe unifiée, ancrée dans l’OTAN, et l’entrée de la Chine dans le système économique mondial réduisaient considérablement toute perspective de guerre entre grandes puissances. Les dictatures cédaient la place aux démocraties. Le respect de l’Etat de droit et des droits de l’homme, énumérés dans la charte des Nations unies, devint la norme directrice pour la majorité des nations. Lorsque les droits de l’homme étaient violés, ceux qui les bafouaient étaient transformés en parias.
Ces changements géopolitiques se sont accompagnés de bouleversements économiques. L’introduction de l’économie de marché, l’intégration mondiale, facilitée par les nouvelles technologies, encourageaient soudainement des entrepreneurs de talent, même dans les zones périphériques de l’économie mondiale. Soudainement, ils eurent de nouvelles possibilités, notamment celle de faire des affaires.
Un milliard de personnes sortirent de la pauvreté. Des pays autrefois en famine ont pu nourrir leur population, la mortalité infantile a chuté. Et pendant ce temps, le développement d’Internet a permis aux gens de communiquer instantanément par-delà les océans. D’un coup, les cultures et les continents s’étaient rapprochés. Tous ces progrès sont bien réels.
Si l’on ne peut pas nier les grandes avancées que notre monde a connues depuis que Madiba a retrouvé la liberté, il nous faut également reconnaître que l’ordre international actuel n’a pas tenu toutes ses promesses. Et parce que les gouvernements et les élites ont jusque-là échoué à combler lacunes et contradictions, une bonne partie du monde semble sur le point de rebasculer vers un ordre ancien, plus dangereux et plus brutal.
Il faut commencer par admettre que les structures précédentes de privilèges et de pouvoir n’ont jamais complètement disparu. Il est clair que la discrimination raciale existe toujours aux Etats-Unis, tout comme en Afrique du Sud. Et il est également avéré que le préjudice cumulé par des années d’oppression institutionnalisée a créé des disparités béantes de revenu, de richesse, d’éducation et de santé.
Dans presque tous les pays, l’influence économique disproportionnée de ceux qui sont au sommet a donné à ces individus une influence extrêmement disproportionnée sur la vie politique de leurs pays, sur leurs médias, sur les politiques qui sont mises en place et sur les intérêts qui finissent par être ignorés. C’est pourquoi, à la fin du XXe siècle, alors que certains commentateurs occidentaux déclaraient la fin de l’histoire et le triomphe inévitable de la démocratie libérale, la plupart ont ignoré tous les signes qui indiquaient l’imminence d’un retour de bâton.
Celui-ci s’est manifesté, très violemment, le 11 septembre 2001. L’émergence de réseaux terroristes transnationaux, alimentés par une idéologie qui a perverti l’une des grandes religions du monde, a provoqué un affrontement non seulement entre l’islam et l’Occident, mais aussi entre l’islam et la modernité. Dans ce contexte, une invasion malavisée de l’Irak par les Etats-Unis n’a pas aidé.
La Russie, humiliée par son influence réduite suite à l’effondrement de l’Union soviétique, se sentant menacée par les mouvements démocratiques florissant à ses frontières, s’est remise à affirmer son penchant pour l’autoritarisme et, dans certains cas, à s’ingérer chez ses voisins. La Chine, ragaillardie par les succès de son économie, a commencé à se hérisser contre les critiques fustigeant son bilan en matière de droits de l’homme, et à labelliser la promotion de valeurs universelles comme un nouvel impérialisme qui ne dit pas son nom.
Deux visions de l’avenir de l’humanité en concurrence
Aux Etats-Unis, au sein de l’Union européenne, les critiques de la mondialisation sont d’abord venues des rangs de la gauche, puis, avec plus de vigueur, de ceux de la droite. Des mouvements populistes, souvent financés par des milliardaires cyniques désireux de réduire l’emprise du gouvernement sur leurs intérêts commerciaux, ont mis à profit le malaise ressenti par de nombreuses couches de la société, qui craignent que leur stabilité économique ne s’effrite, que leur statut social et leurs privilèges soient amoindris, et que leurs identités culturelles soient menacées par des étrangers ou des personnes qui ne leur ressemblent pas.
Et, peut-être plus que tout, l’impact dévastateur de la crise financière de 2008, où le comportement insouciant des élites financières a entraîné des années de galère pour des millions de gens, a fait que la parole d’expert a perdu sa crédibilité. Une politique de la peur et de la rancœur est apparue, une politique qui est aujourd’hui en pleine expansion, ce qui aurait semblé inimaginable il y a quelques années. Je ne suis pas alarmiste, je dis simplement les faits. Regardez autour de vous : les hommes forts ont la cote, et si les élections et des apparences démocratiques sont maintenues, ceux qui sont au pouvoir cherchent à saper consciencieusement les institutions et les normes qui donnent à la démocratie tout son sens.
Ainsi, à l’occasion du 100e anniversaire de Madiba, on se retrouve à la croisée des chemins. Deux visions très différentes de l’avenir de l’humanité sont en concurrence pour les cœurs et les esprits des citoyens du monde entier. Deux histoires différentes, deux scénarios différents de ce que nous sommes et ce que nous devrions être. J’ai foi en la vision de Nelson Mandela. Une vision partagée par Gandhi, [Martin Luther] King et Abraham Lincoln. Je crois en une vision de l’égalité, de la justice, de la liberté et de la démocratie multiraciale, fondée sur le principe selon lequel tous les êtres humains sont créés égaux et qu’ils sont dotés par notre créateur de certains droits inaliénables.
Dans ses écrits, Madiba montre à ceux d’entre nous qui croient en la liberté et la démocratie que nous allons devoir nous battre plus fort pour réduire les inégalités et promouvoir des opportunités économiques durables pour tous. Il faut un capitalisme inclusif à la fois au sein des nations et entre les nations. Madiba nous enseigne aussi que certains principes sont vraiment universels – le plus important étant que nous sommes unis par une humanité commune et que chaque individu a une dignité et une valeur inhérentes.
Il m’est surprenant de devoir continuer à affirmer cette vérité encore aujourd’hui. Plus d’un quart de siècle après la libération de Mandela, je dois encore dire que les Noirs, les Blancs, les Asiatiques, les Latino-Américains, les femmes et les hommes, les homosexuels et les hétérosexuels sont tous humains, que nos différences sont superficielles et que nous devons nous traiter les uns les autres avec respect. Comme nous le voyons dans les récentes dérives de la politique réactionnaire, il se trouve que la lutte pour des principes basiques de justice n’est jamais vraiment terminée.
C’est une vérité qui est au cœur de chaque religion mondiale – que nous devrions traiter autrui comme nous voudrions être traités. Que nous pouvons partager des espoirs communs et des rêves communs. C’est une vérité qui, d’ailleurs, une fois épousée, apporte des avantages bien pratiques, puisqu’elle permet à une société de puiser dans les talents, l’énergie et la compétence de tout son peuple. Et si vous en doutez, demandez donc à l’équipe de France de football, qui vient de remporter la Coupe du monde. Ces joueurs ne m’ont pas tous l’air d’être gaulois… Mais pourtant ils sont tous français. Ils sont français !
La démocratie, ce n’est pas juste des élections
Il faut néanmoins reconnaître que la modernisation et son évolution rapide induisent une perte de repères. Le monde s’est rétréci, et nous devons trouver un moyen d’atténuer les craintes de ceux qui se sentent menacés. Par exemple, dans le débat actuel sur l’immigration en Occident, il n’est pas illégitime d’insister sur l’importance des frontières nationales. Nous devons pouvoir discuter avec des personnes qui estiment que la gestion des frontières n’est pas faite de manière ordonnée. Mais cela ne peut pas être une excuse pour justifier des politiques d’immigration fondées sur la race, l’appartenance ethnique ou la religion. Il faut une certaine cohérence. Et on peut faire respecter la loi tout en respectant l’humanité de ceux qui se battent pour une vie meilleure, comme une mère avec son enfant dans les bras.
Madiba nous rappelle enfin que la démocratie, ce n’est pas juste des élections. Lorsqu’il a été libéré de prison, il était au summum de sa popularité. S’il le voulait, il aurait pu être président à vie, gouverner par décrets, sans se préoccuper de l’équilibre des pouvoirs. Mais au lieu de cela, il a guidé l’Afrique du Sud dans la rédaction d’une nouvelle Constitution, en s’inspirant de toutes les pratiques institutionnelles et des idéaux démocratiques les plus solides, bien conscient du fait que personne ne détient le monopole de la sagesse. Il a compris qu’il ne s’agit pas seulement de savoir qui obtient le plus de votes. C’est aussi la culture civique que nous construisons qui fait fonctionner la démocratie.
Il faut donc cesser de prétendre que les pays qui organisent des élections où parfois le gagnant remporte 90 % des voix parce que l’opposition est en prison sont des démocraties. Certes, parfois, la démocratie, c’est le désordre, c’est lent et frustrant. Mais la promesse d’efficacité qu’offre un autocrate est un mensonge. Ne vous méprenez pas, car cela conduit invariablement à une plus grande concentration de richesse et de pouvoir au sommet, qui facilite la dissimulation de la corruption et des abus. Malgré toutes ses imperfections, la vraie démocratie est celle qui respecte le mieux l’idée que le gouvernement existe pour servir l’individu et non l’inverse.
Pour que tout cela fonctionne, il faut croire en la réalité objective, et aux faits. Sans faits, il n’y a pas de coopération. Je ne peux pas trouver de terrain d’entente avec quelqu’un qui proclame que le changement climatique n’existe pas, alors que tous les scientifiques du monde l’affirment. Malheureusement, trop de politiques d’aujourd’hui rejettent le concept même de vérité objective. Ils inventent n’importe quoi. On le voit dans la propagande sponsorisée par l’Etat, sur Internet, dans le flou entretenu entre information et divertissement. Les dirigeants politiques n’ont plus honte, lorsqu’ils sont pris dans un mensonge, de se contenter de mentir davantage.
Comme pour le déni des droits, le déni des faits va à l’encontre de la démocratie, et pourrait conduire à sa perte. C’est pourquoi il faut protéger les médias indépendants, veiller à ce que les réseaux sociaux ne soient pas seulement une plate-forme pour s’indigner ou désinformer, et enfin insister pour que nos écoles enseignent la pensée critique à nos jeunes, pas seulement l’obéissance aveugle. Il serait tentant de céder au cynisme, de croire que les récents changements dans la politique mondiale sont trop puissants pour être combattus. Tout comme les gens parlaient du triomphe de la démocratie libérale dans les années 1990, on entend maintenant des gens parler de la fin de la démocratie et du triomphe de l’homme fort. Il faut résister à ce cynisme.
Nous avons traversé des périodes bien plus sombres. Certes, à la fin de sa vie, Madiba incarnait un combat réussi pour les droits de l’homme, mais son parcours n’a pas été facile. Il est resté en prison plus de trois décennies. Finalement, il n’aurait pas aussi bien résisté s’il avait été seul dans sa lutte. Il tirait une partie de sa force du fait qu’il savait que chaque année les rangs de combattants se régénéraient, que des jeunes femmes et hommes en Afrique du Sud et sur tout le continent continuaient à se battre au nom de sa vision.
Ce dont nous avons besoin en ce moment, ce n’est pas d’un leader, ce n’est pas d’une source d’inspiration, mais plutôt de cette énergie collective. Et je sais que des jeunes porteurs de cet espoir s’organisent partout. Chaque génération a l’opportunité de refaire le monde. Mandela disait : “Les jeunes sont capables, lorsqu’ils sont stimulés, de faire tomber les tours de l’oppression et de lever les bannières de la liberté.” C’est le moment. »
Source : Le Monde
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