l’Afrique a assez payé

Nord-Sud –  " Repenser la philanthropie " :  l'écrivain Uzodinma Iweala a prononcé le discours inaugural de la conférence organisée sur ce thème le 12 octobre, à Genève. En voici de larges extraits.

 

Qu'est-ce que la philanthropie ? Elle a été définie comme l'amour de l'humanité, dans un sens bienveillant et nourricier. Pour Samuel Johnson – 1709-1784 – , il s'agissait de l'amour du genre humain et de la bonté. Dans sa forme la plus pure, elle est un acte profondément -révolutionnaire. Pratiquer la philanthropie, c'est reconnaître pleinement et intimement l'humanité fondamentale de toute personne, notamment en s'efforçant de lever les obstacles pour que les individus réalisent leur véritable potentiel d'humanité. Cela peut passer par l'allégement de la pauvreté avilissante ou la lutte contre les structures politiques oppressives – il existe de nombreuses façons de pratiquer l'amour de l'humanité, dans un sens bienveillant et nourricier. Cependant, l'héritage du colonialisme et le désordre actuel de la philanthropie en Afrique compliquent les choses. (…)

Je me souviens d'un jour où je me trouvais à Londres en même temps que ma mère durant son premier mandat de ministre des finances du Nigeria – 2003-2006 – . Elle était sur place pour défendre l'allégement de la dette, et le seul moyen pour moi de me glisser dans son emploi du temps serré était de monter en voiture avec elle entre ses réunions. En remontant Whitehall, j'ai regardé par la fenêtre les majestueux bâtiments et lui ai dit : " C'est ce qu'il nous faut au Nigeria pour faire changer le cours des choses – une architecture monumentale. " Sans lever le nez de ses dossiers, elle m'a répondu : " Mais nous avons payé pour tout cela. "

Elle avait raison. Et nous le payons encore de multiples -manières. C'est pourquoi la philanthropie occidentale en Afrique est parfois si perverse. L'écrivain kényan Ngugi wa Thiong'o a écrit : " Pourquoi l'Afrique a-t-elle laissé l'Europe -emporter des millions d'âmes africaines en dehors du continent aux quatre coins du monde ? Comment l'Europe a-t-elle pu regarder de haut un continent dix fois plus grand qu'elle ? Pourquoi l'Afrique indigente continue-t-elle de laisser ses richesses satisfaire les besoins de ceux qui sont hors de ses frontières et de suivre derrière, les mains tendues, pour qu'on lui prête les -richesses qu'elle a justement laissées partir ? "

Me voler mille dollars puis me donner un dollar quand vous passez devant moi dans la rue, ce n'est pas ce qu'on peut appeler de la philanthropie. Il n'y a aucun amour de l'humanité dans cette action. Il n'y a aucune bonté. Dans cette action, il n'y a aucun effort pour changer les structures qui déshumanisent.

Toutefois, mon intention n'est pas de dramatiser les atrocités perpétrées pendant le colonialisme. Je cherche plutôt à présenter clairement la situation afin de permettre aux philanthropes modernes de voir où ils peuvent avoir le plus d'impact. Pour moi, cela signifie déplacer le débat, passer de la notion de philanthropie en Afrique à l'idée de justice. Plus précisément, quand je parle de redéfinir la philanthropie pour servir la justice, ce que j'entends très concrètement est un mot redouté : " réparations ".

Considérons ce nombre : 97 000  milliards de dollars – 83,7 milliards d'euros – . Selon le Guardian, il s'agit d'une estimation basse de la valeur du travail extorqué aux esclaves africains dans les colonies nord-américaines entre 1619 et 1865. Cette estimation ne tient pas compte de tout le travail extorqué en Afrique même après 1865, ni de la valeur des ressources non humaines. Elle prend exclusivement en considération le travail effectué par de la main-d'œuvre africaine pendant deux cent quarante ans – un travail qui fut absolument fondamental pour construire la richesse de l'Europe et de l'Amérique, une richesse qui rend aujourd'hui possible la philanthropie. Prenons les montants de la philanthropie, justement : ils sont -estimés à 60  milliards de dollars par an – 51,7 milliards d'euros – pour les dons privés aux pays en voie de développement – en fait, 7,6  milliards de dollars, soit 6,5 milliards d'euros, selon les derniers calculs de l'OCDE – , et à 150  milliards – 129,4 milliards d'euros – pour l'aide publique au développement. Pour atteindre les 97 000  milliards de dollars, il faudrait plus de mille cinq cents ans de " philanthropie " privée et près de six cent quarante ans d'aide au développement officielle.

En d'autres termes, l'ampleur du transfert de richesse – un euphémisme pour parler de vol – qui a eu lieu entre 1619 et 1865 crée un vide tellement insurmontable que l'on fait comme s'il n'existait pas. Au mieux, il invite à des discussions sur l'impossibilité de rembourser 97 000  milliards de dollars. Il existe pourtant un précédent de versement de réparations du colonialisme en Afrique. En  2012, les Britanniques ont présenté des excuses formelles et accepté de payer 20  millions de livres – 22,6 millions d'euros – aux Kikuyu du Kenya, lesquels ont eu la malchance de connaître la mission civilisatrice britannique des années 1950. La somme restituée semble bien faible en comparaison du coût de la déshumanisation et de la valeur des terres saisies. Mais ce qui importe le plus aux personnes, c'est la reconnaissance que quelque chose de mal a été commis. Les excuses constituent un premier pas crucial pour affirmer l'humanité d'une personne.

Si la philanthropie est réellement une affaire d'amour de l'humanité et de changement des dynamiques structurelles qui empêchent la pleine expression de cet amour, nous ne pouvons espérer changer les dynamiques structurelles entre l'Afrique et l'Europe sans reconnaître et réparer les injustices du passé. Pour ouvrir la voie à une nouvelle relation, les organisations philanthropiques doivent abandonner le message : " Ceci est notre argent et nous vous le donnons par -altruisme " pour adopter celui-ci : " Ceci est votre argent, il vient des ressources que nous nous sommes injustement -appropriées et nous avons le privilège de vous le rendre. "

Les philanthropes pourraient ajouter : " Oui, vous êtes -humains, et je suis désolé que nous ayons pris vos vies, vos terres et votre argent. " Un tel changement de message créerait une -situation où tout le monde serait gagnant. Il permettrait à -l'Occident de progresser vers la pleine reconnaissance de sa propre humanité, en demandant pardon, et de dépasser le capitalisme absolu, qui considère la vie humaine comme une matière première. Il permettrait aux Africains d'évoluer sur la scène mondiale comme des personnes pleinement égales aux Occidentaux plutôt que comme des personnes de second ordre.

Mais changer le message n'est que la première étape. La -seconde est plus délicate, car elle implique de l'argent. Comment calculer puis rendre les richesses astronomiques extorquées à l'Afrique, qui ont fait la richesse des nations occidentales et permis à leurs populations d'être si " philanthropiques " ? Comment décider de qui paie ? A la racine de la répugnance à payer des réparations se trouve cette idée : " Mes ancêtres n'étaient ni colonialistes ni négriers. " Pour beaucoup, cela ressemble à du vol : vous prenez l'argent ou les biens que j'ai peiné à obtenir et vous les donnez à quelqu'un qui n'a pas travaillé pour les avoir. Ça vous rappelle quelque chose, non ?

De fait, nous devons cesser de voir les réparations comme un transfert à somme nulle et imaginer à la place une entreprise mutuellement bénéfique. Reconnaître les injustices perpétrées contre les Africains permet aux deux côtés de -retrouver leur humanité. Mais il faut faire un pas de plus. Les défis auxquels le monde est confronté, les défis auxquels l'Afrique est confrontée ne sont pas des défis africains, qui -seraient spécifiques ou limités à ce continent. Ce sont des -défis humains. Pour n'en donner qu'un exemple : le changement climatique. Il aura un impact disproportionné sur le continent africain, exacerbant les problèmes causés par l'extorsion coloniale, mais c'est un problème mondial. Car ce ne sont pas les Africains qui sont les principaux responsables du changement climatique. Les conséquences, comme les réfugiés -climatiques, continueront en revanche à aller dans une seule direction. Et, à moins que l'on soit prêt à construire un mur et à tuer toute personne qui tente de passer par-dessus, nous -devons nous préparer à une nouvelle manière de vivre.

Imaginez que nous saisissions l'occasion de ces réparations pour concevoir de nouveaux systèmes d'organisation qui nous préparent à notre future vie sur Terre. Ce serait de la philanthropie dans son sens le plus vrai, ce serait transformer le sujet tabou des réparations en un investissement pour l'humanité entière. (…) La réparation des souffrances de l'Afrique bénéficiera au monde entier. C'est cela, la vraie philanthropie. (…)

Si nous voulons vraiment un monde différent, il nous faut une façon de penser différente. Il nous faut être à la hauteur de notre essence philanthropique. Les humains pour les -humains. En repensant la philanthropie comme une réparation, nous ouvrons la voie à une nouvelle manière de penser. Il existe certainement d'autres voies. Toujours est-il que, si nous voulons une philanthropie avec des résultats différents ou meilleurs, nous devons penser et agir autrement. Sinon, nous devons admettre que nous ne sommes pas réellement intéressés par le changement et nous préparer à l'hiver (ou à l'été) perpétuel qui ne manquera pas de venir.

Je pense que j'ai dit assez clairement ce que je pensais. Et vous ?

(Traduit de l'anglais par  Virginie Bordeaux et Valentine Morizot.)

 

 

Source : Le Monde (Supplément Idées)

 

 

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