Al-Jazira : Menace sur une icône médiatique

La fermeture de la chaîne d'information qatarie est  l'une des conditions posées par l'Arabie saoudite, l'Egypte, les Emirats arabes unis et Bahreïn pour  lever l'embargo contre le Qatar.

Accusée d'" incitation à  la  haine " et de " subversion ", Al-Jazira, devenue  ambassadrice de son pays, est critiquée bien qu'elle garde son aura dans le monde arabe.

 

L'épicentre du séisme qui ébran-le les monarchies du golfe Arabo-Persique depuis cinq mois est situé dans une zone commerciale sans âme, à 2  kilomètres en retrait de la corniche de Doha, entre un concessionnaire automobile et un fast-food. C'est là qu'est -implantée la télévision qatarie Al-Jazira, la chaîne d'information la plus regardée du monde arabe, dont l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis demandent la fermeture.

Les studios de la chaîne sont logés dans un bâtiment de deux étages aux allures d'entrepôt, qui passe totalement inaperçu dans la forêt de gratte-ciel, au design flamboyant, qui domine la baie de Doha. " Quoi ? C'est cette boîte d'allumettes qui cause tout ce vacarme ! ", s'était exclamé le président égyptien Hosni Moubarak, en  1999, lors d'un passage dans les locaux, ouverts trois ans plus tôt. A l'époque, Al-Jazira était fameuse pour accueillir sur son plateau tout ce que le monde arabe compte d'opposants, islamistes compris.

" Du poison sur un plateau d'argent "

Hormis les questions de politique intérieure qataries, aucun sujet n'était tabou. Les sujets chocs s'enchaînaient sur des affaires de corruption ou de violations des droits de l'homme, au grand dam des autocrates arabes. " Cette chaîne sert du poison sur un plateau d'argent ", s'était insurgé, la même année, le ministre de l'intérieur saoudien, le prince Nayef Ben Abdelaziz Al-Saoud, après la première apparition d'Oussama Ben Laden à l'écran. Dix-huit ans plus tard, le royaume saoudien et son allié émirati, suivis par l'Egypte et Bahreïn, se sont mis en tête de renverser ce " plateau ". D'écraser la " boîte d'allumettes ".

Le 23  juin, deux semaines après avoir décrété un embargo diplomatique et économique contre le Qatar, qu'ils accusent de collusion avec l'Iran et divers mouvements " terroristes ", ces quatre Etats lui ont soumis une liste de treize demandes, non négociables, affirmant que leur mise en œuvre est la condition sine qua non du retour à la normale. Outre " la révision à la baisse " des relations de Doha avec Téhéran et " la rupture de ses liens  avec  les -Frères musulmans, Al-Qaida, l' – organisation – Etat islamique – EI – et le Hezbollah ", le quartette anti-Qatar exige " la fermeture d'Al-Jazira ". Motif officiel : l'" incitation à la haine " et la " subversion " dont la chaîne se rendrait coupable, par la promotion de groupes extrémistes. Une accusation mise en images par les Emirats dans une vidéo de cinq minutes, disponible en anglais, en arabe et en français, compilant sur une bande-son angoissante quelques-uns des moments les plus controversés d'Al-Jazira.

On y voit un extrait de l'interview quasi promotionnelle, en  2015, d'Abou Mohammed Al-Joulani, le chef du Front Al-Nosra, la branche syrienne d'Al-Qaida, traité avec déférence par l'un des journalistes vedettes de la station, -Ahmed Mansour, habituellement beaucoup plus pugnace avec ses invités. Le film montre aussi un extrait de l'anniversaire de Samir Kountar, célébré en  2008 dans l'une des émissions de la chaîne, avec feux d'artifice et gâteau, peu après que ce militant libanais propalestinien, coupable de l'assassinat d'un père et de sa petite fille dans le nord d'Israël, en  1979, eut été libéré, en échange des corps de deux soldats israéliens retenus par le Hezbollah.

" Nous ne sommes pas des anges, nous faisons des erreurs, concède le Palestinien Asef Hamidi, directeur de l'information d'Al-Jazira. Mais il n'y a jamais eu de politique délibérée visant à tordre les faits pour créer le chaos. Ceux qui créent le chaos sont les dictatures et les ré-gimes qui ferment les stations de télévision. " Malgré des ratés, des outrances et quelques séquences déshonorantes, fruits d'une tonalité de plus en plus favorable à l'islam politique, Al-Jazira est restée une source d'information crédible aux yeux de dizaines de millions d'Arabes, de la Mauritanie à l'Irak.

Parallèlement, et sans que cela lui porte réellement préjudice, la chaîne s'est affirmée comme l'ambassadeur numéro un du Qatar, la caisse de résonance de sa diplomatie. Un instrument de soft power d'une puissance redoutable, qui a contribué à la propagation des " printemps arabes " à partir de 2011et propulsé le petit émirat au rang d'acteur incontournable de la scène internationale. Sans ce démultiplicateur d'influence, le Qatar ne serait pas le Qatar. Et ses voisins ne seraient pas autant importunés par son insistance à jouer en solo sur la scène régionale.

" Fermer Al-Jazira, cela reviendrait à désarmer la politique étrangère du Qatar, confie le Palestinien Wadah Khanfar, directeur général de la chaîne entre 2003 et 2011. Cette chaîne lui permet de transcender ses limites géographiques, celles d'un tout petit pays coincé entre deux géants, l'Iran et l'Arabie. Sans Al-Jazira, rien ne distinguerait le Qatar de Bahreïn ou du Koweït. Appeler à sa fermeture, c'est vouloir rétrograder l'émirat au rang d'un petit Etat ordinaire, subordonné à l'Arabie saoudite. C'est pour cela que le Qatar ne fermera jamais Al-Jazira. "

La station émerge en  1996 avec des objectifs autant politiques que médiatiques. Son concep-teur, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, émir du Qatar de 1995 à 2013, parvenu au pouvoir en renversant son père, est un fonceur, d'un naturel farouchement indépendant. Il ambitionne de casser le monopole que l'Arabie saoudite détient alors sur l'information au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Une domination qui s'exprime par l'entremise des quotidiens panarabes de Londres, comme Al-Hayat et Asharq Al-Awsat, lancés dans les années 1970 avec des pétrodollars saoudiens, et des premières chaînes satellites transnationales arabes, comme Orbit et MBC, ouvertes au début de la décennie, avec, elles aussi, des capitaux en provenance de Riyad.

La rédaction – premier pied de nez au royau-me – est formée en grande partie de journalistes limogés peu avant d'une joint-venture entre Orbit et la BBC, baptisée " BBC arabe ". Une chaîne arrêtée au bout de quelques mois par son actionnaire saoudien, agacé par ses velléités d'autonomie, traduites, par exemple, par la diffusion d'un documentaire peu flatteur sur les droits de l'homme en Arabie saoudite (la BBC arabe renaîtra en  2008, dans un cadre différent, et émet toujours). Second geste de défi : puisque les médias pro-Riyad sont hostiles au nationalisme arabe et à l'islam politique, que la maison des Saoud voit comme des menaces, le nouveau venu décide d'ouvrir son antenne à ces deux courants politiques.

En invitant des opposants saoudiens à s'exprimer sur sa chaîne, l'émir du Qatar espère rétablir un rapport de force avec son entreprenant voisin, qui s'était immiscé à plusieurs reprises, les années passées, dans la vie politique intérieure de son pays. Riyad s'était notamment opposé à son ascension au sein de la dynastie Al-Thani et avait parrainé, après sa prise du pouvoir, une tentative avortée de contre-coup d'Etat.

La diffusion du rigorisme wahhabite saoudien au sein de la jeunesse qatarie qui, dans les années 1980, part étudier en masse à Riyad, inquiète aussi le nouveau monarque. Au moment même où il crée Al-Jazira, Hamad donne son feu vert à la construction, en lisière de Doha, de la Cité de l'éducation, un vaste campus destiné à accueillir des branches d'universités occidentales. Les deux projets ont la même mission : desserrer l'étau culturel et politique saoudien sur le Qatar.

La chaîne se fait connaître en  1998, lors de l'opération " Desert Fox " contre l'Irak. Ses journalistes sont les seuls sur le terrain quand les missiles américains s'abattent sur les palais de Saddam Hussein et les baraquements de son armée. Des frappes lancées après le refus du dictateur de coopérer avec la mission de désarmement de l'ONU. Puis Al-Jazira se distingue lors de la deuxième Intifada palestinienne, à partir de 2000. Ses reporters quadrillent la Cisjordanie et la bande de Gaza, transmettant toute l'émotion et la violence du terrain.

Entrés les premiers dans le camp de réfugiés de Jénine, théâtre d'une violente offensive israélienne, en avril  2002, ils contribuent à dissiper les rumeurs de massacre, en précisant que les morts se comptent par dizaines et non par centaines, comme affirmé par -certaines sources. Les correspondants de la chaîne se permettent même d'interviewer des responsables israéliens : du jamais-vu dans les médias arabes. Le public applaudit.

La rédaction, un amalgame bizarre

La chaîne trône sans rival sur le paysage audiovisuel moyen-oriental. Son ascension se poursuit avec la couverture de l'invasion de l'Irak, en  2003. La rédaction, amalgame bizarre de laïcs modérés, d'islamistes plus ou moins militants et de nostalgiques du nassérisme, fait corps dans la dénonciation de l'interventionnisme yankee. Et serre encore les rangs quand le correspondant à Bagdad Tareq Ayyoub meurt dans l'explosion d'un missile américain, dirigé droit sur son bureau.

Seules les élites dirigeantes arabes font la fine bouche. Régulièrement malmenées dans les talk-shows, elles s'épuisent à tenter de démasquer la télévision de Doha dont on dit tout et son contraire : pro-Saddam, pro-Hamas, pro-Kadhafi, pro-chiite et même pro-israélienne. Sa décision de diffuser les enregistrements d'Oussama Ben Laden est parfois interprétée comme une manœuvre destinée à discréditer les Palestiniens. En  2002, le ministre de l'information de Bahreïn la qualifie de " chaîne sioniste, pénétrée par les sionistes ".

Au même moment, dissonance cocasse, les néoconservateurs de l'administration Bush, ulcérés par ses critiques sur les dégâts causés par leurs frappes en Afghanistan, la présentent comme le faux nez du terrorisme anti-américain. Deux ans plus tôt, pourtant, dans son " Rapport sur l'état des droits de l'homme dans le monde ", le département d'Etat s'était félicité de la liberté d'expression d'Al-Jazira…

Les choses se compliquent en  2011, avec le soulèvement syrien. Le soutien total accordé par la chaîne aux insurgés heurte de front certains journalistes, aux convictions nationalistes arabes, qui voient dans le régime Assad un bastion de l'anti-impérialisme. La révélation par WikiLeaks de rencontres secrètes entre des représentants de l'ambassade américaine à Doha et Wadah Khanfar, directeur d'Al-Jazira, au cours desquelles ce dernier aurait accepté, au moins une fois, de modifier le contenu d'un sujet, dans un sens plus favorable aux Etats-Unis, sème aussi le trouble. Plusieurs journalistes quittent alors le navire.

Un an plus tôt, cinq présentatrices vedettes avaient déjà claqué la porte. Un geste de protestation contre la volonté de certains cadres de leur imposer un code vestimentaire conservateur. L'incident avait mis en lumière la progression, au sein de la chaîne, des idées islamistes. Un courant longtemps incarné par le cheikh égyptien Youssef Al-Qaradawi, le " télécoraniste " attitré d'Al-Jazira, animateur de l'émission " Al-Sharia wal-haya " (" La loi islamique et la vie "), qui a pris fin en août  2013.

Etrange personnage que cet ouléma, poussé à l'exil sous Nasser et qui trouva en le Qatar une seconde patrie. Un homme capable de proférer des propos violemment antisémites (" Allah a imposé Hitler aux juifs pour les punir. Si Dieu veut, la prochaine fois, les croyants feront le travail ", déclare-t-il le 28  janvier 2009), comme de rendre une fatwa décrétant la fellation conforme aux enseignements du Coran ; un clerc favorable aux attentats-suicides en Israël, mais opposé aux attaques du 11  septembre 2001 et persuadé, par ailleurs, que la démocratie et l'islam sont compatibles. Le Qatar n'est d'ailleurs pas le seul à courtiser ce Janus. En  2015, le jour de la fête nationale saoudienne, celui que les communicants de Riyad nomment aujourd'hui le " théologien de la terreur " était l'invité d'honneur de l'ambassadeur du royaume à Doha…

Le Syrien Faisal Al-Qassem, l'arbitre du talk-show " Al-Ittijah Al-Mouakis " (" La direction opposée "), est une autre de ces figures insaisissables, populistes attrape-tout, qu'Al-Jazira affectionne. La vidéo à charge produite par les Emirats arabes unis le montre, en mai  2015, maudissant " les Druzes, la racaille des sectes ". " Leur jour va bientôt arriver, Dieu est généreux ", ajoute-t-il. Commentaire immédiat des concepteurs de la vidéo : " Faisal Al-Qassem appelle à la purification ethnique. "

" On entend des horreurs "

Une conclusion déconcertante, car Al-Qassem est lui-même… druze. Une écoute attentive de l'émission en question montre qu'il ne pourfend pas cette ethnie en général, mais ses membres favorables au régime Assad. Une précision qui n'excuse pas la violence des propos, mais permet de les resituer dans leur juste cadre. Al-Qassem n'est pas un fanatique sectaire,mais un amateur de débats saignants, un adepte de formules à l'emporte-pièce, prêt à tout pour créer le buzz, notamment à bousculer les vaches sacrées.

" Le Hezbollah est-il un mouvement de résistance ou un mouvement terroriste ? " ; " L'islam est-il un obstacle au progrès social ? " ; " La maison des Saoud est-elle corrompue ? " : les sujets de ses émissions attestent de son goût pour la provocation. " Dans un épisode particulièrement scandaleux consacré à l'islam, un invité s'était permis de questionner l'existence de Dieu et de comparer le Coran à la Déclaration des droits de l'homme ", rappelle le journaliste Hugh Miles dans son livre Al Jazeera, How Arab TV News Challenged the World (" Al-Jazira, comment une télévision d'information arabe a défié le monde ", Abacus, 2006, non traduit).

" On entend des horreurs sur Al-Jazira et il ne faut pas se voiler la face ", déclare un expert occidental basé à Doha, désireux de rester anonyme. Mais ce n'est pas propre à Al-Jazira. " Dans le monde arabe, la tolérance à ce genre de propos est plus élevée que chez nous. " En juin  2011, sur un canal satellite saoudien, Al-Wesal TV, un cheikh salafiste syrien, Adnan Arour, avait ainsi menacé de passer au hachoir les alaouites (la confession minoritaire dont est issu le clan Assad) favorables au régime -syrien et de jeter leur chair aux chiens.

Le glissement vers l'islamisme d'Al-Jazira s'est exprimé dans la couverture de la révolution égyptienne. La chaîne a jeté toutes ses forces aux côtés des Frères musulmans, étrillant sans relâche Abdel Fattah Al-Sissi, le général putschiste, tombeur du président issu de la confrérie, Mohamed Morsi. Idem lors de la guerre civile syrienne. " Al-Jazira a fait comme si elle soutenait la révolution, le marketing était habile, mais, en fait, elle a soutenu les islamistes, juge un militant anti-Assad, sous le couvert de l'anonymat. C'est au Front Al-Nosra seul qu'elle attribuait les victoires militaires, passant sous silence le rôle joué par l'Armée syrienne libre – la branche nationaliste de la rébellion – . "

" La vérité, c'est que les laïcs en Syrie ont été dépassés par les islamistes, objecte Rami Khouri, professeur de journalisme à l'Université américaine de Beyrouth. C'est trop simple d'attaquer le messager quand le message vous déplaît. Al-Jazira ne favorise pas les islamistes. Elle couvre un monde qui, qu'on le veuille ou non, est largement modelé par des mouvements islamistes, du Hamas à l'Etat islamique, en passant par Al-Nosra, Hezbollah, etc. "

Mais sa terminologie est parfois orientée. Selon BBC Monitoring, un organisme qui analyse la production médiatique dans le monde, lorsque Mossoul est tombée aux mains de l'EI, en juin  2014, Al-Jazira a recouru à l'expression " révolutionnaires sunnites " pour décrire ses combattants. Le spécialiste de l'Irak au sein de la rédaction, Hamed Hadid, a eu d'ailleurs du mal, à cette époque, à dissimuler ses préférences. Dans un Tweet daté du 13  juin, en lien avec des affrontements en cours dans une base militaire près de Tikrit, dans le centre de l'Irak, il souhaitait la victoire aux " moudjahidin ", autrement dit à l'EI. Ces combats se soldèrent par le triomphe des hommes en noir qui -massacrèrent 1 500 cadets de l'armée de l'air irakienne, faits prisonniers…

Lors de l'annonce du blocus saoudo-émirati, le 5  juin 2017, Al-Jazira ne laisse rien paraître. " Pendant les deux premières semaines, on a couvert l'événement sans faire trop de bruit, à froid ", se remémore le présentateur tunisien Mohamed Krichen, journaliste historique de la station. Une prudence qui s'explique par le fait qu'à l'automne 2014, à la suite d'une première crise avec ses voisins, le Qatar s'était engagé à diminuer le niveau des critiques formulées sur sa télévision à l'encontre des pays du Golfe et de l'Egypte. Un pacte plutôt mal respecté dans le cas du  Caire, mais mis en œuvre avec diligence en ce qui concerne les monarchies de la péninsule Arabique.

" Ne pas toucher au roi d'Arabie "

" On a commencé à entendre parler d'un changement d'Al-Jazira, explique Abdallah Al-Baabood, un politologue omanais basé à Doha. Ils ont créé un programme matinal très ennuyeux, pour les femmes, où l'on causait perte de poids et teinture pour les cheveux. La consigne générale était : plus de problèmes avec les voisins. " Au point qu'en mars  2015, quand l'aviation saoudienne attaque, au Yémen, les positions des milices houthistes, Al-Jazira, à rebours de son ADN, décide de couvrir succinctement ces bombardements, pourtant dévastateurs pour les civils. " Je suis allé voir le cheikh Tamim – émir du Qatar depuis 2013 – à cette époque, pour explorer la possibilité d'implanter à Doha une nouvelle chaîne de télévision, dont j'avais la responsabilité, raconte le journaliste saoudien Jamal Khashoggi. Il m'a dit une chose que je n'oublierai pas : “Moi, ce n'est pas grave si vous m'énervez. Celui auquel il ne faut pas toucher, c'est le roi d'Arabie saoudite.” "

Tout change le 23  juin 2017, avec l'énoncé de la liste des treize demandes. La question de sa survie étant posée, Al-Jazira sort les griffes. Non seulement les porte-parole des houthistes se succèdent à l'antenne, menaçant d'envoyer des drones armés de missiles sur Dubaï et Riyad, mais la station interpelle directement les dirigeants saoudiens et émiratis – ce qu'elle n'avait plus fait depuis près d'une demi-dizaine d'années. " Ils ont enlevé les gants, observe Abdallah Al-Baabood. ils n'en reviennent pas eux-mêmes : c'est comme une seconde vie ! "

" Cette crise nous a rendu notre identité éditoriale, jubile Mohamed Krichen. Sur le Yémen, nous avons été quasi complices de l'attaque saoudienne. Heureusement, ces tabous sont levés. Nous avons un feu vert implicite du pouvoir pour critiquer l'Arabie saoudite. On espère que ça va durer. " Désormais, tous les sujets ultrasensibles sont abordables : la vague d'arrestations d'opposants à Mohammed Ben Salman, le vice-prince héritier ; l'effondrement de l'entreprise Saudi Oger, autrefois leader dans le BTP ; les disparitions de dissidents dans les Emirats arabes unis ; les relations clandestines entre Israël et les " pays qui assiègent ". " C'est l'une des erreurs stratégiques de cette crise : elle a dressé Al-Jazira contre les Emirats et l'Arabie, témoigne Jamal Khashoggi. La chaîne fait aujourd'hui ce qu'on lui reprochait de faire avant la crise ", autrement dit déstabiliser ses voisins.

En face, les médias prosaoudiens donnent l'impression d'être à la peine. Ils multiplient les " fake news ", à chaque fois plus rocambolesques, comme ces manifestations anti-Tamim, censées s'être tenues dans les rues de Doha au mois d'août, et avoir été réprimées par des forces turques… Ils gesticulent tous azimuts pour étoffer le pedigree de ces Qataris qui s'affublent, l'un après l'autre, du titre d'opposant numéro un, alors que personne, jusque-là, n'avait entendu parler d'eux. Al-Arabiya, jadis compétitrice respectée d'Al-Jazira, a perdu beaucoup de crédit dans l'affaire.

Cette période ne durera peut-être pas. Le jour où les négociations commenceront, entre Doha, Riyad et Abou Dhabi, la mise en sourdine de certains aspects de la couverture d'Al-Jazira sera sûrement l'une des concessions auxquelles les dirigeants qataris devront consentir en échange de la levée du blocus, comme ils l'ont fait en  2014. Mais toute fermeture ou restructuration de la chaîne semble exclue d'avance.

" Entre 2004 et 2005, les Américains n'ont pas cessé de harceler Al-Jazira, dit Wadah Khanfar. George Bush avait même évoqué la possibilité de bombarder notre siège à Doha. Quand on a résisté à pareilles pressions, pensez-vous que l'on puisse succomber aux intrigues de l'Arabie et des Emirats ? Cela fait vingt et un ans que nous payons le prix de notre indépendance. Nous sommes prêts à continuer. "

 

Benjamin Barthe

 

Source : Le Monde

 

 

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