Le monde arabe connaissait déjà à peu près toutes les nuances de la dépression et du malheur, il vient d'entrer dans une nouvelle phase : le néant, la disparition pure et simple.
La semaine dernière se tenait à Moscou une réunion destinée à décider de l'avenir de la Syrie, dans la foulée de la " libération " d'Alep par l'armée syrienne et ses alliés russe et iranien. Le Kremlin, qui a bien compris combien cette victoire militaire est aussi un renversement symbolique de l'ordre régional et mondial, veut battre le fer tant qu'il est chaud, profiter de la stupeur et du désarroi du camp occidental sans véritable chef ni direction. Le départ de Barack Obama est une question de semaines, celui de François Hollande de mois, Theresa May est empêtrée dans un inextricable Brexit et Angela Merkel entre dans une longue et sans doute douloureuse campagne électorale : l'Occident est dans les choux, le Kremlin à la manœuvre.
A quoi ressemble donc le nouvel ordre poutinien au Proche-Orient, où le conflit syrien est en train de tenir lieu de première guerre mondiale, c'est-à-dire un gigantesque champ de bataille dont l'issue redessinera la carte régionale et les rapports de force des années à venir ? " Le format le plus efficace, c'est celui que vous avez devant vous ", a lancé Sergueï Lavrov à l'issue de la conférence à trois du 20 décembre à Moscou, qui a réuni les ministres des affaires étrangères et ceux de la défense de la Russie, de l'Iran et de la Turquie. Deux vainqueurs et un perdant qui cherche à sauver les meubles, mais, surtout, aucun représentant arabe. Pas même le régime de Bachar Al-Assad, que le Kremlin, qui ne jure que par le respect de la souveraineté des Etats et des régimes en place, tient en piètre estime.
Besoin d'une caution sunnite
Le nouveau partage du monde arabe ressemble à un Sykes-Picot à l'envers, une forme de revanche de Moscou sur ce partage du monde arabe opéré par Paris et Londres en 1916, dont la Russie s'était retirée après la révolution bolchevique. La République islamique d'Iran, partenaire obligé et incontournable en Syrie, est l'autre grande puissance – musulmane mais pas arabe – du moment. C'est Téhéran qui a fourni les forces terrestres absolument nécessaires à l'armée syrienne pour reprendre Alep-Est aux insurgés : un mélange de troupes de choc de la force Al-Qods, fer de lance pour les opérations extérieures des gardiens de la révolution (pasdarans), l'armée d'élite du régime, de milices chiites venues d'Irak et d'Hazaras afghans, voire de Pakistanais chiites, recrutés – plus ou moins de force – en Iran, où ils sont réfugiés en nombre. Sans compter le Hezbollah libanais, dont la milice forme aujourd'hui l'armée la plus professionnelle du monde arabe. Parmi cette troupe hétéroclite mais totalement dévouée à la cause iranienne, seul le Hezbollah est une force arabe.
Pour Téhéran, comme pour le Hezbollah, à couteaux tirés avec l'Arabie saoudite depuis l'exécution du clerc chiite saoudien Nimr Al-Nimr, il y a un an, il n'est pas question d'inviter Riyad à la table des négociations. Les dirigeants iraniens, portés par une opinion intérieure farouchement nationaliste, antisunnite et antiarabe, entendent faire payer à l'Arabie saoudite les longues années d'isolement international et économique dues aux sanctions américaines et européennes, qu'ils estiment dues au lobbying des Saoudiens et des Israéliens auprès de leurs alliés occidentaux. La Russie, elle, voudrait maintenir un dialogue ouvert avec l'Arabie saoudite, ne serait-ce qu'en raison de son influence sur le marché pétrolier, tout en se méfiant de l'influence des réseaux wahhabites dans le Caucase.
Le problème de l'Iran est de n'avoir aucun relais dans le monde arabe autre que les communautés chiites. Les sunnites sont révoltés par le sort réservé à Alep, et même le Hamas palestinien a tourné le dos à l'Iran depuis la guerre de Syrie. Vladimir Poutine l'a bien compris, en choisissant de tendre la main en juin à son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, isolé, affaibli et en conflit sur de multiples sujets tant avec les Etats-Unis d'Obama qu'avec l'Europe des Vingt-Huit, de l'Etat de droit dans son pays au soutien des Occidentaux aux militants kurdes syriens du PYD, le parti frère du PKK turc, en guerre avec Ankara depuis 1984.
Poutine, qui a besoin d'une caution sunnite, a offert à Erdogan ce qu'il réclamait en vain aux Occidentaux et à l'OTAN, dont il est un membre majeur (l'armée turque est numériquement la deuxième armée de l'Alliance derrière les Etats-Unis) : une zone protégée en Syrie où installer les réfugiés syriens, qui sont déjà plus de 2,5 millions en Turquie. Cette " zone de sécurité " permet également à Ankara de faire pièce aux aspirations kurdes à un territoire autonome continu en Syrie, juste de l'autre côté de la frontière turque. En échange, Erdogan a discrètement contribué à la chute d'Alep en cessant ses livraisons d'armes, en " aspirant " une partie importante des combattants rebelles de la ville vers sa zone de sécurité, et enfin en négociant avec Moscou l'évacuation du dernier carré d'insurgés. Cet accord russo-turc, négocié dans le dos de l'Iran, avait tellement déplu à Téhéran que ses hommes sur le terrain avaient un temps tout bloqué pendant la phase finale de l'évacuation.
Pour satisfaire une opinion très islamiste et favorable à la cause rebelle en Syrie tout en restant un partenaire crédible de Moscou, le président Erdogan est contraint en permanence au grand écart, condamnant un jour le policier qui a tué l'ambassadeur russe à Ankara, au nom des victimes d'Alep, et recevant le lendemain la petite Bana, qui tweetait sous les bombes au début du mois. Mais la Turquie a beau être la caution sunnite de la Russie au Proche-Orient, elle n'est pas arabe non plus…
Ajoutez à cela la perche lancée par Vladimir Poutine à l'Israélien Benyamin Nétanyahou, lorsqu'il a tenté de faire reporter le vote sur la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU contre la colonisation, le 23 décembre, et le tableau est complet. Les Arabes ont été effacés.
Christophe ayad
Source : Le Monde
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