Les Kényans n’ont pas la langue dans leur poche

Le sheng, le " jargon des gangs ", a envahi le Kenya. Même Barack Obama s'y est mis. Focus sur l'espéranto de l'Afrique.

L'après-midi débute à peine à Ghetto Radio. Au pied de cet immeuble dégradé du quartier de Ngara, à l'est de Nairobi, des pneus brûlés refroidissent tandis qu'errent clochards et vendeurs de rue. On est loin des quartiers chics de la capitale -kényane. Aux murs, un chien noir sur fond jaune et un slogan : " Ghetto radio, voix de la jeunesse, la station officielle du sheng ". Sheng ? Les animateurs de Ghetto ne s'expriment que dans cet -argot inventé à Nairobi, incompréhensible même pour le locuteur de swahili accompli. Curtis Wa Kijee, journaliste sportif, casquette vissée sur la tête, prépare sa chronique. " Ici, pour parler du ballon, on dit “ndimu” : c'est du sheng qui veut dire citron : la même forme et la même dureté que la balle. "

Le sheng a envahi le pays. Pas une grande institution kényane qui ne l'utilise pour faire sa pub, à commencer par la banque Barclays (pata chapaa  utilisé pour " retirer du cash ") ou l'université Kenyatta (digitize masomo  pour " éducation numérique "). Le quotidien The Nairobian publie chaque semaine une colonne  100  % sheng, " Stori za mtaa " (" histoire du quartier "). Presque tous les rappeurs et même les politiques s'y sont mis. " Tunawesmek ! " (" nous pouvons le faire ! "), proclamait un candidat à la dernière présidentielle de 2013. En juillet, Barack Obama, en visite au Kenya, a soulevé une salle en ouvrant son discours sur un tonitruant " Niaje wasee, hawayuni ! " (" salut tout le monde ! comment ça va ? "). Une véritable consécration.

Les origines du sheng (mélange de " swahili " et " english ") sont obscures. Des linguistes évoquent le chemin de fer colonial, où se brassèrent nombre de tribus cherchant un langage commun pour déjouer l'attention des Britanniques. " Mais le sheng actuel date des années 1980, insiste Mungai Mutonya, professeur d'études africaines à l'université Washington de Saint Louis (Etats-Unis). A cette époque, l'économie décline et des masses de population migrent vers les bidonvilles de Nairobi. L'espace est limité, les tribus vivent côte à côte : les jeunes doivent trouver un moyen pour communiquer, une langue secrète pour ne pas être compris des parents et de la police. "

Le sheng est donc d'abord le jargon des gangs, un sabir -reliant les jeunes marginalisés et des tribus disparates, enrichi de la culture du secret : les mots pour désigner la police (rhino), les flingues (ndeng'a), la drogue (nguzuu) et le sexe (playa) y pullulent. La grammaire est celle du swahili, mais la langue nationale est altérée au gré des déformations des voyelles (le président Uhuru Kenyatta devient kenyatto), de raccourcissements à l'extrême des mots (" K " pour " mille ") ou d'inversions des syllabes (comme en verlan). Le -vocabulaire est un joyeux méli-mélo de swahili, d'anglais, de la soixantaine de dialectes que compte le Kenya (kikuyu, luo, masai, luhya, etc.) et de langues étrangères. En sheng, on peut se saluer d'un " morgen " et remercier d'un " bien bien " (prononcer " bién bién ").

Et il y a sheng et sheng. Dans les quartiers bourgeois, on s'exprime ainsi en engsh, plus élitiste. Les enfants des rues parlent le kinoki. " Je chante dans le sheng de Kibera – le plus grand bidonville de la capitale – , celui du sud, moins hostile et plus facile à comprendre ", précise Moroko, rappeur star de Nairobi. Nombreux sont ceux qui veulent mettre un peu d'ordre dans le patois nairobien. Une association, Go Sheng !, a déjà traduit la loi sur le trafic routier (bientôt la Constitution) et publié un dictionnaire en ligne contenant plus de 20 000 termes, ainsi que des mots croisés et -paroles de chansons. Mais la langue évolue sans cesse, épousant les obsessions de la jeunesse. " On parle sheng à Mombasa, à Kisumu, sur la côte, sur le lac Victoria… Il y a sans cesse de nouveaux mots. Depuis les victoires du -Kenya au rugby à sept, par exemple, okombe, pour “coupe”, a surgi ", explique Josphat Mukaya, dit " José ", membre de Go Sheng !

Bouillon de dialectes, le sheng est vu comme un terrain d'entente dépassant les clivages ethniques, capable de détribaliser le Kenya. " Moi, par exemple, quand je retourne à mon village, je dis que je vais au muchadha, raconte José. C'est un mot de langue kikuyu, mais utilisé dans le sheng, alors que je suis de la tribu Luhya. " Tout le monde ne partage pas cet avis. Dans un article à charge, l'éditorialiste Clay -Muganda a ainsi qualifié le sheng d'" inutile et vil ", appelant à son bannissement : " Au Kenya, nous identifions toujours les gens selon leurs tribus (…), même s'ils sont muets et n'utilisent que la langue des signes. "

Envers et contre tout, le sheng se répand, et les petits-enfants le parlent aujourd'hui avec leurs grands-parents. Go Sheng !, qui souhaite que la langue soit enseignée à l'école, a retrouvé des traces du parler nairobien en Tanzanie, en Ouganda et même au Nigeria. Josphat Mukaya fait un vœu : " En s'enrichissant sur tout le continent, le sheng pourrait devenir la langue de l'Afrique. "

Bruno Meyerfeld

 

(Photo : Sur Ghetto Radio, le journaliste Curtis Wa Kijee (à gauche) ne s'exprime qu'en sheng, comme tous les animateurs de la station. Ghetto Radio)

 

Source :  Le Monde (L'éqoque – Supplément)

 

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