C'est une plaisanterie en vogue en Iran : quand Dieu décida de se révéler aux hommes, il pensa aux Iraniens, qui formaient le peuple le plus cultivé et le plus civilisé. Ceux-ci prirent alors la défense de leurs voisins de l'Ouest : " Voyez l'état de sous-développement dans lequel vivent les Arabes ! Soyez miséricordieux envers ces pauvres âmes qui ne s'élèveront que grâce à Votre révélation.
" Allah céda aux prières iraniennes, et les Arabes eurent la primauté de la révélation. La " véritable " nature arabe reprit cependant vite le dessus, puisque, presque aussitôt, ils " dénaturèrent " l'islam en créant le -sunnisme. Il subsiste d'ailleurs une " preuve " de ce choix initial de Dieu : si l'arabe est la langue du -Coran, celle du paradis, elle, est le persan !
En sens inverse, la culture arabe s'est aussi abreuvée d'histoires similaires, élaborant par exemple un délit très grave, la shu'ubiya, soit le " déni du rôle des Arabes dans l'islam ". Lors des grandes répressions menées par les dynasties omeyyade et abbasside sunnites, beaucoup de chiites furent tués sous le coup de cette accusation. Le terme shu'ubiya fut plus tard repris par Saddam Hussein. En proie à une crise de religiosité politiquement intéressée, le président irakien ne ratait aucune occasion de se présenter comme le défenseur de l'arabité et du sunnisme face à la " duplicité " persane et à la " perfidie " chiite. Que faut-il retenir de ces exemples ? Sont-ils l'illustration d'un conflit qui, comme voudraient le faire croire nombre d'observateurs, tant occidentaux qu'orientaux, se réduirait à un antagonisme viscéral, aussi ancien que l'avènement de l'islam ?
La fresque religieuse, historique, est si vaste et s'étend sur un territoire si large qu'il est presque impossible d'échapper aux simplifications, brouillant les contours de ce conflit complexe et polymorphe. Pierre-Jean Luizard, historien et spécialiste du Moyen-Orient, explique que les violences communautaires ont des racines multiples. Selon le lieu et l'époque, -elles s'inscrivent dans une opposition dogmatique, une lutte pour le pouvoir local, ou s'articulent autour de rivalités entre tribus nomades et sédentaires, ou entre partisans de l'Occident et anticolonialistes…
Les acteurs les plus riches en pétrole
Quelles qu'en soient les raisons, le constat est aujourd'hui alarmant. Jamais, dans l'histoire de l'islam, le conflit entre les sunnites et les chiites n'avait été aussi global, aussi meurtrier. Jamais autant d'Etats n'étaient entrés en confrontation armée, les uns contre les autres, ou contre leur propre peuple. Avec, au cœur de cette immense bataille, un face-à-face potentiellement désastreux entre les deux acteurs les plus puissants de la région, par ailleurs les plus riches en pétrole de la planète : l'Iran chiite et l'Arabie saoudite sunnite. Le phénomène, met en garde l'historien Pierre-Jean Luizard, semble irréversible. Est-ce à dire que rien ne pourra plus endiguer la radicalisation, partout à l'œuvre ?
L'espoir, car il en reste un, repose sur les frêles épaules de la société civile, victime directe ou collatérale des anathèmes lancés par les prédicateurs fous de toutes obédiences. Elle résiste encore, avec ses rêves simples, dans des pays devenus des enfers, tels l'Irak ou la Syrie. En analysant les conflits dans leur dimension locale et particulière, ce dossier cherche à dépasser les simplifications. A côté de ces réalités complexes et clivantes, nous avons choisi de publier en photos des portraits de jeunes musulmans sunnites ou chiites, tous croyants mais, plus encore, membres de cette " société civile " menacée. C'est une manière de leur rendre leur place, dans le grand chaos de l'Histoire, et de miser sur l'espoir.
Cécile Hennion
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Source : Le Monde
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