« Panama papers » : Mossack Fonseca abuse du nom de la Croix-Rouge pour cacher de l’argent sale

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), fondé en 1863 à Genève, se déploie dans le monde entier pour venir en aide aux victimes de conflits. Avec plus de 10 000 employés, il est en ce moment très engagé en Syrie, en Irak, en Ukraine, en Afghanistan, au Soudan du Sud ou au Nigeria. Tous les jours, ses employés risquent leur vie pour en sauver d’autres.

Le simple nom du CICR et son emblème de la croix rouge sur fond blanc suffisent souvent à les protéger. Tout autour du globe, il est le symbole de neutralité, indépendance et intégrité.

Mais voilà : l’identité de l’organisation humanitaire basée en Suisse est utilisée pour cacher de l’argent sale. C’est ce que révèlent les « Panama papers » : des centaines d’hommes d’affaires abusent de la réputation de la Croix-Rouge pour rester au-dessus de tout soupçon. « C’est un risque énorme pour le CICR », réagit son président Peter Maurer, en apprenant l’existence et l’ampleur de cette usurpation.

« Comme ça, c’est plus simple »

Le prestataire de services offshore Mossack Fonseca en a même fait un gros business. La firme panaméenne met à disposition de ses clients deux fondations : la Brotherhood Foundation et la Faith Foundation. Ces dernières peuvent être utilisées par les clients pour détenir les actions de leurs sociétés offshore. Pourquoi ? Une telle fondation, qui n’a pas d’actionnaires, permet notamment de masquer qui se cache derrière un compte bancaire.

Ce service a eu un franc succès. Selon les documents que nous avons pu consulter, environ 500 sociétés utilisent une de ces deux fondations. Ces dernières ont un ayant droit économique un peu particulier : pour ne pas éveiller de soupçon, MF a simplement inscrit la Croix-Rouge dans ce rôle. Grâce à ce montage, les noms des propriétaires restent cachés, et l’aura de l’ONG les protège des regards suspicieux.

Mossack Fonseca a même préparé un certificat « généralement utilisé dans ces cas-là », explique une employée dans un e-mail en 2008. Elle précise que le document désigne « l’organisation humanitaire nommée The International Red Cross » comme bénéficiaire de la Faith Foundation. Un document du 10 mars 2011 donne carrément l’adresse : « 19 Avenue de la Paix, CH — 1202 Geneva, Switzerland ». Soit la véritable adresse du CICR.

Un autre courriel de la firme panaméenne livre benoîtement la raison véritable de tout cet embrouillamini :

« Comme les banques et les instituts financiers sont aujourd’hui tenus d’obtenir des informations sur les bénéficiaires économiques finaux, il est devenu difficile pour nous de ne pas divulguer l’identité de ceux de la Faith Foundation. C’est pourquoi nous avons mis en place cette structure désignant l’International Red Cross. Comme ça, c’est plus simple. »

Le prestataire de services offshore précise qu’il n’a pas l’obligation d’informer la Croix-Rouge du rôle qu’elle joue malgré elle dans ces centaines de sociétés offshore. « Selon la législation de Panama, les bénéficiaires d’une fondation peuvent être utilisés sans le savoir, indique un employé de MF dans un e-mail interne. Cela signifie que la Croix-Rouge internationale n’a pas conscience de cet arrangement. » D’après les données des Panama Papers, ce système a été utilisé à plusieurs reprises pour cacher des avoirs recherchés par les autorités ou de l’argent soupçonné d’être le produit d’activités criminelles.

Le couple Kirchner en cause

 

ENRIQUE MARCARIAN / REUTERS

Ce montage a notamment servi à détourner des dizaines de millions de dollars de fonds publics en Argentine. En 2013, des journalistes argentins mettent au jour un réseau de corruption et de blanchiment autour de l’ancien président Néstor Kirchner et de Cristina Fernández de Kirchner, qui a succédé à son mari en 2007 et quitté ses fonctions en décembre 2015. Le couple présidentiel aurait, entre autres, détourné et sorti du pays des fonds avec l’aide d’un homme d’affaires. Il aurait blanchi 65 millions de dollars au Nevada en utilisant un grand nombre de sociétés de Mossack Fonseca, selon le procureur argentin en charge du dossier.

D’après des documents de la justice américaine, ces sociétés offshores ont toutes un point commun : elles sont contrôlées par deux sociétés-écrans enregistrées par Mossack Fonseca aux Seychelles : Aldyne Ltd. et Garins Ltd. Sur le papier, ces dernières n’appartiennent pas à MF, mais à la Faith Foundation. Et voilà comment, sans le savoir, la Croix-Rouge s’est retrouvée actionnaire de sociétés contrôlant le magot qu’aurait détourné le clan Kirchner.

Cette affaire met en lumière le jeu de cache-cache qu’entretient la firme panaméenne avec la justice. Dans une déposition devant la justice américaine, une employée de Mossack Fonseca affirme que les sociétés Aldyne et Gairns « n’appartiennent en fait à personne ». C’est formellement exact, car les fondations à Panama n’ont pas besoin d’un propriétaire, mais juste de bénéficiaires. Cela dit, le groupe Mossack Fonseca contrôle la Faith Foundation et l’utilise régulièrement comme pseudo-actionnaire. Et quand la situation sent le roussi, il n’assume pas son rôle, niant l’existence d’un propriétaire.

Ce stratagème a aussi rendu service à l’actuel président des Emirats arabes unis, le Cheikh Khalifa bin Zayid Nahyan. En 2005, ce dernier voulait acquérir des maisons situées dans les quartiers les plus huppés de Londres. La banque d’Ecosse lui a accordé un prêt sans intérêt de 291 millions de livres sterling. Au final, c’est la société Mayfair Commercial Limited, enregistrée par Mossack Fonseca aux Îles Vierges britanniques et appartenant à un trust du cheikh, qui a acheté les maisons. Mayfair est reliée à travers plusieurs sociétés offshore à la Faith Foundation. Et donc, à nouveau, à la Croix-Rouge. De cette manière, le cheikh, véritable propriétaire des maisons, pouvait espérer rester complètement anonyme, si la fuite des Panama apers n’avait pas eu lieu.

Le CICR « n’ose pas imaginer à quoi nous pourrions être mêlés »

Le troisième exemple est édifiant. Elena Baturine, une des femmes les plus riches de Russie, épouse de l’ancien maire de Moscou, a poursuivi en justice un ancien partenaire d’affaires. Il l’aurait arnaquée d’environ 100 millions d’euros, un cas actuellement devant la justice londonienne. En 2008, Mme Baturine a versé plusieurs dizaines de millions d’euros à une société appartenant à son partenaire commercial, dans le cadre d’un projet immobilier commun. De ces sommes, plus de 13 millions d’euros, ont transité par les comptes de trois sociétés enregistrées par Mosscak Fonseca aux Îles Vierges britanniques, gérées par le bureau d’une fiduciaire genevoise. Dans les Panama papers, on découvre encore que 5 de ces 13 millions d’euros ont ensuite été redirigés ailleurs, entre autres autres vers Chypre, sous forme d’intérêts. Une transaction dans laquelle la fiduciaire de Genève a joué un rôle central. Aussi cocasse que cela puisse paraître, au moins l’un des contrats pour ces transactions, fixant le taux d’intérêt, a été cosigné par deux des employées de la fiduciaire suisse : la première employée a signé pour l’une des trois sociétés aux Îles Vierges britanniques, la seconde pour une société à Chypre.

Pour dissimuler le propriétaire des trois sociétés qu’elle gérait, et de plus de 200 autres créées par ses soins, la fiduciaire genevoise a créé une fondation à Panama servant de pseudo-actionnaire. Cette fondation, une couche d’opacité supplémentaire, joue un rôle similaire à la Faith Foundation, et lui est liée. La Faith Foundation ayant la Croix-Rouge comme bénéficiaire, l’histoire se termine à Genève, où elle a commencé. Quelques kilomètres séparent la fiduciaire du siège du Comité international de la Croix-Rouge.

L’organisation humanitaire n’a évidement aucun contrôle sur ce qui se cache derrière ces centaines de sociétés avec lesquelles elle est indirectement connectée. En associant le Comité international de la Croix-Rouge à des affaires de blanchiment d’argent, Mossack Fonseca risque de salir le nom de l’ONG et, donc, de la fragiliser. D’ailleurs, les Conventions de Genève, dont le CICR est dépositaire, interdisent explicitement toute réappropriation de son nom. Les Etats signataires ont le devoir de s’assurer que les Conventions sont respectées sur leur territoire. Panama, siège principal de Mossack Fonseca, a ratifié ces Conventions en 1956.

Le CICR ignorait tout des agissements de Mossack Fonseca. « Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre fin à une telle usurpation, promet Peter Maurer, président de l’institution. Il n’y a pratiquement aucune marque au monde qui ait autant besoin d’être protégée que celle du CICR. Si nous nous retrouvions, par exemple, associés à une société offshore appartenant à une faction en guerre, je n’ose pas imaginer à quoi nous pourrions être mêlés. »

Mossack Fonseca, de son côté, n’a pas répondu à nos questions spécifiques sur la Croix-Rouge. « Vos allégations selon lesquelles nous fournissons des actionnaires avec des structures […] destinées à cacher l’identité des propriétaires réels sont sans fondement », s’est contenté de répondre la firme panaméenne.

Enquête : Catherine Boss et Christian Brönnimann, Le Matin Dimanche (Suisse). Adaptation : Le Monde.

 

 

 

 

Source : http://www.lemonde.fr/

 

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