Dialogue d’outre-tombe

(Texte publié le 27 septembre 2006.)

9 ans après, la très bouillonnante actualité autour du vécu des anciens détenus de Oualata actualise ce texte. C’est le présent qui par un malicieux clin d’œil ressuscite le passé.

Ce sont les petites histoires qui parlent de l’Histoire ; les vivants, des morts ; les présents, des absents. Qu’auraient-ils dit ou répondu, ces absents, à propos de ce qu’on dit d’eux aujourd’hui, de ce qu’on dit de ce vécu qu’ils ont partagé ? Nous pourrions sans doute avoir un condensé de la réponse à ces questions au travers de ce dialogue d’outre-tombe.

Boye Alassane Harouna

29 octobre 2015

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Extrait

Nous voilà au terme de la commémoration du 18ème anniversaire de la mort en détention de nos quatre compagnons. En guise de clôture de cette commémoration et pour introduire la publication de la 4ème et dernière partie des extraits de J’Étais À Oualata, nous publions ce bref dialogue d’outre-tombe entre Ten Youssouf Gueye, Djigo Tabssirou, Bâ Alassane Oumar et Bâ Abdoul Khoudouss.

Qu’ «ils reposent en paix !», dit-on des morts qui nous sont chers. Mais qu’est-ce qui perturbe la paix éternelle des morts ? Qu’est-ce qui nous fait dire qu’ils se sont retournés dans leur tombe ? Entendre ou voir ce qu’ils auraient, de leur vivant, vivement reprouvé ou exécré ; que l’«entendu» émane de l’adversaire ou de l’ami ; que le «vu» soit le fait de l’ennemi, du camarade ou du compagnon.

À considérer le répulsif et l’exécrable que recèlent les événements graves qui ont marqué la vie de notre pays tout au long des 18 années qui nous séparent de la mort en détention de nos quatre compagnons ; à considérer les commentaires, discours et réflexions tenus par le pouvoir, mais aussi par l’opposition, sur ces dits événement ; à disséquer certains propos tenus çà et là…, autant dire que nos quatre compagnons ont dû se retourner dans leur tombe maintes fois. N’y a-t-il pas de quoi ? Si. À considérer les spectacles, tantôt tragiques, tantôt comiques, auxquels nous assistons depuis près de deux décennies : crimes contre l’humanité de toutes sortes, occultés par les régimes de Taya et d’Ely , autour desquels une bonne partie de l’opposition garde un silence bien étrange ; démocratisation de façade, qui fournit aux opposants pantouflards, aux politicards et politiciens opportunistes de tous bords, l’occasion de se livrer à leurs exercices funambulesques favoris érigés en stratégie de conquête du pouvoir : courtisanerie et apologie du Maître du jour qui, une fois déchu , subit l’avanie et l’opprobre de ceux-là mêmes qui l’encensaient naguère.

Toute factice qu’elle est, la démocratisation du pays, par la maigre et aléatoire liberté d’expression et d’organisation qu’elle permet, fait de son espace politique une sorte d’arène. Dans laquelle rivalisent de gesticulations des acteurs de toutes sortes : politicards et politiciens opportunistes ; carriéristes flemmards déguisés en politiciens occasionnels à l’affût d’un fauteuil gouvernemental… Tout le monde veut apparaître, paraître, gouverner, jouer un rôle…et quel rôle ! Il est vrai que, comme le dit le dicton pulaar, quand le spectacle commence à vieillir et qu’il tire à sa fin, c’est par vagues que les gens descendent dans l’arène. C’est que s’y aventurer devient sans risque ni danger. Chacun, héros, braves et froussards, enfourche ses grands chevaux. On braille, gesticule, bombe la poitrine. Discours. Affirmations. Négations. Dénégations. Bravades… Tout y passe et repasse. On réécrit l’Histoire, avec omissions volontaires ou involontaire de certains faits gênants ou détails accablants ; on écrit des histoires et des «histoires» sur les événements, sur leurs acteurs, vivants ou morts.

Mais ces morts, quel regard auraient-ils posé sur les événements dont-on a parlé et sur leurs auteurs ? Eux, notamment Bâ Alassane Oumar, Ten Youssouf Gueye, Bâ Abdoul Khoudouss et Djigo Tabssirou, qui n’ont plus la possibilité de faire usage, s’ils le voulaient, du droit de réponse, qu’auraient-ils pensé ou dit sur ce qu’on a dit d’eux, en bien ou en mal ? Mon excuse de faire parler mes quatre compagnons morts en détention, je la tire du tragi-comique des événements susmentionnés, des élucubrations et autres turpitudes étalées çà et là.

La tombe, c’est la paix éternelle. Le mort, c’est la miséricorde, c’est la sagesse. Toutes choses caractéristiques et distinctives du monde des morts de celui des vivants. La sagesse, le dialogue d’outre-tombe de nos quatre compagnons de détention en porte l’empreinte. Donnons-leur donc la parole.

Djigo Tabssirou (s’adressant à Ten Youssouf Gueye) – Mawɗo (Doyen) qu’est-ce que tu penses de tous ces échos qui nous proviennent de l’autre monde, celui des vivants ?

Ten Youssouf Gueye – «Wona ko Mawɗo anndi fof haala.» (Traduction possible : la personne à l’âge adulte ne doit pas parler de tout ce qu’elle sait.) Cette expression, ainsi formulée en pulaar, il m’est arrivé de l’avoir entendue de la bouche de Tonton Youssouf Gueye, à Oualata, sur le trajet Fort-puits, au cours de l’une de ses sorties. – Et toi, Imam, dis-moi ce que tu en penses ? C’est Ten Youssouf Gueye qui interroge Djigo Tabssirou.

Djigo Tabssirou – «Anndu ko kaalɗa, mo kaalduɗa, nde kaalata, ɗo kaalata, no kaalduɗa. » (Dicton peul. Traduction : savoir quoi parler, à qui parler, quand parler, où parler, comment parler.)

Ten Youssouf Gueye (Après un instant de réflexion) – Cela recoupe sur le fond ce que je viens de dire. Écoutons maintenant nos deux compagnons, Bâ Alassane Oumar et Bâ Abdoul Khoudouss.

Bâ Alassane Oumar – Quand j’observe et écoute tout ce remue-ménage, celui des «autres» et celui des nôtres, émanant du monde des vivants, je pense à la réflexion d’Amadou Hampâté Bâ : « […] et je me dis qu’il faut fermer les yeux sur les travers des hommes et ne prendre d’eux que ce qui est bon. »

Bâ Abdoul Khoudouss – Pour ma part, je ne peux résister à la tentation de répéter après Machiavel : «Sois prudent dans tes paroles. On a toujours le temps de placer un mot, jamais celui de le retirer.»

Sagesse des morts. Sagesse, tout court. Elle n’est l’apanage d’aucun peuple, d’aucun pays. Elle est un produit universel qu’on retrouve chez tous les peuples, parfois à l’identique, sinon dans la formulation, du moins sur le fond. Illustration : la parole et l’usage qu’on doit en faire sont quasiment abordés et perçus, ici, sous un même angle, par des personnes de culture, d’origine et d’époque différentes. Nicolas Machiavel, l’auteur du célèbre Prince, philosophe et homme politique, est italien, donc européen. Époque : 15ème et 16ème siècle. Amadou Hampaté Bâ, écrivain et chercheur, est malien, donc africain. Époque : 20ème siècle. Les dictons pulaar, repris et formulés par Ten Youssouf Gueye et Djigo Tabssirou sont pulaar, donc africains.

Puisse la sagesse des morts inspirer les vivants et les inciter à plus d’humilité et à plus de lucidité. Il en faut, de l’humilité et de la lucidité, pour construire, dans la vie quotidienne, des relations humaines saines et durables. Il en faut a fortiori pour rassembler, organiser et diriger la lutte pour le triomphe d’une cause ; c’est-à-dire pour faire de la politique, donc pour gouverner un jour en vue de transformer la société, et non pour brailler à tout bout de champ et à mauvais escient.

BOYE Alassane Harouna

29 octobre 2015

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