Fortes rivalités au sein de la famille royale d’Arabie saoudite

Un parfum de zizanie flotte sur l’Arabie. Deux lettres révélées par des médias anglais, dans lesquelles un prince saoudien appelle ses pairs à renverser le triumvirat au pouvoir à Riyad, suggèrent que la famille royale saoudienne est en proie à de profondes dissensions.

L’affaire a été dévoilée fin septembre par le site Internet anglophone Middle East Eye, quelques jours avant que The Guardian ne publie les deux missives diffusées aux membres de la dynastie régnante.

Leur auteur, identifié par le quotidien britannique comme un petit-fils d’Abdelaziz, le roi fondateur de l’Arabie saoudite, y attaque non seulement le roi Salman, qualifié d’« incapable », mais aussi les deux princes les plus puissants après lui : son fils, le ministre de la défense et vice-prince héritier Mohamed Ben Salman ; et son neveu, Mohamed Ben Nayef, ministre de l’intérieur et dauphin en titre.

Le frondeur appelle les fils encore en vie d’Abdelaziz à se réunir au plus vite pour évincer ces trois hommes auxquels il impute la mauvaise passe que traverse le royaume, tant sur le plan économique que géopolitique.

« Il fait très beau à Riyad »

L’enlisement de l’armée saoudienne dans la guerre au Yémen, la spirale du chaos en Syrie, un autre pays où Riyad est impliqué, et le maintien du baril de brut à un prix très bas qui plonge les comptes du royaume dans le rouge, résultent selon lui d’« erreurs de calcul ». « Elles ont affaibli la confiance de notre peuple et incité d’autres personnes à nous attaquer. (…) Nous nous rapprochons de plus en plus de l’effondrement de l’Etat et de la perte du pouvoir », s’alarme le prince dissident, dont les écrits ont été lus des dizaines de milliers de fois sur Internet.

Une source officielle saoudienne, sondée par Le Monde, parle d’une « affaire risible, d’un non-sujet, qui n’existe que dans l’imagination de quelques personnes payées par les Iraniens ». Un chef d’entreprise de Riyad, d’habitude prolixe, coupe court à la conversation d’un « Il fait très beau à Riyad, merci ». Univers aussi opaque qu’autoritaire, la maison des Séoud n’apprécie guère que l’on discute de ses secrets. Mais plusieurs bons connaisseurs du pays confirment l’existence de violents tiraillements.

« Cela fait trente ans que j’observe l’Arabie saoudite, et je n’ai jamais vu un tel niveau de conflits au sein de la famille royale, explique Theodore Karasik, un analyste basé à Dubaï. Les princes s’affrontent sur l’ordre de succession et la direction à donner au pays dans un contexte de chaos régional sans précédent. D’habitude, dans les situations difficiles pour le royaume, ils ont tendance à faire bloc. Mais aujourd’hui ils se disputent les uns les autres. »

Ces rivalités témoignent du fait que la controverse soulevée par le brutal remaniement du mois d’avril n’est toujours pas éteinte. En congédiant le prince Muqrin, qui était jusque-là numéro un dans l’ordre de succession, et en propulsant son fils, tout jeune trentenaire, au poste de vice-prince héritier, Salman a donné l’impression de confisquer le pouvoir au profit de son propre clan. La manœuvre, en rupture avec la tradition voulant que l’exécutif soit géré de façon collégiale, a suscité des critiques, surtout au sein de la lignée de l’ancien roi Abdallah, qui a été mise sur la touche, à l’exception de son fils, Mitaëb, ministre de la garde nationale.

« Certaines personnes voient d’un mauvais œil l’ascension de Mohamed Ben Salman, qui est considéré comme un jeunôt sans expérience », confie un homme d’affaires occidental, familier des intrigues de cour saoudiennes. Les adversaires du ministre de la défense l’accusent d’impréparation et d’impulsivité dans la guerre au Yémen, dont les seuls gagnants pour l’instant sont les groupes djihadistes, Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) et l’Etat islamique (EI).

« Morceau par morceau »

Les partisans du nouvel exécutif mettent en avant ses efforts pour moderniser le mode de gouvernance saoudien, notamment la promotion au ministère des affaires étrangères et de la santé de deux technocrates, Adel Al-Joubeïr et Khaled Al-Falih, qui ne sont pas membres de la famille royale. « Mohamed Ben Salman est obsédé par le clan Abdallah, il est persuadé qu’il cherche à le déstabiliser », ajoute l’homme d’affaires. « Ce genre d’histoires est périodique, relativise un entrepreneur installé à Riyad. Les perdants de la dernière réorganisation rouspètent. On est loin d’une déstabilisation du royaume. »

Or, justement, la querelle entre branches de la famille royale se double d’une compétition beaucoup moins classique, au sommet de l’Etat, entre « les deux Mohamed ». Le fils du roi, Mohamed Ben Salman, fait de plus en plus de l’ombre au prince héritier, Mohamed Ben Nayef, alors qu’il est derrière lui dans l’ordre protocolaire. En prenant la tête du comité interministériel pour les affaires économiques, il s’est arrogé une forme de tutelle sur Aramco, la compagnie nationale pétrolière, considérée jusque-là comme le pré carré de la famille Nayef et de ses alliés.

La présence surprise de Mohamed Ben Salman aux côtés de son père à la Maison Blanche, en septembre, a aussi écorné l’aura du ministre de l’intérieur, qui n’était pas du voyage, alors qu’il entretient de longue date les meilleures relations avec l’administration américaine. A son retour des Etats-Unis, autre indice de la rivalité en cours, le souverain a limogé le ministre sans portefeuille Saad Al-Jabri, qui est l’un des fidèles de Mohamed Ben Nayef. « MBS est en train de grignoter morceau par morceau le territoire de MBN », résume Theodor Karasik en utilisant les initiales qui servent de surnom aux deux hommes.

Depuis la révélation des lettres, la tragédie de La Mecque a rajouté un motif de grogne parmi la population. La gigantesque bousculade de la fin septembre a coûté la vie non pas à 769 pèlerins, comme l’affirment les autorités saoudiennes, mais à 1 453, selon un décompte de l’agence Associated Press, ce qui en fait le drame le plus meurtrier jamais survenu dans le premier lieu saint de l’islam. L’enquête diligentée par le roi Salman, serviteur des deux mosquées sacrées, n’a débouché pour l’instant sur aucun résultat. Quatre jours après l’hécatombe, le souverain félicitait même le ministre de l’intérieur, président du comité d’organisation du pèlerinage, pour le « succès » de celui-ci.

 

Benjamin Barthe

(Beyrouth, correspondant)

 

Source : Le Monde

 

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