Football : Le Brésil, épicentre du scandale

L'affaire de corruption qui secoue la FIFA plonge ses racines au royaume du " futebol "

 

Les autorités suisses ont donné un coup de pied dans un nid de rats ! " La phrase est lâchée d'un trait sec, rugueux, sauvage, écorché. " Un nid de rats ! " Romario a rarement gardé la langue dans sa poche. Ancien attaquant vedette de la Seleçao, aujourd'hui sénateur, le " Baixinho ", le " Minus " comme on le surnomme, a su jouer de ses alliés, composer avec certains élus de bords contraires, renvoyer encore la balle à des ennemis d'hier, mais il n'a jamais changé de ligne ces dernières années contre les dignitaires de la FIFA et leurs affidés de la Fédération brésilienne de football (CBF).

" Les rats ! " Au moment même où l'arrestation à Zurich d'un des hommes forts de la CBF, le sulfureux et controversé José Maria Marin, 83  ans, ancien député et proche du régime militaire (1964-1985), apparaît sur les écrans, l'impétrant Romario n'a pas de mots assez durs pour désigner un système qu'il dénonce depuis trop longtemps : " Le Brésil est aujourd'hui associé à ce qu'il y a de pire en termes de corruption dans le sport. "

Le coup est rude, la déchéance inéluctable. Un an après le traumatisme du Mondial et son humiliante et historique défaite en demi-finales face à l'Allemagne (7-1) – " Notre football est sucé par des dirigeants qui restent dans leur tribune de luxe en trinquant aux millions qui entrent sur leurs comptes bancaires ", avait lâché, prophète, Romario – voilà le pays dit du futebol face à un gigantesque scandale de racket et blanchiment d'argent de plusieurs centaines de millions de dollars. La plus grande affaire de corruption de l'histoire du sport moderne, ont commenté les journaux du monde entier. Son épicentre ne pouvait être qu'au Brésil.

L'enquête est partie du FBI. Le parquet de New York a pris le relais. Les premières arrestations ont été effectuées par la police helvétique et les procédures d'extradition sont en cours. Sept élus de la FIFA, dont José Maria Marin, risquent jusqu'à vingt ans de prison. D'autres cibles sont évoquées. Comme si l'entière planète football s'apprêtait à passer sous les fourches Caudines de la justice nord américaine.

Il n'empêche. Romario a vu juste. L'origine et le ressort juridique de ce que l'on appelle désormais communément le " FIFA Gate " plongent bien leurs racines au cœur même du football brésilien. Comment d'ailleurs interpréter autrement le départ précipité et sans explication de Zurich de l'actuel président de la Fédération brésilienne, Marco Polo del Nero, quelques heures à peine après l'arrestation de son mentor et prédécesseur José Maria Marin ?

" Les rats ! " Et Romario de commenter, toujours sur le même ton : Marco Polo del Nero " est un cancer du football qui ne devrait pas rester en place. Une moralisation doit être faite, il est temps de mener l'enquête au sein même de notre système. " L'ex-attaquant des Auriverde et du Barça s'y emploie.

En discussion depuis plus de deux ans, maintes fois repoussé, le projet de création d'une commission d'enquête parlementaire (CPI) sur la CBF a soudainement été adopté, le 29  mai, deux jours à peine après les arrestations de Zurich, par 50 sénateurs sur 81, soit presque le double des voix nécessaires. Le ministre de la justice, José Eduardo Cardozo, a annoncé au même moment avoir sollicité la police fédérale pour évaluer les pratiques criminelles liées au schéma de corruption de la FIFA pointé par les autorités américaines. Il a précisé que le gouvernement brésilien avait accepté de collaborer étroitement avec les Etats-Unis.

L'effet a été immédiat. Le 1er  juin, la justice brésilienne a ouvert une enquête contre Ricardo Teixeira, 67  ans, lui aussi ancien président de la CBF, soupçonné de blanchiment d'argent et de fraude. La police brésilienne aurait identifié des versements " atypiques " de 464  millions de reais (133,5  millions d'euros) sur plusieurs de ses comptes bancaires entre 2009 et 2012, période durant laquelle il présida le comité d'organisation du Mondial 2014 sans que personne, ou presque, n'y trouvât à redire. Ces sommes n'ont jamais été déclarées. Quatre charges ont d'ores et déjà été retenues contre Teixeira, notamment pour falsification de documents et évasion de capitaux.

C'est ce " brave " Teixeira qui avait repéré José Maria Marin et demandé à ce qu'il soit son vice-président à la tête de la CBF. Lui encore qui exigea que Marin le remplace en  2012 lorsqu'il dut démissionner en raison de soupçons de corruption. Ricardo Teixeira était alors accusé d'avoir reçu des millions de dollars de pots-de-vin d'International Sport and Leisure (ISL), la pionnière des sociétés de marketing sportif qui, jusqu'à sa faillite en  2001, gérait les juteux droits médias de la FIFA. Après sa démission, l'ancien dirigeant s'est réfugié dans sa luxueuse villa de Floride, située entre Boca Raton et Palm Beach où il a désormais tout le loisir d'échanger ses souvenirs avec son beau-père Joao Havelange, patriarche bientôt centenaire du football brésilien et prédécesseur de Joseph Blatter de 1974 à 1998 sur le trône de la FIFA, obligé lui aussi de démissionner de son poste de président d'honneur en  2013 pour avoir accepté les deniers occultes d'ISL.

Marin, Del Nero, Teixeira : le grand nettoyage semble avoir commencé, prophétisent certains commentateurs. " Tous les responsables corrompus vont sentir la chute comme un tsunami ", glisse Romario. Il faudra toutefois faire vite. Profiter de l'onde de choc.Parce que l'histoire du football brésilien et de ses relations ambiguës nouées entre les représentants politiques, le monde financier et la justice est truffée de chausse-trappes et d'occasions manquées.

La commission parlementaire a 180 jours pour mettre en lumière d'éventuelles irrégularités dans les contrats signés lors des matchs de la sélection brésilienne, les compétitions et championnats organisés par la CBF ainsi que dans la réalisation de la Coupe des confédérations de 2013 et de la Coupe du monde 2014. A peine six mois durant lesquels les sept membres élus et leurs suppléants devront rouvrir les centaines de pages du rapport de police, replonger dans les innombrables enquêtes publiques ou privées, pour la plupart inachevées. Reprendre surtout cette profusion de pistes esquissées par le FBI afin de faire apparaître au grand jour qu'il y a quelque chose de profondément pourri au royaume du football brésilien.

Teixeira et Marin sont aujourd'hui accusés de faire partie d'un réseau de corruption créé il y a plus de trente ans, alimenté par de juteux contrats de commercialisation des droits télévisuels, de marketing et d'événements sportifs. Longtemps ils ont agi en toute impunité, utilisant les facilités proposées par le système financier nord-américain pour blanchir leur argent. Une désinvolture qui a cessé le jour où ils ont éveillé l'attention des autorités fiscales et du FBI.

Au cœur de la toile financière, un certain José Hawilla, 71  ans, semble avoir joué un rôle précurseur et déterminant dans la mise en place des mécanismes de redistribution généralisée. Ce Brésilien, encore inconnu du grand public, est un ancien journaliste de Sao Paulo converti au marketing sportif. A la tête de l'entreprise Traffic, la bien nommée, il régnait, il y a encore peu, sur un empire qui engrangeait plus de 500  millions de dollars par an. Plus de soixante pages de l'acte d'accusation du parquet de New York lui sont consacrées. A les lire, il apparaît que Traffic a permis au FBI de dévider la pelote des crimes liés à la FIFA.

Surnommé " Midas ", autant par ses proches que ses ennemis, José Hawilla est aujourd'hui libre de ses mouvements. Il fait partie des quatre inculpés (aux côtés de la " taupe " américaine Chuck Blazer, et de Daryan et Daryl Warner, de Trinité-et-Tobago) qui ont accepté de collaborer avec la justice américaine. Il a reconnu ses crimes, plaidé coupable de fraude et d'obstruction à la justice, acceptant au passage de rembourser la bagatelle de 151  millions de dollars au gouvernement américain.

Son parcours peu banal fait apparaître un foot-buisiness devenu au fil des ans une spectaculaire pompe à fric pour toutes sortes d'entreprises. Reporter sportif à la Radio Bandeirantes, José Hawilla est appelé par la chaîne Globo avant d'être congédié pour avoir participé à une grève en  1979. A 36  ans, père d'un garçon de six mois, il décide d'investir ses indemnités pour racheter Traffic, une petite entreprise spécialisée à l'époque dans l'affichage publicitaire pour Abribus. En  1983, lorsqu'il est réembauché par la Globo pour diriger les programmes sportifs, Hawilla comprend qu'il peut utiliser Traffic pour négocier les contrats de publicité dans les stades.

Du fait de sa fonction, l'ancien journaliste détient, bien avant la concurrence, le précieux calendrier des matchs. Un avantage qu'il met à profit en louant à moindre prix les panneaux publicitaires situés à l'intérieur des enceintes aux sociétés désireuses de diffuser leurs encarts publicitaires à la télévision.

Dès le début des années 1990, Traffic domine le marché des espaces commerciaux des principaux stades du pays. Mais Hawilla veut aller plus loin. Il décide de racheter les droits de retransmission de la Copa America, l'équivalent de l'Euro en Amérique du Sud. Il négocie avec Nicolás Leoz, président (de 1986 à 2013) de la Conmebol, la Confédération sud-américaine de football. A cette occasion, les deux hommes auraient négocié un dessous-de-table de 6  millions de dollars. C'est le premier cas de corruption utilisé par le FBI dans son enquête visant la FIFA.

Hawilla signe d'abord trois contrats " Copa America " pour les années 1991, 1996 et 2001. D'autres suivront. A chaque fois, note l'acte d'accusation, il verse des pots-de-vin. A chaque fois aussi, ses revenus provenant des droits télévisés et du sponsoring augmentent : 31,9  millions de dollars en  2001, 64,2  millions de dollars en  2007. Encore en  2013, il récupère les droits télé pour quatre éditions de la Copa America, dont la prochaine qui aura lieu à partir du 11  juin au Chili. A l'occasion, Traffic et le consortium Datisa, dont fait partie le groupe d'Hawilla depuis 2007, auraient lâché 100  millions de dollars aux dirigeants de la Conmebol pour décrocher un contrat total de 317,5  millions de dollars. Le 3  juin, Nicolas Leoz a été placé sur la liste rouge d'Interpol.

Au mitan des années 1990, Traffic opère une diversification de ses activités. L'entreprise s'allie avec le fonds américain Hicks, Muse, Tate &  Furts qui lance un projet de plate-forme médiatique latino-américaine sur le modèle de BSkyB, la chaîne et le site Internet à péage du magnat Rupert Murdoch. Hicks apporte 100  millions de dollars à Traffic. Ensemble, ils achètent les droits commerciaux de clubs comme les Corinthians et Cruzeiro, lancent un canal qu'ils nomment " PSN ". Le projet capote, faute d'accord d'exclusivité sur les droits de retransmission.

C'est pourtant pendant cette époque effervescente pour José Hawilla que l'ancien journaliste organise en juillet  1996, à New York, une réunion entre un dirigeant de la CBF (probablement Ricardo Teixeira en personne) et quatre responsables de Nike. Ensemble, ils signent un contrat – officiellement 160  millions de dollars – pour que la virgule de l'équipementier américain orne le maillot de la sélection brésilienne. C'est cet accord qui est aujourd'hui dans la ligne de mire du FBI qui soupçonne un important versement de dessous-de-table.

Ironie de l'histoire, ce contrat avait déjà suscité une commission d'enquête parlementaire à Brasilia. Lancée par les députés Aldo Rebelo et Silvio Torres, la CPI " Nike-CBF " n'a pourtant jamais abouti. Son rapport final, fait exceptionnel, a été empêché de publication en  2001 sous la pression de la " bancada da bola ", ce groupe de députés liés au puissant lobby du ballon rond.

Signe que les temps changent, une majorité de parlementaires brésiliens estiment aujourd'hui qu'une enquête " approfondie " est possible, malgré l'opposition de quelques élus. " J'espère qu'il y aura des résistances, cela permettra de déterminer quelques noms ", a ajouté, perfide, Romario. De quoi asséner un nouveau coup de pied dans le " nid de rats ".

Nicolas Bourcier

 

 

Source : Le Monde (Supplément Sport & Forme)

 

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