Mauritanie : «Les mesures pour interdire l’esclavage n’ont jamais été appliquées»

Une marche a eu lieu à Nouakchott hier, mercredi 29 avril, à l’appel du Manifeste pour les droits politiques économiques et sociaux des Haratines, les descendants d’esclaves qui représentent environ 40 % de la population mauritanienne.

Beaucoup souffrent encore d’être marginalisés dans la société. Certains sont même toujours retenus en servitude, il est difficile de savoir combien, mais la pratique perdure malgré l’abolition de l’esclavage en 1981 et sa criminalisation en 2007. Les organisateurs réclament donc des mesures concrètes et la libération du militant Biram ould Gah ould Abeid, le président de l’Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste en Mauritanie (IRA), arrêté en novembre 2014 et qui attend toujours son procès en appel. Pour en parler, Florence Morice reçoit l’un des initiateur de ce manifeste, Boubacar Messaoud, également porte-parole de l’association SOS esclaves.

Comment se fait-il que de trente ans après l’abolition officielle de l’esclavage en Mauritanie, vous soyez encore obligé de descendre dans la rue pour réclamer plus de droits ?

Boubacar Messaoud : Parce que tout ce qui a été pris comme mesures institutionnelles pour interdire l’esclavage n’a jamais été appliqué. Nous sommes maintenant à notre troisième président qui continue à dire que l’esclavage n’existe pas. Le monde entier doit être témoin de cette absurdité. Comment continue-t-on à faire des lois pour un phénomène qui n’existe pas ?

Est-ce qu’on a une idée de l’ampleur du phénomène aujourd’hui puisque le gouvernement lui parle de « séquelles de l’esclavage »?

L’Etat mauritanien n’a jamais accepté de faire une étude pour pouvoir dégager un impact de cette population servile qui existe. Il y a le secret de l’esclavage. Nous vivons presque tous du secret de l’esclavage. Il y a des esclaves encore, nous ne pouvons pas dire combien ils sont et c’est aussi l’argument du pouvoir. A chaque fois, il dit aux visiteurs : « Demandez-leur combien il y a d’esclaves, ils ne pourront pas vous le dire ». Bien sûr que l’on ne peut pas le dire, il ne nous appartient pas de les dénombrer. Il nous appartient de défendre et d’accompagner ceux qui viennent se plaindre. Et ils viennent quotidiennement. Ils viennent devant la justice. Et souvent on requalifie leur problème de travail non rémunéré, de qualification tout à fait bizarre dans une société où la personne est née esclave, est complètement anéantie depuis sa naissance par une éducation qui la soumet totalement à la volonté de son maître parce qu’on lui a fait comprendre que son paradis dépend de cela. Les religieux ont utilisé la religion pour le rendre acceptable comme un devoir.

Récemment dans une fatwa, les oulémas de Mauritanie ont décidé que l’esclavage n’avait plus de fondement religieux. Comment réagissez-vous ? Est-ce que ce n’est pas un contresens dans un pays qui a aboli l’esclavage en 1981 ?

Effectivement, c’est vraiment ironique et vraiment ça nous fait rire quand on dit « n’a plus de fondement ». Il n’a jamais eu de fondement. Heureusement que maintenant certains oulémas, très timidement, commencent à reconnaître que l’esclavage dans la religion musulmane n’est accepté que dans le jihad, que dans une guerre sainte.

Avec l’aide des Nations unies, le gouvernement a établi en 2014 une feuille de route et s’est donné comme objectif d’éradiquer le phénomène d’ici 2016. Y a-t-il une réelle volonté politique tout de même ou bien est-ce que ce plan est seulement destiné à faire plaisir à la communauté internationale ?

Ce plan concerne essentiellement la communauté internationale. Il en est sorti aujourd’hui un projet, un avant projet de loi qui dit que l’esclavage va être condamné de dix à vingt ans. Il y a également le fait qu’on crée un tribunal spécial à Nouakchott. Alors le juge compétent est à Nouakchott. Comme on peut penser que l’esclavagisme qui vient de Néma ou de Zouerate doit être acheminé à Nouakchott pour être jugé. Pourquoi on ne le juge pas sur les lieux de ce crime ? Ça nous choque profondément. Ce sont des pièges que nous dénonçons dès maintenant. Si on veut faire une loi qui soit applicable, elle doit être une loi qu’on doit appliquer dans toutes les régions qui concernent pratiquement tous les juges.

Combien de personnes actuellement purgent une peine de prison pour esclavagisme. L’esclavage est criminalisé depuis 2007 en Mauritanie ?

Personne ne purge une peine. La seule personne, c’est une personne qui a été condamnée à deux ans. C’est inférieur à la peine minimale prévue pour l’esclavage. Elle a fait quatre mois et quelques, on l’a libéré en liberté provisoire et elle est toujours en liberté provisoire. Depuis trois ans, elle n’a jamais été appelée.

Donc la législation n’est pas appliquée ?

Cette loi n’est pas encore appliquée. Elle a été destinée à se conformer aux desiderata de l’opinion internationale et puis c’est tout.

Qu’est-ce qu'il faudrait faire pour s’attaquer aux racines du problème ?

Réformer s’il le faut la justice parce que nous avons une justice de classe. Tous les magistrats essentiellement sont des descendants d’esclavagistes. Ils répugnent à condamner les esclavagistes dès lors que d'ailleurs, peut-être eux-mêmes, ont des esclaves chez eux. Et c’est connu par celui qui juge.

Vous voulez dire que les réformes sont freinées finalement par la structure de la société ?

Absolument. Une société de classes qui ne veut pas le progrès. Il y a des gens qui sont très riches aujourd’hui. Il y a de beaux bâtiments, il y a de belles routes mais en définitif quelque part, les mentalités sont des mentalités rétrogrades du Moyen-âge.

Le militant Biram ould Dah ould Abeïd, président de l'Initiative pour la résurgence du mouvement abolitionniste en Mauritanie (IRA), pourtant il était candidat à la présidentielle en juin dernier. Est-ce que vous avez le sentiment de faire peur aux autorités, que votre combat fait peur au pouvoir ?

Il y a deux poids, deux mesures. L’anti-esclavagiste est condamné et est en prison, il est même éloigné de chez lui. Il n’a pas été emprisonné dans son lieu de jugement. Et celui qui est esclavagiste, reconnu par un tribunal, a été mis en prison pour trois mois et mis en liberté provisoire. Nous avons le sentiment que le pouvoir veut nous montrer qu'on est un danger dans cette Mauritanie. Quand on a arrêté monsieur Biram, après nous avons fait une manifestation tout à fait pacifique, on nous a tiré dessus avec des grenades lacrymogènes. On nous a présentés comme des émeutiers. Nous faisons nos marches et tout cela pour dire qu’on est contre personne. Ce que nous faisons n’est orienté ni vis-à-vis des Arabes, ni vis-à-vis des autres Africains. Mais nous parlons de ce que nous vivons comme séquelles et comme pratiques d’esclavages qui ne peuvent finir qu’avec une justice et l'équité.

 

 Florence Morice

 

Source : RFI

 

 

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