Le grand chaos mondial

Le sentiment d'impuissance a rarement été aussi fort. Le Proche-Orient explose. Les événements d'Ukraine exhalent un gentil parfum de guerre froide. La Chine menace ses voisins, qui ont très peur et en appellent à la protection des Etats-Unis. Le terrorisme se porte mieux que jamais et le réchauffement climatique aussi. Mais que fait la " communauté internationale " ?

 

Bonne question de comptoir de bistro. Réponse : elle affiche son impotence. Elle ne réagit plus. L'ONU est paralysée par les antagonismes renaissants entre quelques-uns des super grands de l'époque : Etats-Unis d'un côté, Chine et Russie de l'autre. L'ère de l'hyperpuissance américaine post-guerre froide aura duré moins d'une génération : de 1989 à 2003, quand le rêve pour les uns, le cauchemar pour les autres d'un imperium états-unien s'est enfoui quelque part dans les sables de l'Irak.

Aucun des " G " ne marque de points : pas plus le G8 que le G20, censés représenter les puissants d'hier et d'aujourd'hui, n'ont la moindre emprise sur les drames de l'époque. L'hypothèse d'un G2, celle d'un condominium américano-chinois sur les affaires du monde, s'est révélée un leurre.

Le système international n'est régi, semble-t-il, que par une seule loi – celle du chaos. Aucun mécanisme de règlement des conflits, aucun dialogue interétatique institutionnalisé, aucun forum de " gouvernance " mondiale ne paraît en mesure de peser sur les tragédies du moment. Pourquoi ? Pourquoi cette impuissance collective croissante ? C'est à cette question que s'attaque, avec brio, le dernier numéro de la revue Esprit (août-septembre 2014), intitulé " Le nouveau désordre mondial ".

Commençons par un rapide bulletin de santé des principaux acteurs. Avec l'Amérique en chef de file incontesté, le bloc occidental est moins en déclin qu'on ne le dit souvent. Mais son hégémonie s'estompe, constate Esprit. Les Etats-Unis observent une phase de relatif " repli " stratégique. En dehors du commerce, l'Europe, elle, a renoncé à être un acteur de la scène internationale. Elle choisit de sortir de l'Histoire au moment où son voisinage est plus instable que jamais : tumultes proche-orientaux et renaissance d'une Russie post-soviétique tentée par un nationalisme un brin revanchard.

L'Asie – les Asies – s'affirme, nouveau pôle de puissance économique, scientifique et militaire. Elle est à la fois entraînée et intimidée par une Chine qui, écrit Gérard Araud, le nouvel ambassadeur de France à Washington, " retrouve la diplomatie de sa géographie ". Elégante manière de dire qu'elle entend être le patron dans sa zone Pacifique, aux dépens des Etats-Unis.

La Chine joue volontiers le rôle de parrain dans la famille des puissances émergentes – Inde, Brésil, Turquie, Indonésie, etc. Celles-ci, fortes de leurs succès économiques et de leur poids démographique, devraient être parmi les nouveaux centres de pouvoir de la planète. Elles ne le sont pas, elles ne le veulent pas. Jusqu'à présent, elles se refusent à prendre la moindre responsabilité dans le règlement des conflits en cours.

Défense des intérêts nationaux

La politologue Nicole Gnesotto, l'une des maîtres d'œuvre de ce numéro d'Esprit, les décrit comme " des pays souverainistes ", tout particulièrement la Chine, d'abord tournés sur leur propre développement. Ils n'impulsent aucune nouvelle dynamique dans les affaires du monde. Ils ne s'en occupent pas – qu'il s'agisse des désastres du Proche-Orient, de la prolifération nucléaire, des grandes migrations ou du réchauffement climatique.

Esprit avance ainsi une première explication au " désordre mondial " d'aujourd'hui : " La puissance ne passe pas de l'Ouest vers Le Reste " – cette dernière expression désignant les puissances émergentes. " Nous ne sommes pas dans un système de vases communicants ", où le repli relatif des Etats-Unis, le retrait absolu de l'Europe et la paralysie de l'ONU seraient compensés par un rôle actif du Sud émergent dans l'établissement d'un nouvel ordre mondial. Les émergents n'offrent aucune alternative à un système hérité de la seconde guerre mondiale et qui est en passe de s'effondrer. D'où ce sentiment de vide ou d'entre-deux, propice au chaos.

Mais celui-ci, pointe Nicole Gnesotto, est aussi nourri par la dichotomie existant entre l'ordre politique et l'ordre économique mondial. La globalisation économique a produit un marché mondial, unique, une scène économique effectivement mondialisée. Mais rien de tel, aucune unification correspondante, dans l'ordre politique : " La mondialisation stratégique n'existe pas. " Or, contrairement à ce pensait le grand Montesquieu, le commerce n'adoucit pas forcément les mœurs.

La mondialisation économique ne supprime aucun des grands conflits régionaux – pas plus qu'elle n'atténue l'appétit de puissance, de domination ou la volonté de revanche sur l'Histoire. Elle n'empêche pas une sorte de nouvelle guerre froide, très bien décrite par Pierre Hassner, spécialiste des relations internationales. Les comportements de Pékin en mer de Chine, de l'Arabie saoudite ou de l'Iran au Proche-Orient, de la Russie en Ukraine montrent une seule chose : les Etats sont toujours prêts à sacrifier quelques points de croissance – voire la paix – au nom de la défense de ce qu'ils perçoivent comme leurs intérêts nationaux.

Le marché global ne garantit pas la paix globale. Il vit très bien dans le chaos politique. C'est même la marque de l'époque.

 

Alain Frachon

 

Source : Le Monde

 

 

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