L’identité haratine en pleine mutation
Aline Tauzin (1989 : 76) s’est basée sur une série de chants et de contes issus de la strate servile, recueillis dans les deux Hodhs (à l’est du pays) entre 1983 et 1987, pour illustrer l’ambivalence qui préside en milieu rural traditionnel à la relation entre maîtres et esclaves. C’est dans la tente des esclaves, à travers les chants et les contes véhiculés par ces derniers, que «s’exprime avec le plus de force une violente critique à l’endroit des maîtres ».
L’analyse de ces textes permet pourtant à l’auteur de conclure, en terme de la «résistance)) des esclaves à leurs maîtres, qu’« elle est d’abord résistance à une perversion des rapports «normaux)) maîtres-esclaves, à une exploitation exacerbée, et non à la condition même d’esclave)) (Tauzin, ibid. supra: 87). De son côté, Abdel Wedoud Ould Cheikh (1985: 453) a évoqué le « syndrome de l’oncle Tom )) assorti à l’identité haratine. Il faut en effet, selon lui, «nuancer la misère morale – la misère physique constitue jusqu’à un certain point un lot commun « traditionnel )) de la société maure, toutes classes
confondues – des esclaves souvent liés à leurs maîtres [ … ] par des liens sentimentaux complexes et ambigus, relevant de ce qu’on pourrait appeler le «syndrome de l’oncle Tom )), un attachement en quelque sorte au statut de servitude qui servira aisément, en ville, à proroger une dépendance d’origine statutaire et rurale sous forme de rapports clientélaires )). La grande sécheresse des années soixante-dix, bouleversant l’équilibre du système de production traditionnel, a commencé d’entamer une telle « intégration)) du rapport maître-esclave, le jeu électoraliste des élites politiques, mené dans un contexte de malaise économique croissant, est en train de faire le reste. En zone rurale, des formes plus radicales de distanciation des haratines sont apparues au cours des dix à quinze dernières années. La multiplication et la radicalisation des conflits fonciers y expriment une détermination plus forte des haratines à faire entendre leur souci de justice, et l’amorce d’une nouvelle étape dans la prise de revers par les haratines de l’exploitation dont ils continuent de faire l’objet. En ce sens l’argument de O. Leservoisier (1994), selon lequel les intérêts respectifs des haratines et
de leurs anciens maîtres – et le contexte économique et politique où ils s’expriment – font que le rapport entre ces deux parties devient plus stratégique qu’identitaire, est crédible et important. A présent dans les villes de l’intérieur, et jusque dans les petits villages, coexistent des statuts et des rapports très variables entre haratines et « anciens)) maîtres (rapports traditionnels, rapports de salariat, autonomie de production). Mais rélément nouveau vient surtout des grands centres urbains, où la dimension plus aiguë d’initiative personnelle a fortement accentué le processus de désolidarisation du lien tribal originel, ébranlant plus qu’ailleurs le carcan de la dépendance psychologique des haratines. Étant donné que le cycle annuel de la migration haratine reste ponctué d’un retour au terroir, où ils fournissent la main-d’oe uvre durant la saison des cultures (hivernage), il ne semble guère hasardeux de supposer que s’y trouve régulièrement transplanté quelque chose de la « culture )) haratine urbaine naissante. L’expression politique d’un tel processus était déjà perceptible lors des élections municipales de 1990, notamment à travers l’aisance avec laquelle un fougueux Messaoud Ould Boulkheir, homme politique de souche haratine, parvenait à Nouakchott à attirer des foules de citoyens haratines, brisant l’espace d’un meeting les barrières tribales et régionales. Aujourd’hui, c’est l’ensemble de la classe politique qui tient compte de ce nouveau rapport de force, même si l’on peut douter que la véritable émancipation puisse suivre des voies aussi tortueuses, éminemment politiciennes. Car si l’État, dans sa dynamique de distribution de prébendes, accorde désormais «plein statut» à quelques heureux représentants haratines, et si la question de la citoyenneté haratine figure officiellement parmi les grands axes de travail de l’opposition, l’on se garde bien de part et d’autre d’intervenir franchement sur le terrain. A peine en marge de cette logique attentiste et prudente, les chefs du parti d’opposition Action pour le Changement (AC), formation atypique associant principalement des haratines et des afro-mauritaniens, ont pu exprimer ça et là des velléités d’action politique plus radicale, en même temps que leurs hésitations traduisent la crainte (ô combien fondée) de voir leurs desseins diabolisés par leurs compétiteurs auprès de l’opinion publique maure dominante. En attendant, alors que se poursuit la dynamique de paupérisation exacerbée de la population haratine, se trouve amplifiée la possibilité de formes violentes de participation de ce segment aux prochaines crises que traversera le pays 8, crises dont il n’est pas exclu qu’il se retrouve, par la force des choses, parmi les principaux instigateurs. La communauté haratine ne constitue donc pas le seul héritage de l’esclavage en Mauritanie, mais il est certainement le plus lourd. Dans le même temps, l’adresse culturelle de ce groupe (une portion importante de la majorité ethnique, à laquelle il s’identifie culturellement) le rend à priori plus apte que des minorités traumatisées par plusieurs années de répression violente et systématique, auxquelles la nation n’a toujours pas fait face, à émerger à l’avant-garde du processus d’émancipation. La question est de savoir si le pouvoir, et plus généralement les élites, vont se contenter comme elles l’ont fait jusqu’ici de faire passer instincts prédateurs et/ou calculs politiciens avant l’ambition de voir évoluer la société vers un idéal de démocratie et de développement pour tous, ou si l’on se résoudra enfin à heurter de front certains repères de la société mauritanienne contemporaine. Il s’agira vraisemblablement, pour que les descendants d’esclaves ne continuent pas d’être plus souvent que les autres relégués au ban de la société, de lacunes à combler, en terme d’accès à l’éducation et à la formation professionnelle, à une justice assainie, à des formes adaptées d’appui économique – autant de facteurs pour l’heure difficiles à chiffrer en raison du grave déficit de recherche. Et il s’agira inévitablement aux uns et aux autres de parvenir à imposer, pour le bénéfice de tous, les conditions d’un débat digne de ce nom sur les principes fondamentaux sensés battre depuis quelques années déjà au cœur de l’État
.Amel Daddah Docteur en sociologie, University of Arizona
« Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS ÉDITIONS. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique no 536 de novembre 1998: 13. »
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8. Déjà, on a pu voir comment la question haratine se troqvait singulièrement compliquée par la présence de cet «autre culturel », le citoyen afro-mauritanien qui, en particulier dans la vallée du fleuve Sénégal, se pose en compétiteur économique direct. Qui a pu oublier les pogroms urbains d’avril 1989, où des haratines armés de massues se sont volontairement mis au service de meneurs maures pour «taper sur du noir », constituant l’essentiel de la force de frappe au cours de ces journées de folie meurtrière?
Références bibliographiques
DADDAH Amel, 1994, «Le fragile pari d’une presse démocratique », Politique Africaine n° 55, p. 40-45. LESERVOISIER Olivier, 1994, La question foncière en Mauritanie. Terres et pouvoirs dans la région du Gorgol, L’Harmattan, Paris, 1994. OULD AHMED Mohamed Lemine, 1983, «L’abolition de l’esclavage en Mauritanie », mémoire de maîtrise, Université de Dakar. OULD CHEIKH Abdel Wedoud, 1985, Nomadisme, islam et pouvoir dans la société maure précoloniale (d-xvt’ siècle). Essai sur quelques aspects du tribalisme, thèse de doctorat, Paris V. TAUZIN Aline, 1989. «Le gigot et l’encrier. Maîtres et esclaves en Mauritanie à travers la littérature orale », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée 51 (1), 1989.
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