Ger Duany : «J’étais enfant soldat au Soudan»

Le T AfriqueAvant d’être acteur, mannequin et ambassadeur de bonne volonté pour le HCR, Ger Duany, qui vit aujourd’hui aux Etats-Unis, a vécu la guerre et la famine au Soudan. Son père lui a offert sa première AK-47 à 13 ans. Il se sert de son expérience pour sensibiliser sur le sort des réfugiés et des déplacés internes.

A l’âge de six ans, Ger Duany se voyait en éleveur de bétail, «dans l’herbe haute qui s’étendait jusqu’à l’horizon, parsemée de monticules de termites et d’acacias au sommet plat». La guerre civile qui déchire le Soudan en a décidé autrement. Enrôlé comme enfant soldat, il expérimente les pires atrocités. A 14 ans, séparé de sa famille, il parvient à fuir vers l’Ethiopie, puis vers le Kenya. C’est là, depuis le camp de réfugiés de Dadaab, géré par le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), qu’il s’envole en 1994 pour les Etats-Unis. Il est d’abord installé à Des Moines (Iowa), puis à Bloomington (Indiana) chez un oncle, avant de faire des études dans l’Illinois et dans le Connecticut. Devenu acteur, puis mannequin, Ger Duany fera ensuite l’expérience des grandes villes. Los Angeles, New York… Celle du racisme, aussi.

Nommé ambassadeur de bonne volonté du HCR en juin 2015, il partage son expérience de réfugié en parcourant le monde. Depuis plusieurs mois, l’appel de ses origines se fait toujours plus fort et il multiplie les allers-retours entre les Etats-Unis et l’Afrique. Il repart d’ailleurs prochainement au Soudan du Sud alors que l’ONU vient de lancer un nouvel avertissement: le processus de paix dans la région en proie à une crise politique et économique chronique est sérieusement menacé. Les cicatrices de la guerre déclenchée deux ans après la proclamation d’indépendance du jeune Etat restent béantes. Rien qu’entre 2013 et 2018, le pays a connu plus de quatre millions de déplacés internes. Quant au Soudan voisin, il vit ces jours les conséquences d’un coup d’Etat militaire qui le plonge dans un avenir incertain.

C’est depuis Omaha, dans le Nebraska, que Ger Duany nous ouvre les portes de son histoire. Un homme humble, affable. Avec, toujours, un immense sourire aux lèvres.

Vous avez publié votre autobiographie Walk Toward the Rising Sun en 2020. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire vos mémoires et à revivre vos traumatismes d’enfant soldat ?

J’avais justement besoin d’affronter les démons de mon enfance, de dépasser ces souvenirs douloureux, qui me hantent et me bloquaient, et de réfléchir à la façon dont je pouvais utiliser ces expériences. J’ai commencé à en parler quand je fréquentais l’Université de Bridgeport, dans le Connecticut. Les Etats-Unis m’ont offert la chance d’avoir de nouvelles perspectives et j’ai vraiment ressenti le besoin d’écrire ce livre pour partager mon histoire de façon plus large. Mais il m’a fallu du temps pour guérir et être capable de revivre ces souvenirs difficiles.

Souffrez-vous encore du syndrome de stress post-traumatique ?

Je suis maintenant aux Etats-Unis depuis vingt-sept ans, et j’ai donc eu le temps de prendre conscience des horreurs vécues et de me reconstruire. Le livre a eu un effet cathartique. Je ne suis plus autant hanté par mon passé que lors de mon arrivée aux Etats-Unis. Mais cela revient de temps à autre. Cela ne partira jamais entièrement. Ce qui m’a surtout fait souffrir depuis, c’est de voir la guerre civile éclater au Soudan du Sud en 2013, à cause de rivalités interethniques, deux ans seulement après notre proclamation d’indépendance. C’est comme si je me faisais dévorer vivant. 2013, c’est aussi l’année du tournage du film The Good Lie, avec l’actrice Reese Witherspoon, un film qui raconte le parcours de «lost boys» du Soudan, qui ont été accueillis aux Etats-Unis. C’était presque mon histoire. Nous nous sommes rendus dans des camps de réfugiés où j’ai vécu. Le tournage m’a remué. Mais il m’a permis d’avancer.

 

 

Vous êtes passé du statut d’enfant de la guerre qui a vécu le pire aux expériences d’acteur à Los Angeles et de mannequin à New York, puis dans les grandes capitales européennes, à vivre la nuit, côtoyer le luxe et le glamour. D’autres auraient perdu la tête !

Si j’ai parfois pu donner l’impression de perdre la raison, je l’ai en tout cas retrouvée! J’ai pris chacune de ces expériences comme des occasions à saisir. Elles m’ont permis de grandir. Comme mannequin et acteur, j’ai beaucoup voyagé, fréquenté des gens intéressants, et cela me permet d’avoir une plateforme, un réseau, pour faire passer mon message. Je me trouve à une place où je ne suis pas censé être, j’ai décidé d’en faire quelque chose.

 

 

L’année 1991 a marqué un tournant dans votre vie. Après quatre ans comme réfugié en Ethiopie, vous avez dû retourner dans la précipitation au Soudan. Racontez-nous.

1991, c’est l’année de beaucoup de conflits en Afrique. Il y avait la guerre au Soudan, les prémisses du génocide au Rwanda, et le 21 mai, le président éthiopien, Mengistu Haile Mariam, qui avait soutenu l’Armée de libération du Soudan (APLS) et notre lutte pour l’indépendance, a été évincé du pouvoir. Le nouveau régime ne voulait plus accueillir les réfugiés soudanais. Deux, trois jours après, de violents combats ont éclaté dans le camp de réfugiés d’Itang où nous étions. Il y a eu une immense explosion. Les gens, paniqués, couraient dans toutes les sens. J’ai vu des scènes de pillages, de destructions, des caches d’armes de l’APLS prises d’assaut. Ça tirait dans tous les sens. Les vieux et les malades étaient laissés derrière. J’avais 13 ans. C’était la saison des pluies.

Ce jour-là, vous avez perdu contact avec votre famille.

J’ai couru, sans retrouver mes proches, ma mère enceinte, mes frères et sœurs. Je suis arrivé près d’une rivière remplie de cadavres. J’ai rejoint un groupe et nous avons marché vers le Soudan. La situation était très tendue. L’APLS s’était divisée en deux factions rivales. Donc en plus d’avoir un ennemi commun, les Soudanais du Nord [majoritairement musulmans, contrairement aux chrétiens et animistes du Sud, ndlr], nous nous entretuions. Tout le monde était en guerre. Il y avait aussi la famine. Mais dans tout ce chaos, j’ai fini par retrouver ma mère, qui venait de donner naissance à mon petit frère Gok.

Ger Duany, pendant ses années de mannequinat.  DR

 

C’est à cette période que vous êtes devenu enfant soldat. Enrôlé de force? Dans votre livre, vous racontez que avez voulu devenir soldat, comme votre père ou votre frère OderCe dernier, mort au combat, avait cherché à vous en dissuader.

Avec le recul, j’ai compris que j’avais été endoctriné, conditionné à le devenir. Tout tournait autour de la vie militaire, vous vivez avec ça. Donc la question de savoir si vous alliez faire la guerre ou pas ne se posait même pas: c’était juste une question de temps. Mon grand frère Oder, qui m’inspirait beaucoup, essayait de me faire comprendre que l’éducation était bien plus importante. Mais moi je voulais me battre.

Qu’avez-vous ressenti quand votre père vous a donné votre première kalachnikov, à l’âge de 13 ans ?

Je me suis senti bien. Enfin mon père, engagé dans l’armée depuis ses 19 ans, me faisait confiance et me considérait comme digne de protéger ma famille et de me protéger moi-même! J’ai ensuite été recruté dans une base de l’APLS, à Baliet, où j’ai d’abord été affecté à de petites tâches comme le nettoyage de fusils. J’ai vécu mon premier combat en 1992, à 14 ans, avec d’autres enfants soldats. Nous avons ouvert le feu contre un groupe, miraculeusement gagné, et avancé à travers un champ de corps. Je me sentais bien, et avec l’adrénaline qui me stimulait, je n’ai pas été impressionné par le sang de mes camarades tombés au combat. Même si cela me choquait, j’ai compris que j’étais devenu le guerrier que j’avais toujours voulu être. Puis une attaque a décimé notre base. L’ennemi nous avait encerclés. Nous avons fui vers le Nil. Beaucoup de soldats se sont noyés. Le Nil peut être traître, surtout pour ceux qui venaient des monts Nuba. Quand tu remontais à la surface pour respirer, on te faisait sauter la tête. Mes amis les plus proches sont tous morts.

La question de savoir si vous alliez faire la guerre ou pas ne se posait même pas: c’était juste une question de temps

Ger Duany

 

Un nouvel événement traumatisant vous a décidé à déserter et fuir à nouveau vers l’Ethiopie, puis vers le Kenya, dans l’espoir de partir aux Etats-Unis…

Après l’attaque de notre base, j’ai pu retourner près d’Akobo, ma ville natale, où j’ai retrouvé ma famille. Un jour, j’ai assisté, impuissant, à la noyade de ma petite sœur Nyandit. Le bateau sur lequel elle se trouvait avec d’autres enfants pour participer à une campagne de vaccination organisée par des humanitaires a chaviré. Son frère jumeau a survécu. J’ai plongé dans l’eau, mais je n’ai pas réussi à la retrouver. Cette mort m’a traumatisé. Elle était si jeune! J’ai perdu beaucoup de proches et d’amis dans la guerre, mais ma petite sœur a à peine eu le temps de vivre. Elle avait 6 ans. Je ne pouvais plus le supporter. J’ai décidé de lâcher les armes et de partir, en direction du Kenya. J’avais entendu parler de la possibilité d’émigrer ensuite vers l’Amérique. J’en rêvais. Mais à ma mère, j’ai préféré dire que je partais en Ethiopie, pour m’éduquer. En route, j’ai rencontré d’autres garçons. Nous avons marché pendant huit jours, sans eau ni nourriture, en nous cachant sans cesse. C’était une expédition risquée. Nos pieds ont gonflé. J’ai perdu des ongles.

Avec sa mère et deux de ses frères, dans le camp de réfugiés de Kakuma, au Kenya, en 2014.  E. Jambo/UNHCR

 

Dans le camp de Dadaab, au Kenya, vous avez attendu deux ans jusqu’à ce que le HCR vous choisisse pour émigrer aux Etats-UnisUne fois arrivé dans votre nouveau pays d’adoption, qu’est-ce qui vous a permis de vous accrocher malgré le choc culturel et les traumatismes vécus ?

C’était un autre type de jungle. Une jungle dans laquelle j’avais de la peine à me retrouver. Je ne parlais pas l’anglais correctement. J’étais aussi triste d’avoir quitté ma fratrie, mon père et ma mère. Je pensais parfois aux esclaves venus d’Afrique, qui ne revoyaient jamais leur pays. J’avais peur qu’il m’arrive la même chose, que je ne vois pas mes proches grandir [Ger Duany est issu d’une famille nombreuse: huit frères et sœurs directs, sans oublier ceux que son père a eu avec d’autres épouses, ndlr]. Beaucoup de ceux qui sont arrivés en même temps que moi ont violé les lois, fait de la prison, et ont parfois été renvoyés vers le Soudan du Sud. Moi j’ai décidé de me battre, de m’intégrer, de devenir un bon citoyen américain. La découverte du basketball m’a permis de canaliser ma violence, de mieux comprendre la culture américaine. La pratique de ce sport a été un grand facteur d’intégration pour moi, j’ai même fini par obtenir une bourse. Avec le basket, j’ai retrouvé une forme de structure et de discipline. Comme dans la vie militaire.

En 2008, vous êtes pour la première fois retourné au Soudan du Sud.

 Oui, trois mois. J’ai à peine reconnu mon pays. Il y avait de grosses voitures partout, de l’argent! Mais même si la paix était là [la deuxième guerre civile entre le Nord et le Sud a duré de 1983 à 2005 et fait plus de deux millions de morts, ndlr], il y avait beaucoup de poches de violences. Et j’ai dû repartir sans parvenir à rencontrer ma mère, mes frères et mes sœurs. C’était très frustrant. A Milan, où j’ai travaillé comme mannequin, j’ai commencé à rencontrer beaucoup de réfugiés, qui racontaient leurs difficultés. De retour à New York, j’ai décidé de repartir au Soudan, pour faire un documentaire sur mon parcours.

En 2013, avec l’actrice Reese Witherspoon, sur le tournage du film «The Good Lie», qui raconte le parcours de «lost boys» du Soudan.  AF archive/Alamy Stock Photo

 

Vous y êtes retourné pour les premières élections libres et la proclamation de l’indépendance, en 2011. Et vous avez enfin pu revoir votre mère, après dix-huit ans d’éloignement. 

Mon père aussi, qui était en prison. Je ne voulais pas prendre ma mère par surprise. Je l’ai appelée avant. Puis je l’ai attendue à Akobo, dans la maison où je suis né. J’ai tout de suite reconnu sa silhouette au loin: c’est une très grande femme. On a longuement pleuré. Nous sommes allés voter ensemble. Je me souviens très bien du jour de la proclamation de l’indépendance du Soudan du Sud, le 9 juillet 2011 [six ans après un accord de paix signé au Kenya, ndlr]. J’étais à Juba, dans la capitale. Je me souviens avoir pensé que si je devais mourir à ce moment précis, je le ferais avec le sourire.

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Valérie de Graffenried

 

 

 

 

 

Source : Le T Afrique (Suisse) -Le 15 janvier 2022

 

 

 

 

 

 

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