Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(2 et 3)

…La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890

L’avancée coloniale française au Kajoor sous Faidherbe

Les colonisateurs Français restaient sur leurs positions des années 1859-1860, même s’ils s’intéressaient des événements en cours. L’inaction française était en partie due à l’incertitude de Faidherbe sur la manière de réaliser ses objectifs. 

 

Ses plans sur le Kajoor constituaient un nouveau départ pour le gouvernement français au Sénégal. Jusqu’en 1860, la politique de Faidherbe fut destinée à liquider les restes du système de la traite du XVIIIe siècle le long du Fleuve Sénégal et de la côte atlantique. Au cours d’une série de campagnes dans la vallée du Fleuve, de 1854 à 1859, Faidherbe infligea des défaites importantes à l’émirat bidân de Trârza, le plus puissant des États ouest-sahariens [sur le Trârza voir Taylor, Langage, supra]. Et au jihâd de Al-Hajj Umar. Les Français cessèrent de payer tribut aux États africains le long du Fleuve, et contrôlèrent une série de postes fortifiés de Saint-Louis à Médine. Le pouvoir français avait créé des poches de souveraineté et une « zone de libre-échange » pour les commerçants Français (Searing 1993 : 187-193). En 1859, Faidherbe conduisit une campagne dans la région de Siin-Saalum [au Sud-est du Kajoor] qui créa des avantages similaires pour les Français et les marchands résidants de Gorée, qui contrôlaient la plupart du commerce dans les territoires situés au Sud de la Péninsule du Cap-Vert (Ba 1976 : 174-212). Néanmoins aucune de ces actions ne permit d’étendre le contrôle territorial des Français en dehors de postes de commerce contrôlés par eux-mêmes, exceptés dans les alentours de Saint-Louis. Jusqu’en 1860, la logique de la conquête était marchande et non territoriale.

Après ces victoires, Faidherbe s’intéressa au Kajoor. En octobre 1859, juste avant la rébellion au Njambur, il décrivit la situation. Il pensait en effet que les Français avaient montré leur force aux populations africaines « qui n’y croyaient pas jusqu’alors » parce qu’elles pensaient que les Européens étaient seulement des commerçants[1]. Les Français contrôlaient à présent le Fleuve Sénégal pour 250 lieues et le Kajoor était la seule région qui ne disposait pas d’un traité écrit. Faidherbe pensait que les Français pourraient obtenir l’aide de la majorité de la population, décrite comme étant composée de « cultivateurs aimant la paix », si leur politique était de « mettre fin au brigandage des ceddo des dammel », et « régulariser son système de gouvernement[2] ». Si les Français pouvaient réussir à changer le régime, leur but essentiel serait accompli. Faidherbe basait cette réflexion sur sa croyance que les musulmans de la province de Njambur, le cœur de cette paysannerie aimant la paix, deviendraient alors des alliés des Français. Des liens commerçants étroits et une correspondance fréquente entre les Français et les principales villes musulmanes renforçaient cette alliance.

Les Français considéraient le Kajoor comme une zone stratégique en 1859 : leurs possessions le long du Fleuve Sénégal et les postes commerciaux liés à Gorée, pourraient être restructurés au sein d’une seule colonie s’ils pouvaient sécuriser leur influence au Kajoor. L’instrument matériel de cette influence sera une la ligne télégraphique entre Saint-Louis et Dakar-Gorée, qui devait être suivi d’un chemin de fer. Dès 1857 des ingénieurs militaires prévoyaient l’importance stratégique d’un chemin de fer. Ainsi les officiers de la Marine française considéraient Dakar comme un futur port maritime et commercial. Ils notaient avec satisfaction la naissance d’une « petite ville française » basée sur le commerce à l’exportation d’arachides et considéraient « le chemin de fer entre Saint-Louis et Gorée » comme un moyen pour consolider ces développements[3]. Une ligne télégraphique et une voie de chemin de fer permettraient aux forces françaises de contrôler les progrès de « l’organisation rationnelle » du Kajoor.

Faidherbe espérait remplir ces buts en poussant la monarchie à approuver un traité autorisant les Français à construire et à maintenir les lignes télégraphiques entre Saint-Louis et Dakar. Il avait débuté des négociations avec le dammel Birama, qui décéda en 1860, et il se préparait à négocier avec Makkodu. En cas d’échec des négociations, il pensait qu’une démonstration militaire serait suffisante pour persuader le roi d’accepter ses plans. Enfin, si rien ne fonctionnait, les Français pouvaient imposer un nouveau gouvernement. Avec ses plans en tête, Faidherbe demanda l’aide militaire et financière de Paris en 1859, tout en faisant attention de minimiser les dépenses futures et insistant sur la nature modeste des modes des changements qu’il avait en tête.

Faidherbe mit en avant la possibilité d’une aide locale, fondée sur sa capacité à recruter des troupes dans la « colonie ». Durant sa « démonstration militaire » au Saluum en 1859, il annonça le principe d’un recrutement militaire dans la « colonie » française, essentiellement à Saint-Louis et ses alentours et dans la péninsule du Cap-Vert [sur la colonisation portugaise du Cap-Vert, voir Green, supra]. Il déclara aux populations rassemblées du Cap-Vert « qu’ils étaient Français » et devraient servir dans les campagnes contre les « régimes » qui les appauvrissaient en pillant le commerce français. Selon Faidherbe, la foule à laquelle il s’adressait fut surprise, mais n’osait pas refuser (Ba 1976 : 180). Puis, en 1861, Faidherbe recruta des « volontaires » à Saint-Louis et au Cap-Vert. On dit à ses volontaires qu’ils devaient protéger le commerce français et les populations locales des pillages organisés par leurs propres gouvernants. Ces nouvelles recrues augmentèrent les garnisons permanentes et des nouveaux contingents arrivaient de France et d’Algérie. Même si le principe d’un service militaire n’était pas nouveau, c’était bien la première fois qu’il était associé au principe d’identité et de citoyenneté française. Au XVIIIe et au XIXe siècle, les marchands résidents à Saint-Louis et à Gorée avaient appuyé les projets du gouvernement français, prêtant leurs propres esclaves qui étaient entraînés à porter des armes et à protéger les marchands et le commerce. L’esclavage avait été aboli dans la colonie en 1848 et l’initiative de Faidherbe restaura le service militaire sur de nouvelles bases[4].

La décision de Faidherbe eut de conséquences importantes. Il créa en effet un « parti citadin » pro-français dans le contexte d’une guerre civile émergeante en pays wolof. Faidherbe ne s’inquiétait pas outre mesure des conséquences de ses actes car il pensait que les habitants [Africains et métis, commerçants des villes côtières] étaient voués à décliner :

« Le travail de transformation en cours dans la colonie du Sénégal a causé une grande consternation. Les éléments de la population qui ont montré la pire des réactions est celle que l’on appelle les habitants (…) Ils sont attachés à ce qu’ils étaient dans les temps anciens, les intermédiaires obligatoires entre nous et les États de la région, pas simplement pour le commerce mais aussi pour la politique, ce qui les a rendus riches et puissants. Aujourd’hui, néanmoins, ils sont appauvris. » (Cité in Ba 1976 : 283).

Avec ce déclin des élites marchandes, Faidherbe ne prit pas la mesure des conséquences du recrutement des soldats issus des populations de pêcheurs, de marins et d’artisans qui constituaient le cœur des travailleurs de la colonie. En novembre 1852, alors que la rébellion de Njambur débutait, le Ministre Français des colonies approuva les plans de Faidherbe au Kajoor. Des fonds furent alloués au cours de l’année suivante. Le Ministre insistait sur les buts limités de l’occupation militaire du Kajoor. Il ne voulait pas « une autre Algérie ». Le « contrôle » de la terre devait rester aux mains de la population indigène. Les intérêts français étaient commerciaux et pouvaient être réalisés en protégeant la population de « rapines de leurs propres chefs ». Et en replaçant les « chefs hostiles par d’autres dévoués à notre politique.[5] » Cette description de ce qu’on appellera plus tard le « gouvernement indirect » renvoie à la propre description des intentions de Faidherbe.

La rébellion de 1859 a pris — éventuellement — Faidherbe par surprise, mais dans tous les cas, les Français furent étonnés par la rapide et totale défaite des musulmans. Faidherbe décida d’attendre pour voir quelle faction émergerait comme la plus forte. Les services français décrivent un certain nombre de concurrents pour le trône. Un candidat proposé par la lingeer [princesse] Debbo, était Lat Joor Joob, qui était le gouverneur de la province Geet et qui appartenait au lignage matrilinéaire Geej. La princesse Debbo fut volontaire pour servir comme conseillère de Lat Joor. Samba Maram Xaay encouragea cette idée en septembre 1860. Maajoojo Faal avait encore de partisans parmi les rebelles de 1859. Les esclaves royaux du Kajoor étaient divisés. Une faction fit allégeance à Makkodu, le père du roi mort, en échange d’une promesse pour respecter leur propre position. Mais une autre faction des esclaves royaux soutenait Lat Joor parce qu’il était un membre de la lignée matrilinéaire Geej. Enfin des comptes, Makkodu émergea comme le plus fort, et il fut acclamé nouveau roi par une assemblée de notables de Kajoor.

L’accession de Makkodu au pouvoir fut durement ressentie par les Français. Cela fut exprimé symboliquement lorsqu’il écrivit à Faidherbe et lui dit : « Vous êtes les maîtres de la mer, mais je suis celui de la terre.[6] » Cette phrase rejetait sommairement les changements que Faidherbe avait introduits depuis 1854. Les Français étaient circonscrits en tant que commerçants qui contrôlaient les mers, mais qui ne pouvaient jamais revendiquer le pouvoir politique sur la terre firme. De fait, ce langage reflétait le système de la traite du XVIIIe siècle et ses protocoles. Makkodu n’avait pas « entendu » le message sur le pouvoir militaire français que Faidherbe avait construit si patiemment à travers ses campagnes et sa propagande. Makkodu reniait également tous les accords sur les mines de sel de Ganjool [au Nord du Kajoor] et du télégraphe entre Gorée et Saint-Louis. À la fin de l’année 1860, il fut clair que Faidherbe n’avait rien réussi au Kajoor, et qu’il se préparait à la guerre.

De la rébellion musulmane à la guerre civile wolof : l’intervention française dans les luttes factionnelles du Kajoor

Au début de l’année 1861, Faidherbe décrivait le Kajoor au Ministère des colonies comme le seule royaume du Sénégal qui n’avait pas de traité de paix avec la France malgré le fait qu’elle occupait des territoires situésentre Saint-Louis et Gorée, « nos principaux établissements sur la côte de l’Afrique de l’Ouest. » Le commerce du Kajoor était plus petit de ce qu’il aurait du être et les commerçants Français étaient attaqués et pillés. Faidherbe prit un ton de haute moralité et relia le Kajoor à la sauvagerie et aux injustices du commerce des esclaves :

« La plus grande critique que l’on peut faire à l’encontre du gouvernement du Kajoor est que le roi ou dammel, lorsque ses revenus ordinaires ne satisfont pas ses besoins, et qu’il veut acquérir des cheveux, des liqueurs, de la poudre, des fusils ou toute autre chose, il revendique le droit d’utiliser ses ceddo pour se saisir non seulement des troupeaux et des propriétés de ses sujets, mais aussi ses sujets eux-mêmes, qu’ils soient libres ou esclaves. (…) Ceci est la cause d’une terrible dépopulation et un manque de sécurité des producteurs, ce qui constitue également un affaiblissement pour notre commerce.[7] »

Faidherbe soulignait que les Français avaient ignoré trop longtemps ce problème et qu’il était temps d’agit :

« Depuis longtemps nous avons limité nos actions à des plaintes de ce régime sauvage, un souvenir de l’époque de la traite que seuls les rois Wolof et Sereer ont préservé parmi tant des autres gouvernants Sénégalais.[8] »

La rhétorique de Faidherbe suggère qu’il eût placé cette guerre à venir contre le Kajoor au niveau d’une « croisade » contre la traite des esclaves. Ce discours abolitionniste était dirigé au gouvernement français, mais il faisait aussi écho aux critiques musulmanes contre la monarchie wolof.

Les actions de Faidherbe en 1861 renforcèrent les dissensions au sein du Kajoor, transformant ce qui avait débuté comme une rébellion musulmane limitée en une guerre civile wolof de plus grande envergure. Faidherbe réalisa cette escalade par ses efforts pour recruter des alliés Wolof, à l’intérieurmais aussi à l’extérieur du Kajoor. Trois groupes clés furent immédiatement affectés. Tout d’abord les habitants de la colonie elle-même, à qui l’on demande d’aider les Français dans leur guerre contre le Kajoor. En deuxième lieu, les plans de Faidherbe incluaient un appel aux musulmans qui s’étaient rebellés en 1859, et pouvaient ainsi remplir leurs objectifs grâce à l’aide française. Enfin, en décidant de faire venir au pouvoir un rival dynastique des Geej, Maajoojo Faal [l’un des chefs musulmans de la rébellion], Faidherbe créa un éclatement des classes dirigeantes du Kajoor en factions distinguées sur la base de leur acceptation ou de leur rejet de son candidat.

En instaurant le service militaire pour les habitants de la colonie. Faidherbe haussait les enjeux pour eux. On affirma aux « volontaires » de Saint-Louis, de Rufisque et d’autres villes qu’ils étaient « Français » et on leur demande de combattre contre un ennemi commun. On leur promis une nouvelle ère de prospérité sous un futur gouvernement wolof plus éclairé. Puisque les villes françaises au Sénégal étaient essentiellement des villes marchandes, le futur décrit par Faidherbe avait des attraits potentiels. La population de la colonie, composée majoritairement d’esclaves libérés, imagina que de nouvelles opportunités s’ouvriraient à eux dans un Kajoor dominé par les Français. De toute façon, de 1859 à 1860, les Français recrutèrent des soldats de la colonie dans toutes les campagnes militaires contre les royaumes wolof. Ce rôle fut symbolisé par l’action du Général Dodds, un métis de Saint-Louis, dans la campagne finale contre les Wolof en 1890. Mais le rôle du soldat ordinaire était bien plus important. Des attentes apparurent au sein de la population africaine de la colonie qui pourrait bénéficier de l’expansion du pouvoir français. Ces attentes, qui furent pour la plupart non-comblées, eurent cependant un impact important sur le rôle politique de la vieille colonie au sein du nouveau Sénégal.

Faidherbe eut des difficultés à organiser une rencontre militaire décisive avec le Kajoor. Sa première tentative, en janvier 1861, fut un échec total. Faidherbe entra au Kajoor avec une colonne forte de 2.200 hommes, dont environ un tiers était composé des « volontaires » de la colonie. Makkodu battit en retraite à l’intérieur refusant tout contact avec les Français. Il envoya ensuite un message à Faidherbe en lui promettant qu’il accepterait toutes ses conditions s’il se retirait. Alors que Faidherbe étudiait la proposition, il rencontra des envoyés des provinces de Jolof et de Ber-Geet, Lat Joor, lui offrant son aide dans sa guerre contre le Kajoor. Faidherbe décida de faire confiance à Makkodu. Redoutant de se voir entraîner au sein d’une « guerre civile », Faidherbe retourna à Saint-Louis[9]. Peu après, Makkodu renonça à son traité avec les Français.

Faidherbe organisa un conseil de guerre en février 1861 pour discuter de la manière dont le gouvernement pouvait répondre au rejet du Kajoor des « traités » autorisant la construction d’une ligne télégraphique et d’un poste militaire. Faidherbe voulait la guerre. L’opposition la plus forte vint des Français et des commerçants habitants qui parlaient au nom du « commerce ». Gustave Chaumet [un commerçant fortuné]demanda si les Français pourraient réussir à conclure un traité de paix avec Makkodu. Faidherbe répliqua qu’il ne pouvait négocier avec des « brutes » qui étaient « toujours ivres » et qui avaient récemment repoussé son émissaire. Chaumet écouta les plans imaginés par les militaires Français pour imposer leur traité par la force ; dans sa réponse, il souligna que le commerce et les populations de la colonie française avaient souffert de l’état de guerre le long du Fleuve Sénégal et de ses conséquences. Ils souffriraient encore si le Kajoor, « une riche province à nôtre porte » qui « avait toujours été le grenier à pain de Saint-Louis et de ses alentours » et qui commerçait avec les Français plus que toute autre région, devait maintenant suspendre ses relations. Il cita des statistiques d’exportation détaillées, prudemment préparées à l’avance, qui montraient l’importance des exportations d’arachides du Kajoor. Il trouvait étrange qu’un traité, destiné à « renforcer des liens » puisse être maintenant la cause d’une rupture complète. Il conseilla à Faidherbe d’être patient et d’ignorer les insultes du dammel, qui était « illettré » et qui ne comprenait pas le traité négocié en son nom. La France, en tant que puissance civilisée, négociant avec un pays « d’arrière cour » avait toutes les raisons de faire en sorte que les deux parties comprennent le traité. Chaumet termina son discours avec un plaidoyer pour la paix basée sur sa peur que la guerre pourrait détruire la prospérité[10]. Les militaires majoritaires au Conseil ignorèrent les peurs du représentant des commerçants.

Alors qu’ils se préparaient à attaquer le Kajoor et à sécuriser l’élection d’un nouveau roi, Faidherbe maintenait ses contacts avec les chefs musulmans les plus importants. Il décida que les musulmans étaient trop faibles pour gouverner le Kajoor, mais il fit quelques gestes en leur direction. Avant sa première campagne en mars, Faidherbe invita la population à renverser leur roi et à le remplacer par « quelqu’un qui ne boirait pas[11] ». Il était en négociations avec différents candidats pour le trône, mais son souhait d’obtenir le soutien des musulmans le fit pencher pour Maajoojo Faal, qui avait été le candidat des rebelles en 1859. Faidherbe aidait Maajoojo et son allié Samba Maaram Xaay sur l’hypothèse qu’ils avaient encore des alliés musulmans. Le nouveau régime imaginé par Faidherbe ressemblait à une tentative de ressusciter la coalition qui s’était rebellée deux années auparavant.

Durant sa campagne de mars, Faidherbe tenta d’infliger des pertes élevées à son ennemi dans l’espoir que Makkodu perdrait toute aide. La colonne était un amalgame de forces françaises régulières et des volontaires de Saint-Louis qui comptait 25% des 1.200 hommes des troupes[12].La campagne fut une série d’escarmouches, les forces de Makkodu se retirant constamment, cherchant à éviter tout contact direct avec les forces françaises ; Faidherbe estimait qu’il avait détruit 25 villages, saisi 500 têtes de bétail et tué environ 300 soldats Wolof, y compris certains commandants de l’armée du dammel[13]. L’arme française la plus efficace était l’artillerie légère de campagne qui entraînait des pertes considérables parmi les forces africaines lorsque la fuite était impossible. Les victoires françaises ne réussirent cependant pas à produire un résultat politique concret. En conséquence, Faidherbe fut forcé d’organiser une troisième campagne en mai, au cours de laquelle une force française à peu près égale en nombre fut rejointe par environ 500 partisans de Maajoojo Faal. À cette époque, les plans pour le Kajoor étaient clairs. Maajoojo serait le nouveau roi. Il nomma Samba Maram Xaay comme chef des jaambuur [hommes libres non aristocrates, notables] ainsi que le général qui commanderait les esclaves royaux. Alors que la colonne française poursuivait Makkodu, son contingent central de partisans, que les Français estimaient à 200 ou 500 cavaliers[14], s’enfuit. Et le nombre de partisans de Maajoojo augmenta. Le 22 mai, une majorité des électeurs du Kajoor choisi Maajoojo comme nouveau roi (Ba 1976 : 467).

Quelle que soit la manière dont on le considère, le règne de Maajoojo fut un échec, que ce soit sur le plan des affaires intérieures, ou des efforts français pour organiser le gouvernement. En décembre 1861, Maajoojo et Samba Maraam Xaay expliquèrent leurs difficultés avec le « nouveau système [politique] », au sein duquel le droit du dammel de piller ses propres sujets avait été aboli. Les villages de Taïba et de Lao avaient refusé de payer leurs taxes et d’honorer les droits du roi. Le nouveau roi était un converti mécontent des manières françaises de gouverner ; dans une lettre adressée au Gouverneur en décembre 1861, Maajoojo affirma : « depuis que nous avons renoncé au pillage et au vol, nous n’avons pas été capables d’obtenir quoi que ce soit de nos sujets.[15] » Le dammel se plaignait que les Français lui avaient refusé le droit de « punir » le village de Lao et rappelait son plan de châtier les Sereer, qu’il décrivait comme « des sauvages noirs qui sont nos sujets. (…) Ils ne m’obéissent plus — se lamentait-il — au lieu d’accueillir mes envoyés, ils les battent et les chassent hors de leurs régions[16]. » Malgré ses plaintes, Maajoojo agissait en fait suivant « l’ancienne manière ». À la fin de décembre, les Français reçurent une lettre de Sëriñ Taïba, le chef musulman de l’un des villages cités par Maajoojo, qui rapportait que celui-ci avait pillé son village, emportant 70 fusils, 200 têtes de bétail, 100 chèvres et 300 habits qui contenaient des trésors d’or et d’argent. Les troupes du dammel furent accusées d’avoir pris les approvisionnements en nourriture, d’avoir saccagé les champs de culture, et d’avoir saisi 20 esclaves plus des cheveux et des ânes à leur départ.[17]

L’avènement de Demba War Sall et de Lat Joor, futur dammel du Kajoor

L’opposition à Maajoojo se cristallisa autour de Demba War Sall, le chef des esclaves royaux de l’ancienne dynastie. Demba représentait une famille puissante dont les membres dominaient les esclaves des Geej et, à travers eux, l’État lui-même. Bien qu’ils étaient des esclaves par statut, leur fonction comme commandants militaires et gardiens de la maison royale explique bien mieux leur position sociale. Les esclaves royaux n’acceptaient pas leur mise à l’écart et recherchaient un candidat qui représente la cause de la dynastie Geej. À la fin de l’année 1861, Demba War avait choisi Lat Joor auquel il avait rendu visite à Kokki. Lat Joor fut choisi pour ce qu’il représentait politiquement, un rassembleur du loyalisme geej avec l’islam. Les références islamiques de Lat Joor, à travers son grand-père, un célèbre conseiller royal, et par sa mère, qui était mariée à Sëriñ Kokki[18], l’emportèrent sur sa jeunesse et le fait qu’il appartenait à la « mauvaise lignée patrilinéaire ». En effet, Lat Joor appartenait au lignage matrilinéaire Geej, mais il n’était pas des « Faal », qui pouvaient retracer leur ascendance jusqu’au premier roi du Kajoor [Amari Ngone Ndella Faal, c. 1549], comme les règles de succession le demandaient. En tant que « Joob », Lat Joor pouvait revendiquer son droit à gouverner la province de Geet (fief ancestral des Joob), à l’Est du Kajoor, mais non pas à régner en tant que roi du Kajoor. Dans les célébrations épiques de la mémoire de Lat Joor par les bardes Wolof, la trame narrative principale entre 1861 et sa mort en 1886, est son « amitié » avec Demba War Sall. Entre 1861 et 1864, les forces Geej infligèrent des défaites humiliantes à Maajojo, seule l’aide française empêcha Lat Joor d’être reconnu comme roi ; avec deux « rois », le Kajoor entra dans un état de guerre prolongé jusqu’à ce que les Français chassassent Lat Joor et ses alliés en 1864 (Duguay-Clédor 1985 : 69-77).

La décision de Demba War d’installer Lat Joor sur le trône était calculée pour dissocier le parti musulman. Demba pensait que la candidature de Lat Joor affaiblirait l’opposition vis-à-vis de la dynastie Geej. Lorsque Lat Joor fut choisi, il était un tout jeune homme. Les bardes Wolof rappellent qu’il portait toujours ses tresses d’adolescence et que Demba War Sall aurait dû organiser une cérémonie de circoncision en son honneur[19]. Les Français estimaient son âge entre 16 et 17 ans (Ba 1976 : 260). Après que les Français eurent repoussé les forces Geej du Kajoor en 1864, la signification de la candidature de Lat Joor fut redéfinie de manière importante. Demba War conduisit son protégé en exil, au Saluum, et construisit une alliance avec Màbba Jaxu, dont le jihâd au Saluum constituait un défi à l’ordre politique traditionnel. Cette alliance entre la dynastie Geej et l’islam prépara le chemin de la restauration du pouvoir Geej dans le futur.

Les Français ne vinrent pas immédiatement la menace constituée par ces développements ; ils considéraient les problèmes de «l’organisation politique » comme une question liée au remplacement d’un gouvernement discrédité et moralement corrompu par un gouvernement plus favorable à leurs propres intérêts. Ils ignoraient totalement la force de la dynastie Geej, mais notaient les progrès de la réhabilitation de MaajoojoVis-à-vis de la dépravation des ceddo. Les services français rapportaient périodiquement des nouvelles sur le comportement de Maajoojo, ainsi en juin 1864 :

« Madiodio [Maajoojo] est resté sobre et aujourd’hui on peut affirmer qu’il a complètement renoncé aux boissons alcooliques, il donne l’exemple [à son peuple] du travail en cultivant lui-même ses vastes domaines.[20] »

La sobriété de Maajoojo était une bonne nouvelle. Mais l’événement principal était que le Kajoor avait subi une grave sécheresse en juin et juillet qui menaçait d’apporter la famine dans la région[21]. Les commerçants Français organisèrent la distribution de nourriture d’urgence pour les victimes de la famine en juillet 1864. Pour des nombreuses décennies, les Wolof se rappelleraient de l’année 1865 comme « l’année de la faim » (atumee xiif ba). La famine de 1865, qui fut la pire depuis le milieu du XVIIIe siècle, avait de multiples causes, je les ai abordés ailleurs (Searing 1993 : 132-144). Pour la deuxième année, des sécheresses apparurent en série. Et, comme au cours des pires famines du passé, la sécheresse s’accompagna de nuages de criquets pèlerins et de la guerre. Ces deux facteurs consumèrent la plupart de récoltes restantes ; les armées en marche se saisissaient des réserves en grains, et les criquets pèlerins s’abattaient sur les champs presque vides. De plus, une épidémie non identifiée tua les troupeaux de bétails qui normalement servaient de réserves, en dernier recours, durant les famines[22]. En 1865, les Français organisèrent des secours sur une échelle beaucoup plus large que l’année précédente. Treize maisons commerciales françaises fournirent 30.000 FF pour acheter du mil et couvrir les coûts des graines d’arachide pour les paysans durant la famine. Les autorités coloniales ouvrirent les réserves de mil et du riz qu’elles avaient collecté par le biais de taxes ou de saisies lors des campagnes militaires précédentes. Cette « aide humanitaire » était vue comme un moyen de consolider l’influence française au Kajoor, même si elle prit la forme de « prêts » qui devaient être remboursés à partir de futures récoltes. Au cours des efforts pour endiguer la famine de 1865, les officiels Français supprimèrent tranquillement la monarchie au Kajoor, jugeant que leurs efforts pour gouverner à travers Maajoojo constituaient un échec. Ils firent montre de leur meilleur visage au cours de cette série de désastres, en faisant de la réforme politique et de l’aide humanitaire les deux faces de la « régénération » du Kajoor :

« Nous avons réussi à détruire le brigandage au Kajoor en nous débarrassant du dammel et de ses ceddo qui contrôlaient auparavant la région centrale du pays.[23] »

En fait, les efforts des Français pour gouverner le Kajoor furent un échec. Le pire des cauchemars des commerçants Français fut réalisé. Personne n’avait de l’intérêt pour annoncer cette rechute, mais en 1865 le Kajoor sombrait dans l’anarchie sans aucun gouvernement central. Dans certaines régions, cela signifia que les gouverneurs locaux étaient virtuellement indépendants. À Njambur, les chefs des communautés musulmanes réalisèrent le type de gouvernement local qu’ils avaient souhaité au cours de la rébellion de 1859[24]. M’Barick Lo, le nouveau Sëriñ de Luuga, se considérait lui-même comme le Gouverneur du Njambur. Dans les régions minoritaires Sereer, qui avaient toujours résisté à la monarchie, le même état d’indépendance virtuelle fut accompli. En théorie, les chefs rémunérés par les Français avaient pris le contrôle des provinces centrales en 1865. Mais aucun des responsables du Kajoor ne put protéger ses propres populations des incursions périodiques des factions armées basées au Bawol, au Jolof et au Saluum, où la guerre civile du Kajoor se mélangeait avec des conflits plus étendus entre un islam révolutionnaire, un pouvoir aristocratique, et la religion des esprits.

A suivre…/

James F. Searing University of Illinois at Chicago . Traduit de l’Anglais parChristophe de Beauvais. Publié dans Colonisations et héritages actuels auSahara et au Sahel.Sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan, 2007, vol. I : 391-438.

Articles précedents : http://adrar-info.net/?p=24591


[1] Gouverneur au Ministre, le 13 octobre 1859, cité in Ba 1976 : 195.

[2] Gouverneur au Ministre, le 13 octobre 1859, cité in Ba 1976 : 195.

[3] Archives nationales du Sénégal (Ans), 13G 304, Gorée, Correspondance, Note sur la presqu’île de Cap-Vert, le 18 février 1862 (citation d’un document du 2 mars 1857).

[4] Sur la politique française voir Myron Echenberg, Colonial Conscripts : The « Tirailleurs Sénégalais » in French West Africa, 1857-1960, Portsmouth, 1991 : 1-24.

[5] Ministre au Gouverneur, le 21 novembre 1859, cité in Ba 1976 : 210.

[6] Ministre au Gouverneur, le 21 novembre 1859, cité in Ba 1976 : 210.

[7] Gouverneur au Ministre, le 5 février 1861, cité in Ba 1976 : 373. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[8] Gouverneur au Ministre, le 5 février 1861, cité in Ba 1976 : 373. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[9] Gouverneur au Ministre, le 5 février 1861, cité in Ba 1976 : 374-375.

[10] Procès-verbal du Conseil d’administration du Sénégal, le 28 février 1861, cité in Ba 1976 : 396, 398-399.

[11] Procès-verbal du Conseil d’administration du Sénégal, le 28 février 1861, cité in Ba 1976 : 405.

[12] Procès-verbal du Conseil d’administration du Sénégal, le 28 février 1861, cité in Ba 1976 : 412.

[13] Procès-verbal du Conseil d’administration du Sénégal, le 28 février 1861, cité in Ba 1976 : 412-414.

[14] Un émissaire des habitants, Louis Descemet, rapporte avoir vu 500 cavaliers et 150 hommes de troupe en janvier. Il pensait que le dammel pouvait commander des forces plus importantes, mais cela fournit une estimation de celles qui étaient sous son contrôle direct (in Ba 1976 : 394). Le chiffre le plus faible de 200 cavaliers fut rapporté en mai, lorsque Makkodu était poursuivi par les Français (Ba 1976  : 467).

[15] Ans, 13G 57, Cayor, document 16, Lettre du Damel Madiodio et Diawdine Mboul Samba Maram Khay à Gouverneur, le 12 décembre 1861.

[16] Ans, 13G 57, Cayor, document 16, Lettre du Damel Madiodio et Diawdine Mboul Samba Maram Khay à Gouverneur, le 12 décembre 1861.

[17] Ans, 13G 257, Document 18, Lettre de Serigne Taïba, le 23 décembre 1861.

[18] Amadou Duguay-Clédor, La Bataille de Guîlé, Dakar 1985 : 74.

[19] Dieng, L’épopée du Kajoor, Dakar, 1993 : 378, 380-382. Sur la signification des coiffures des Wolof voir Niang Fatou Niang Siga, Reflets de modes et traditions Saint-Louisiennes, Dakar, 1990.

[20] Ans, 13G 257, Cayor, Correspondance, document 66, juin 1864. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[21] Ans, 13G 257, Cayor, Correspondance, documents 65, 66, 68, 69, juin 1864.

[22] Voir les rapports sur les famines in ans, 13G 257, Cayor, document 70, Rapport au Gouverneur sur la situation au Cayor, mai 1865 (qui mentionne des sauterelles et des épidémies du bétail comme des facteurs aggravants).

[23] Ans, 13G 257, Situation du Cayor, mai 1865.

[24] Ans, 13G 257, Cayor, Correspondance, Lettre de Serigne Louga, M’Barick Lo, le 20 novembre 1866.

 

______________

 

Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(3)

 

…La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890.

Le jihâd de Màbba Jaxu et son impact sur les royaumes wolof

De tous les conflits religieux du XIXe siècle, le jihâd de Màbba Jaxu eut l’impact le plus direct sur les royaumes wolof. C’est ainsi que Màbba figure de manière forte dans les mémoires historiques wolof et dans les débats sur la guerre sainte. Le principal but de Màbba concernait les Sereer, mais son conflit avec les Français mit en avant la question de savoir si les musulmans devaient ou non combattre le régime colonial. Les relations entre Màbba et les États wolof est basé sur ses liens avec le Lat Joor et avec la famille de Amadou Bamba [chef du mouvement mouride]. Màbba apporta le jihâd déclenché au nom de l’islam jusqu’aux frontières wolof les plus importantes, exacerbant les divisions qui avaient été mises à nu durant l’insurrection de 1859. Trois futurs rois Wolof, Lat Joor, Tanor Ngogne et Alburi Njaay combattirent avec Màbba au cours des années 1860. Les débats et les discussions autour des jihâd qu’il avait organisés furent importants à cette époque et aidèrent à définir l’attitude d’une génération vis-à-vis du jihâd.

Suivant les traditions préservées par les bardes Wolof la décision d’émigrer au Siin et Saalum fut prise par Demba War Sall. Màbba doutait de la sagesse d’accueillir Lat Joor parce qu’il recherchait un « royaume mondial » (nguurug àdduna). Màbba décida néanmoins de l’accueillir uniquement s’il se convertissait à l’islam, se rasait la tête, et s’il se présentait dépouillé de ses tresses devant lui comme un signe de soumission. Lorsque Demba War présenta ces conditions à Lat Joor, il voulut refuser en affirmant qu’il ne pouvait pas abandonner son « caractère » [sa dignité] (jikko). Demba War lui dit de ne pas s’inquiéter car cette conversion serait comme se couper les cheveux, lorsqu’ils repousseraient, personne ne serait capable de savoir si un jour ils avaient été coupés (Dieng 1990 : 394). L’alliance entre l’aristocratie wolof et Màbba était une alliance de circonstance, mais elle était bien plus qu’un geste vide. Le futur roi wolof qui combattait pour l’islam pensait que cette obligation le ramènerait au pouvoir ; la survie de l’aristocratie était en jeu.

Les traditions épiques expriment un jugement commun sur la « conversion » de Lat Joor à l’islam[1]. L’alliance fut politique. Les exilés du Kajoor pensaient que leur adhésion à l’islam renforcerait leur affirmation au pouvoir lorsqu’ils retourneraient chez eux. L’opportunisme politique de l’adhésion de Lat Joor à l’islam était réel, cependant il conserva son engagement religieux toute sa vie. Le compromis qui avait permis aux exilés de se soumettre à Màbba fut le travail de Demba War Sall. Il dit : « Acceptons [l’autorité spirituelle et militaire de Màbba] mais lorsque nous retournerons [au Kajoor] nous ferons comme bon nous semblera. » L’accord permit aux exilés du Kajoor de vivre dans une relative indépendance des forces militaires de Màbba et de conserver leurs propres chefs de guerre[2]. Dans ses relations avec Màbba, Demba ne perdit jamais de vue sa loyauté envers le Kajoor. Dans la bataille cruciale contre Siin, au cours de laquelle Màbba fut tué, Demba War Sall ordonna aux exilés du Kajoor de rester en arrière et de préserver leurs forces. Alors que la bataille était perdue et que Màbba se préparait au martyr, Demba rappela au Lat Joor son devoir vis-à-vis du Kajoor et ordonna à ses frères Sangone et Bunama de le retirer du champ de bataille (Diop 1966 : 517, 520-521[3]).

Les controverses autour du jihâd de Màbba au Kajoor et au Bawol

Bien que la mémoire de Màbba soit célébrée aujourd’hui et que les historiens aient été enclins à célébrer également les jihâd du XIXe siècle, il est important de rappeler les controverses qui entourèrent le jihâd de Màbba au Kajoor et au Bawol. Les sources contemporaines fournissent des portraits contradictoires sur le jihâd de Màbba et de son impact sur la Sénégambie. Les officiels Français montraient quelque sympathie vis-à-vis du jihâd, convaincus que Màbba et le parti musulman seraient favorables à l’expansion du commerce et contribueraient à la destruction des ceddo et de l’ancien régime monarchique. En 1864, lorsque Màbba faisait ses préparatifs pour envahir le Siin, un officier Français de Kaolack raconta avec espoir : « Des bonnes relations seront rapidement établies entre les partisans de Màbba et nos commerçants, qui lui sont favorables dans leur grande majorité car ils ont eu assez des ceddo.[4] » Cet optimisme était basé sur la croyance que la culture des arachides et du mil se développerait rapidement sous l’influence de l’islam. Même lorsque l’étendu des ambitions militaires de Màbba devinrent évidentes, les Français furent enclins à le laisser accomplir « la part utile de sa mission, la destruction des ceddo, de Siin et Saalum » puis de discuter avec lui plus tard[5].

Cette attitude favorable vis-à-vis de Màbba reflétait les représentations françaises sur la société wolof comme divisée en musulmans paisibles et industrieux et les ceddo brutaux et pillards [une distinction semblable fut établie en Mauritanie, voir Villasante Cervello, Producteurs, supra]. Cependant, cette simple division entre musulmans et ceddo ne permettait pas de décrire les profondes divisions factionnelles crées par l’intervention française au Kajoor. La guerre civile engendra une nouvelle constellation de factions et d’alliances qui ressemblaient des aristocrates et des musulmans. Les rapports des services français montrent la manière dont ces nouvelles alliances échappèrent à une dichotomie simpliste entre musulmans et ceddo :

« Selon des nombreux rapports, Lat Joor a fait épouser la lingeer Debo à Màbba, en même temps, lui et son kangam [commandants militaires], y compris Maye Sambaye [Meysa Mbaay[6]] sont devenus des marabouts.[7] »

Le mariage de Màbba à la lingeer Debbo, comme la conversion de Lat Joor et de ses ceddo à l’islam forgea une nouvelle alliance politique. Au même moment, de nombreux musulmans étaient ouvertement critiques vis-à-vis du jihâd. Ainsi, un notable musulman du Kajoor racontait aux Français :

« Màbba fait seulement la guerre à cause de son ambition, pour se saisir du pays, des esclaves, des troupeaux et d’argent. Il n’y a pas un seul musulman dans son armée qui soit éduquée ou inspirée par un véritable sentiment religieux. Ils rêvent tous de pillage.[8] »

Le jugement le plus critique que les Européens faisaient à l’encontre de Màbba c’était qu’il avait détruit l’économie du Saluum et de la vallée du Fleuve Gambie. Lorsque les Français demandèrent l’aide des Anglais pour soumettre Màbba en 1864, ces derniers furent enclins à accepter. Un agent britannique affirma que le jihâd de Màbba détruisait le commerce de la Gambie, mais ajoutait que ceci était une considération secondaire « en comparaison avec les ravages qu’ils ont commis en détruisant les villages et le villes pacifiques, en assassinants des habitants mâles, et en prenant les femmes et les enfants en esclavage.[9] » Après plusieurs années de guerre, la désolation régnait dans ces régions où l’agriculture avait progressé depuis longtemps. Dans quelques régions, des parents désespérés offraient « leurs enfants pour le prix d’une moitié de sac de riz ». Et, dans plusieurs villes, les gens mouraient de faim[10].

Les chefs musulmans dans les États wolof étaient divisés sur les jugements qu’ils portaient au jihâd de Màbba. Des traces de ces désaccords se retrouvent encore aujourd’hui. Ces souvenirs fournissent des indications importantes sur la signification du jihâd ; le meilleur exemple est l’attitude des érudits mourides. Suivant ces derniers, Màbba recrutait des partisans pour son jihâd des villes de Saalum, de Bawol et du Jolof. Ses tentatives de recrutement au Bawol amenèrent le père d’Amadou Bamba, Momar Anta Sali, à sa cour avec d’autres membres de sa famille. Le recrutement était organisé sur le modèle islamique de la hijra[11] conçu par Al-Hâjj Umar Tall pour soutenir le jihâd de Umar dans la vallée du Fleuve Niger. Màbba était un disciple de Al-Hâjj Umar et shaykh de la confrérie tijâniyya. Son but était d’organiser une hijra pour soutenir son propre mouvement. La hijra en question consistait en un appel aux musulmans pour quitter le territoire où ils ne pouvaient pas pratiquer leur religion en paix et liberté, et de s’engager dans le jihâd pour protéger le véritable État musulman. Dans la pensée de Al-Hâjj Umar, la hijra et le jihâd étaient reliés[12]. Màbba appela sa capitale Nioro, imitant ainsi Umar. La plupart de ses partisans étaient Wolof et Fulbé (Tukolor) de Saalum, qui étaient opposés à la manière dont la monarchie du Saalum faisait des compromis avec le « pouvoir de l’esprit » des Sereer non musulmans. Cette base locale pour la révolution était étayée par le recrutement actif des « volontaires » Wolof et Fulbe du Bawol et du Jolof.

La plupart des membres de la famille d’Amadou Bamba furent pris contre leur volonté dans le jihâd de Màbba. L’un des grands-pères d’Amadou mourut durant l’émigration, bien que les récits diffèrent sur la question de savoir si ce décès était dû à son grand âge et à ses problèmes de santé, ou s’il fût tué. Le récit de Bachir Mbacké se concentra sur la manière dont Màbba recrutait ses partisans pour le jihâd. Il « ordonnait à tous les musulmans en général et aux ‘ulemâ (érudits) en particulier d’émigrer à Saalum. » Peut-être fit-il cela pour « les sauver de la vengeance des ceddo » ; néanmoins ces ordres « étaient désapprouvés par certains » qui vivaient en paix avec les gouvernants.

« Ainsi émigrèrent-ils tous au Saloum, à l’exception de ceux qui furent incapables de effectuer le voyage. Laissant ces dernières seuls, le chef religieux contraignit leurs familles à gagner le Saloum. Ce fut là un des actes que certains lui reprochèrent. Il fut néanmoins excusable de beaucoup d’erreurs commises à cause de sa politique maladroite, sa précipitation, son refus de consultation, motivés par sa volonté de restaurer l’islam et de protéger les musulmans.[13] »

Ce sont des éloges bien légers pour un homme qui avait été révéré comme un croisé et comme un chef de la résistance durant la conquête du Sénégal[14]. Le même passage critique le manque de « véritables valeurs religieuses » dans le cercle intime de confidents de Màbba. Il conclut ensuite :

« Il est d’ailleurs parvenu à ma connaissance un fait qui expliquerait les erreurs de Màbba. Cet homme n’était pas un savant, n’avait pas de connaissances approfondies en matière de droit, et n’avait aucune expérience politique.[15] » (Mbacké 1980 : 580).

En conclusion, la même source indique que le vrai souhait d’allâh était de pardonner ses fautes et de le récompenser pour ses efforts dans sa tentative de revitaliser l’islam.

La même attitude vis-à-vis de Màbba me fut confirmée dans des entretiens avec des érudits mourides, à Darou-Mousty, un village situé à l’Est du Kajoor. Serigne M’Baye Guèye Sylla, lorsqu’on lui demandait ce qu’il pensait de l’attitude d’Amadou Bamba vis-à-vis des jihâd qui s’étaient déroulé au cours de sa vie, commença par me rappeler que le père d’Amadou Bamba fut amené à la cour de Màbba, à Saalum, parce que Màbba voulait gouverner selon l’islam mais « il n’était pas éduqué ». Ainsi, il s’attacha les services de Momar Anta Sali comme juge, à l’instar de Lat Joor après lui. Mon interlocuteur se référa ensuite à la qasida (en arabe « poème ») qui expliquait pourquoi Amadou Bamba avait refusé de servir comme juge à la cour après la mort de son père. Il aurait été honteux d’être vu par des anges à la cour d’un « roi du monde » (roi temporel). Finalement, Sylla affirma : « Pour lui il ne restait qu’un seul jihâd, la bataille avec l’âme (littéralement le nez ou le souffle), jihâd al-nafsi.[16] » [En wolof : Pur mom benn jihad moo desoon, mooy xeex ak sa bakkan]. Il poursuivit ensuite sur cette idée en soutenant qu’en fait, il n’y avait qu’un seul jihâd [ci batin, dans le sens soufi de « vérité intérieure »]. L’âge du jihâd de l’épée [en wolof : jihad jaasi] était terminé. Le jihâd de l’âme était le seul reconnu par les mourides. Cette doctrine était reliée au refus d’Amadou Bamba de s’associer avec les rois du monde. Il s’agissait en effet de deux faces de la même pièce.

Un autre érudit Mouride, Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké exprimait la même idée de manière plus complexe. Son enseignement illustrait la manière dont la pensée soufie imprégnait la tradition mouride. Notre discussion sur le jihâd eut lieu à la suite de notre entretien principal devant ses élèves. Quand il fut demandé ce que Sëriñ Tuuba (Amadou Bamba) pensait sur les jihâd qui s’étaient déroulés au cours de sa vie, il commença par dire que Màbba voulait établir l’islam (taxawaal) à travers tout le Sénégal. Il devait donc rassembler des armes et appeler les musulmans à rejoindre son combat. Il déclara un jihâd (jiyaar) contre les non croyants (yéeféer), dans ce cas les Sereer, et au cours de sa guerre il tua des nombreux incroyants et de nombreux Européens. Ensuite Serigne Bassirou commença à traiter la question des pensées d’Amadou Bamba à propos du jihâd. Il expliqua les enseignements de Bamba de la manière suivante :

« Màbba pensait qu’à travers allâh il était guidé dans la bonne direction, mais ce n’était pas seulement à travers allâh. Il avait des esclaves possédés par des personnes libres, des esclaves que les maîtres avaient achetés, et qui vinrent avec eux, et qu’ils apportèrent avec eux dans la guerre, et c’est à cause de ces esclaves qu’allâh l’aida à obtenir la victoire, à cause de leur travail. [17]»

La référence aux esclaves de Serigne Bassirou contient un certain paradoxe. Il expliqua plus tard que leur présence au cours du jihâd fut la conséquence d’une erreur faite par leurs maîtres[18]. Cependant, il soutenait que c’étaient les exploits des esclaves et le fait qu’ils avaient conquis leur liberté, qui avait rendu la victoire possible. Après cette apparente digression, il fit la liste des raisons pour lesquelles le jihâd de Màbba était juste ; raisons partagées par Amadou Bamba : « La guerre était juste, parce que Màbba ne se battait pas parce qu’il voulait être riche, ou qu’il voulait des esclaves, il se battait seulement pour allâh. » Il continua : « Allâh seul causa la guerre. » (Yalla rekk moo taxoon). Il souligna également sa légalité : « Il la fit suivant la loi. » (Def na ko ci yoon)[19].

Serigne Bassirou s’arrêta un instant à ce point. Il avait établi la pureté légale du jihâd, qui remplissait les conditions requises par la loi islamique ; cette pause fut interrompue par le murmure d’un de ses étudiants qui se demandaient s’il avait vraiment compris ce qui venait d’être dit. Serigne Bassirou réaffirma avec encore plus de vigueur l’accord d’Amadou Bamba pour le jihâd, faisant une nouvelle allusion à l’erreur d’avoir emmené des esclaves à la guerre, et les conséquences de cet acte. Mais après il changea abruptement et demanda : « Est-ce que Sëriñ Tuuba (Amadou Bamba) était réellement en accord dans ses propres pensées ? Non ! » :

« Il dit que [l’âge du] jihâd est terminé parce qu’aujourd’hui le jihâd signifie (…) parce qu’aujourd’hui le jihâd qui reste est le jihâd de l’âme. Le jihâd de l’âme signifie abandonner ce que allâh a interdit, et faire ce que allâh a recommandé (…) C’est le jihâd le plus grand et le plus difficile.[20] »

À ce moment, il me regarda pour voir si j’avais bien compris et se mis à rire. Après réflexion, il devint clair que Serigne Bassirou avait donné une leçon sur différents niveaux de vérité. D’un point de vue légal, le jihâd de Màbba était juste parce qu’il remplissait les conditions imposées par la loi islamique. L’erreur faite par l’enrôlement des esclaves dans la guerre, devint paradoxalement l’une des raisons par lesquelles allâh aida le jihâd. Il devint ainsi un moyen pour les esclaves d’obtenir leur liberté. Mais tout cela se réfère seulement à la partie externe ou un niveau légal de la réalité, le niveau du zahir dans la pensée soufie ; à un niveau caché, plus ésotérique (batin dans la pensée soufie), le jihâd de Màbba ne pouvait être soutenu parce que l’époque du jihâd était finie.

A suivre…/

James F. Searing University of Illinois at Chicago . Traduit de l’Anglais parChristophe de Beauvais. Publié dans Colonisations et héritages actuels auSahara et au Sahel.Sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan, 2007, vol. I : 391-438.

Articles précedents : http://adrar-info.net/?p=24591; http://adrar-info.net/?p=24608

 

 


[1] Diouf (Le Kajoor au XIXe siècle. Pouvoir ceddo et conquête coloniale, Paris, 1990 : 252) appelle cet acte un « jebbalu », ou soumission à un guide religieux, en faisant référence à Amadou Bamba Diop (chef du mouvement mouride).

[2] Diop, Lat Dior et le problème musulman, Bulletin de l’ifan 28, 1966 : 511-515.

[3] Le récit de Diop est confirmé par de sources qui rendent compte de la bataille suivant la perspective de la famille de Màbba : Ousmane Tamsir Ba, Essai historique sur le Rip, Bulletin de l’ifan, 19, B, 1957 : 564-591 ; et Abdou Bouri Ba, Essai sur l’histoire du Saloum et du Rip, Bulletin de l’ifan, 38, B, 1976 : 845-847.

[4] Ans, 13G 304, Gorée, Correspondance, A. Legourmand, Kaolack, le 18 juillet 1864.

[5] Ans, 13G 304, Document 18, Gorée, Correspondance, A. Legourmand, Kaolack, le 29 juillet 1864.

[6] Meysa Mbaay était un vieux parent de Demba War Sall. Il mourut en exile et il est largement passé sous silence dans les sources orales wolof.

[7] ans, 13G 304, Gorée, Correspondance, document 27, le 29 août 1864. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[8] ans, 13G 304, Gorée, Correspondance, document 33, le 22 octobre 1864, rapportant l’opinion de Mademba Diop. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[9] ans, 13G 304, Gorée, Correspondance, Colonel G. D’Arcy, Government House Bathurst, le 24 juin 1864. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[10] ans, 13G 304, Gorée, Correspondance, Colonel G. D’Arcy, Government House Bathurst, le 24 juin 1864. [Traduit de l’Anglais, ndt].

[11] [La hijra (en français « hégire ») est un terme arabe  qui désigne la « séparation », « l’émigration ». Elle fait référence à l’un des épisodes les plus importants de la vie du prophète Muhammad. En 622, dans un contexte marqué par les persécutions des Qorayshites, groupe dominant de la cité de Mekke, auquel appartenait Muhammad, plusieurs nouveaux musulmans partirent (émigrèrent) pour chercher refuge à Yathrib, une cité voisine. Parti secrètement de Mekke le 16 juillet 622 (1er Muharram, An I du calendrier musulman), Muhammad arriva à Yathrib le 24 septembre 622. La cité devient alors « Madînatu-an-Nabî » (la ville du prophète), nom couramment transcrit : Médine. Les musulmans venus de Mekke allaient être appelés « muhâjriyyîn», les émigrés). Peu de temps après cet épisode, Muhammad déclara les devoirs des croyants et l’institution d’un lieu spécifique pour la prière, la mosquée. (André Chouraqui, Le Coran, L’appel, Paris, 1990 : 1422). Nde].

[12] Sur ces questions, voir John Hanson, Migration, Jihad and Muslim Authority in West Africa. The Futanké colonies in Karta, Bloomington 1996.

[13] Mbacké, Les bienfaits de l’éternel ou la biographie de Cheikh Ahmadou Bamba Mback (Partie 1), Bulletin de l’ifan, 42, B, 1980 : 580. [En français dans le texte, ndt].

[14] Sur Màbba voir Martin Klein, Islam and Imperialism in Senegal. Sine-Saloum 1847-1914, Californie, 1968.

[15] [En français dans le texte, ndt].

[16] Entretien avec Serigne M’Baye Guèye Sylla, Darou-Mousty, le 28 juilllet 1995. Le « jihâd al-nafs » (en arabe) est souvent défini comme un grand jihâd, une guerre menée avec « les bas instincts ». Voir Annemarie Schimmel, And Muhammad is His Messenger. The Veneration of the Prophet in Islamic Piety, Chapel Hill, 1985.

[17] Entretien avec Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké, Darou-Mousty, le 29 juillet 1995. (Voir le texte wolof in Searing 2002 : 70, note 60).

[18] Il s’agit d’une référence à une pratique tijâni qui permet aux esclaves de servir comme soldats dans les jihâd sous certaines circonstances. Voir John Ralph Willis, Jihad and the Ideology of Enslavement, in Slaves and slavery in Muslim Africa, J.R. Willis (éd.), Londres 1985, vol. 1 : 16-26.

[19] Entretien avec Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké, Darou-Mousty, le 29 juillet 1995.

[20] Entretien avec Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké, Darou-Mousty, le 29 juillet 1995.

 

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