Les avocats dénoncent un simulacre de procès contre des Frères musulmans présumés.
Il est 9 heures du matin, lundi 28 avril. Le centre de Minyeh, ville de Haute-Egypte située à 250 kilomètres au sud du Caire, est bouclé à la circulation. Le tribunal, interdit d'accès aux familles des accusés comme aux journalistes.
En moins de vingt minutes, le temps de deux audiences à huis clos durant lesquelles les avocats de la défense n'ont pas eu le droit de s'exprimer, le juge Saïd Youssef a scellé le sort de plus de 1 200 hommes.
La sentence est implacable. Les 683 accusés, originaires du village d'El-Adaoua, dans le nord du gouvernorat de Minyeh, sont condamnés à mort. Présentés comme des militants pro-Frères musulmans par la justice, ils sont reconnus coupables du meurtre d'un policier, de port illégal d'armes et d'attaques contre le commissariat. Parmi eux figure Mohamed Badie, l'ancien guide suprême de la confrérie, condamné à la peine capitale pour avoir organisé ces crimes. Avant d'avoir valeur de verdict, cette décision de justice doit être soumise à la consultation non contraignante du grand mufti, qui vérifiera sa conformité avec la loi islamique.
Dans la foulée, le juge a rendu son verdict dans le procès de 529 habitants du village de Matay, à 50 kilomètres au sud de Minyeh. Eux aussi sont présentés comme des Frères musulmans, accusés d'avoir semé le chaos et d'avoir tué un officier de police. Après consultation du grand mufti, 37 d'entre eux sont condamnés à mort, 492 à la prison à perpétuité.
Pour les deux affaires, les faits datent du 14 août 2013. Ce matin-là, les forces de sécurité démantèlent les sit-in des Frères musulmans de Rabiya et Nahda au Caire, faisant au moins 632 morts selon le Conseil égyptien des droits de l'homme, bien davantage selon d'autres organisations indépendantes. En Haute-Egypte, où les soutiens islamistes sont vivaces, la réaction ne se fait pas attendre. Eglises et magasins coptes sont incendiés, les chrétiens étant considérés comme des pro-armée. Les forces de police sont également ciblées, les commissariats attaqués.
" Mon fils n'a rien à voir avec tout ça ! Il vendait du haschisch. Il fallait payer une amende de 5 000 livres égyptiennes – 500 euros – pour sa libération mais on n'en avait pas les moyens. On a appris quelques semaines plus tard qu'il était accusé de meurtre. Et aujourd'hui, il est condamné à mort ! Comment est-ce possible ? " Aux côtés d'une vingtaine de femmes en pleurs, Rabha Dakhli, se jette à terre de douleur, hurle sa rage et son désespoir devant quelques caméras de télévision et sous le regard froid de quatre soldats juchés sur un char, la mitraillette en joue, prêts à tirer. " L'Etat tue ses pauvres ! "
Les avocats de la défense ne sont pas moins révoltés. Ils dénoncent les arrestations arbitraires, la faiblesse des enquêtes de police, basées sur quelques vidéos, et les irrégularités graves de la part de la cour. Tous désignent le juge Saïd Youssef, alias " Saïd le boucher ", présenté comme un magistrat tyrannique, imbu de son pouvoir et peu respectueux des règles de droit. " Lors de la première audience, fin mars, il n'a pas acté la présence des avocats de la défense ni celle des accusés. Son comportement étant non constitutionnel, nous lui avons demandé de se récuser, raconte Ahmed Chabib, avocat de 30 accusés de Matay. Il s'est mis en colère et a fait entrer des policiers armés dans le tribunal. La séance a été suspendue au bout de quarante-cinq minutes. " Le lendemain, durant une audience de cinq minutes, les 529 étaient condamnés à la peine capitale, leur nom transmis au grand mufti, sans même que leur identité ait été mentionnée lors du procès.
" Quand, d'ordinaire, un homme prend six mois de prison pour port d'arme illégal, avec Saïd Youssef, il prend quinze ans, la peine maximale, affirme Tarek Fouad, président de l'union des avocats de la ville. Il a cette habitude d'additionner les peines. La semaine dernière, des accusés de Minyeh ont pris entre cinq et quatre-vingt-huit ans de prison ! "
Pour juger les militants Frères musulmans, arrêtés dans la foulée du coup de force du 3 juillet 2013, neuf tribunaux de justice expéditive ont été créés à travers le pays. Saïd Youssef est chargé de trois gouvernorats de Haute-Egypte, dont celui de Minyeh, où l'on estime entre 3 000 et 5 000 le nombre d'accusés pro-Frères.
" Ses jugements desservent les magistrats eux-mêmes, remarque Tarek Fouad. Je suis contre les Frères et j'ai soutenu la destitution de Morsi par le peuple et l'armée. Mais ce sont des sentences dignes de régimes dictatoriaux ! "
A Minyeh, province marginalisée, délaissée par le pouvoir central, personne ne semble échapper au règne de l'arbitraire. Pas même les avocats. Maha Sayyed, 32 ans, pose sur la table de son salon une pile de documents. Ce sont les rapports de police, enquêtes signées de la main de son mari, Ahmed Eid, l'un des avocats des condamnés de Matay, ainsi qu'une facture de téléphone, attestant un coup de fil reçu le 24 janvier, en provenance du commissariat. Ce jour-là, Ahmed Eid est appelé par un officier qui lui demande de venir dans son bureau. Le lendemain, l'avocat se rend au commissariat. Il n'en est pas ressorti et a été transféré à la prison de Wadi El-Gedid, à 500 kilomètres de Minyeh, où sont détenus tous les accusés de Matay. Sans plus de preuve ni d'explication, il est jugé coupable comme les autres d'avoir participé aux violences du 14 août 2013.
" J'ai envoyé un courrier au ministère de la justice, explique Maha. Cette lettre est restée sans réponse. Aujourd'hui, il a été condamné à la prison à vie. " Un autre avocat de la défense connaît le même sort qu'Ahmed Eid.
" La plupart des condamnés ont été arrêtés aléatoirement ou sur dénonciation. Il suffit d'avoir des activités qui ne plaisent pas aux policiers ", assure Mustafa Ali Hafez, avocat de la défense.
Les avocats des 529 de Matay ont 60 jours pour faire appel. S'il n'est pas rejeté par le tribunal, un autre juge sera chargé de réexaminer les dossiers. " Tout ce que je souhaite, c'est l'application de la loi. Alors la plupart des détenus seront libérés ", avance Ahmed Chabib.
Marion Guénard
(Devant le tribunal de Minyeh, en Haute-Egypte, lundi 28 avril, après l'annonce des condamnations à mort des accusés. AHMED HEFNI/AP)
Source : Le Monde
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