Procès du dictateur Habré : la justice fait son chemin

Le tribunal spécial mis en place par l'Union Africaine pour juger l'ancien président tchadien a envoyé des enquêteurs sur le terrain pour auditionner les milliers de victimes. Une première pour juger un dictateur africain en terres africaines.

 

"Il y a bien longtemps que la Justice a déserté le Tchad", avait déclaré un ancien prisonnier politique en 2000 quand Human Rights Watch et d'autres organisations tchadiennes avaient commencé à demander des comptes à l'ancien dictateur en exil Hissène Habré.

Hissène Habré, qui avait fait régner la terreur dans cette ancienne colonie française de 1982 à 1990, vivait alors tranquillement dans une luxueuse villa de bord de mer au Sénégal et profitait des millions spoliés aux Tchadiens. Vingt-trois ans après la fin du règne Habré, la justice a fini par retrouver le chemin du Tchad. Et quatre juges sénégalais mandatés par une cour spéciale sénégalaise mise en place en début d'année ont ainsi débarqué dans la capitale poussiéreuse du pays pour enquêter sur le régime de l'ancien Président Habré.

Torture

Le gouvernement de l'ancien Président tchadien, soutenu par les Etats-Unis et la France pour faire rempart à la Libye de Khadafi, est en effet responsable de nombreux assassinats politiques, du recours systématique à la torture, de milliers d'arrestations arbitraires et de la persécution de certains groupes ethniques. En 1990, il a été destitué par son ancien chef des armées, Idriss Déby Itno, encore président aujourd'hui. Et pourtant il a fallu attendre plus de 20 ans pour que la Cour internationale de Justice ordonne au Sénégal en 2012 de lancer un mandat d'arrêt contre Habré "dans les plus brefs délais" et que le nouveau président du Sénégal s'engage à le faire au plus vite. 

Les juges ont fait venir d'Argentine deux archéologues spécialisés dans la médecine légale pour vérifier l'existence des nombreux charniers toujours présents au Tchad. Les enquêteurs se sont ainsi rendus dans une ferme au sud du pays où les forces armées de Habré avaient massacré des centaines d'anciens soldats rebelles. Clément Abaifouta, président de la principale association de victimes de la dictature Habré, les a également conduit dans un champ en dehors de N'Djamena où il avait été contraint d'enterrer des centaines de compagnons de cellules morts de mauvais traitement, de maladie et de privation de soins élémentaires.

Les juges ont également obtenu des copies des archives de la très redoutée police politique de Hissène Habré, la DDS. Une équipe composée d'anciennes victimes a compilé les dizaines de milliers de documents pour les rentrer dans une base de données. La liste était longue : 1 208 prisonniers décédés et 12 321 victimes de tortures et autres mauvais traitements. Les juges, lors de leur deuxième visite, ont rencontré plus de 1 000 victimes. La plupart des victimes, enfin convaincues que la justice était en marche, venaient raconter leur histoire pour la première fois. Parmi elles, l'homme d'affaires Mahamat Moussa Mouli, 67 ans, a montré aux juges les cicatrices laissées par les cordes sur ses poignets et ses chevilles ; il leur a raconté que c'était Habré en personne qui avait accroché les cordes aux poteaux jusqu'à ce qu'il perde conscience.

Persévérance

Chez les victimes de la dictature, le sentiment de victoire est palpable. Elles se rendent compte que leur obstination et leur persévérance a fini par porter ses fruits. Souleymane Guengueng, qui a vu des dizaines de ses compagnons de cellules mourir pendant les deux années et demi passées dans les prisons de Habré, s'était promis que s'il s'en sortait, il se battrait pour que justice soit faite. En 2000, il a ainsi réussi à convaincre des survivants et des veuves des victimes pourtant méfiants de se rendre au Sénégal afin de porter plainte contre Habré. Ces efforts ont conduit à la première arrestation de l'ancien dictateur déchu, avant que le gouvernement sénégalais ne temporise pendant 12 ans.

Menacé par les hommes de main de Habré, Guengueng a dû partir en exil mais c'est avec le sentiment du devoir accompli qu'il a pu rentrer cette semaine au Tchad pour rencontrer les juges. L'avocat de la partie civile Jacqueline Moudeïna est aujourd'hui une icône nationale. Blessée par une grenade lancée contre elle en 2001 par l'un des anciens de la sécurité de Habré, devenu chef de la police de la capitale tchadienne, elle garde encore aujourd'hui dans la jambe un éclat de métal.

Compensations

Cette année, les autorités tchadiennes ont enfin arrêté 27 anciens chefs de la sécurité de l'ère Habré alors que des plaintes avaient été déposées contre eux auprès de tribunaux locaux dès 2000. Et suite à la mise en examen de Habré à Dakar en juillet dernier, le Président Déby a annoncé que le gouvernement allait s'assurer que les victimes obtiendraient des compensations à l'issue du procès.

Les juges sénégalais devraient avoir terminé leur travail d'ici à neuf mois, et le procès de Hissène Habré, désormais en détention provisoire, devrait avoir lieu à l'issue de la procédure d'enquête. Les victimes, représentées par Jacqueline Moudeïna, se sont constituées parties civiles. Ce sera la première fois dans l'histoire moderne que les tribunaux d'un pays jugeront le dirigeant d'un autre pays pour crimes contre son peuple. 

Pour de nombreux dirigeants africains, la Cour de justice internationale a une dent contre l'Afrique. Pourtant le fond du problème c'est bien l'incapacité des tribunaux africains à juger leurs propres dirigeants. Si le procès de Hissène Habré s'avère juste et transparent, il brisera le cycle d'impunité qui fait tant de mal au Continent africain. Et il montrera également à quel point la persévérance des victimes peut faire triompher la justice. 

 

Reed Brody

 

Source :  Think Africa Press via Courrier international

 

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