Des dollars contre le paludisme

La maladie parasitaire la plus répandue dans le monde a fortement reculé. Tout a changé en dix ans avec l'arrivée de nouveaux traitements, et l'émergence de puissantes organisations qui ont mis plusieurs milliards de dollars sur la table pour les financer. Un cas d'école pour toute l'économie du développement.

 

Mi-octobre, à une demi-heure de route de Lusaka, la capitale de la Zambie. Une centaine de femmes accompagnées de leurs enfants attendent sous un soleil de plomb devant le dispensaire de Waterfalls. Une foule d'ombrelles multicolores et de chittenge – l'habit traditionnel – d'où dépasse ici et là la tête d'un nourrisson endormi. A la porte de la petite bâtisse crème, une infirmière tient dans sa main les fiches bleues et roses qui font office de carnet de santé des 1 500 foyers de la communauté.

Aujourd'hui, chacun d'eux doit recevoir gratuitement une moustiquaire, la meilleure arme contre le paludisme, une maladie causée par un parasite (le Plasmodium falciparum) et transmise par la piqûre des moustiques. Très élégante avec sa fleur blanche dans les cheveux, Memory Muemba, 22 ans, n'a pas hésité à venir, malgré la chaleur. " Dans le commerce, une moustiquaire coûte 25 000 kwachas – 3,5 euros – , c'est trop cher ", explique-t-elle. Son fils d'un an, Jeff, blotti sagement dans son dos, a été malade, il y a deux mois. En Zambie, 4 millions de personnes sur une population de 14 millions sont ainsi affectées chaque année par le paludisme, dont une majorité de très jeunes enfants.

Créé il y a dix ans, ce dispensaire a changé la donne dans cette zone rurale. Il fonctionne en partie grâce à l'aide internationale, dont celle apportée par Malaria No More, une ONG américaine qui finance des traitements, des kits de diagnostic rapide et des moustiquaires. Elle a lancé cet automne une nouvelle levée de fonds, 100 % en ligne, baptisée Power of One. Conçue comme une application pour smartphone, elle permet aux donateurs de suivre l'impact de leurs dons sur le terrain et d'en recruter d'autres sur Twitter ou Facebook. " L'objectif est de financer 3 millions de médicaments et 3 millions de tests ", s'enthousiasme Martin Edlund, le directeur de Malaria No More, l'oeil rivé sur son iPhone qui affiche en temps réel le montant des dons.

Son ONG, comme d'autres initiatives publiques et privées, a changé la donne en matière de lutte contre le paludisme. En dix ans, les fonds recueillis dans le monde pour lutter contre le paludisme ont bondi, passant de 35 millions de dollars en 2000 à 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d'euros) en 2012. Environ 1,1 million de vies auraient été sauvées grâce à cet argent. Une véritable révolution pour l'Afrique, premier continent touché (avec 85 % des cas et 90 % des morts), où le paludisme fait encore 660 000 morts par an, essentiellement des enfants.

Ce qui a changé pendant cette période ? D'abord une prise de conscience de l'effet dévastateur de la maladie sur le développement des pays touchés. En 2000, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) publie ainsi une étude choc : elle montre que le produit intérieur brut (PIB) de l'Afrique subsaharienne – 300 milliards de dollars à l'époque – serait supérieur de 100 milliards si le paludisme avait été éliminé dès les années 1960. Cela représente cinq fois le total de l'aide au développement fournie en 1999 à l'Afrique subsaharienne. " Le paludisme empêche une amélioration du niveau de vie des générations futures ", martèle alors la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, directrice de l'OMS.

Ces chiffres interpellent une nouvelle génération de philanthropes comme Bill Gates. Sa fondation a fait de la santé une priorité avec des moyens colossaux : le fondateur de Microsoft a promis de lui léguer la quasi-totalité de sa fortune (72 milliards de dollars en 2013), tout comme son ami, l'homme d'affaires Warren Buffett (58 milliards de dollars en 2013). Derrière l'ONG Malaria No More, se cache aussi un autre philanthrope issu des affaires, Ray Chambers, qui a longtemps piloté un fonds d'investissement avant d'être nommé envoyé spécial pour le paludisme par le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon.

L'engagement de ces businessmen suscite bientôt des vocations politiques : en 2005, le président américain George W. Bush crée le plus grand fonds public destiné à la lutte contre le paludisme : la President's Malaria Initiative, qui a investi depuis 2006 près de 2,5 milliards de dollars dans la lutte contre le paludisme, notamment pour financer une nouvelle génération de médicaments. Car l'autre révolution est là : l'apparition au début des années 2000 de nouveaux traitements a fait de la forme la plus courante de paludisme une maladie guérissable facilement.

Dans la pharmacie du dispensaire de Waterfalls, les antipaludéens sont aisément reconnaissables sous leurs blisters de 6 ou 24 comprimés jaune pâle. Lancés par Novartis en 1999, sous le nom de Coartem, ils ont pour principe actif l'artémisinine, un dérivé de l'armoise, une plante utilisée depuis longtemps par les herboristes chinois pour soulager les crises de paludisme. Pour accentuer son effet, le laboratoire suisse lui a associé une autre molécule chimique, la luméfantrine. Résultat : la guérison est obtenue en trois jours quand les traitements classiques, dérivés de la quinine, doivent être pris sept jours d'affilée, avec une efficacité désormais limitée compte tenu de la résistance acquise par le parasite.

Depuis 2001, Novartis a distribué plus de 600 millions de boîtes de Coartem à prix coûtant : 1 dollar pour le traitement adulte, 50 centimes pour la version pédiatrique. En 2013, la quasi-totalité des traitements ont été financés par l'aide internationale. " L'agence de développement américaine nous achète environ 40 % de notre production, le Fonds mondial 20 % et l'Unicef 10 % ", précise le docteur Linus Igwemezie, qui dirige la division de Novartis spécialisée dans le paludisme. Résultat : environ 60 % des patients africains étaient traités avec des ACT en 2011, contre moins de 15 % cinq ans plus tôt.

S'il reste le leader de cette nouvelle classe de médicaments – les ACT dans le jargon -, d'autres laboratoires lui ont emboîté le pas, comme Sanofi, les indiens Cipla et IPCA ou le chinois Guilin. D'autres combinaisons sont en cours de tests et même un vaccin. Développé par le laboratoire britannique GlaxoSmithKline (GSK), il pourrait être lancé en 2015, avec toutefois un résultat mitigé puisqu'il ne réduit que de moitié le nombre d'épisodes de paludisme chez les enfants vaccinés. Compte tenu des investissements requis (plusieurs centaines de millions de dollars), tous ces programmes de recherche sont soutenus par des organisations à but non lucratif telles Medicines for Malaria Venture (MMV), Drugs for Neglected Diseases Initiative (DNDI), ou la PATH Malaria Vaccine Initiative, toutes trois massivement aidées par la Fondation Bill et Melinda Gates.

Reste un problème qui coûte cher : faute de diagnostic fiable, les fièvres sont très souvent traitées avec des antipaludéens. Une source de gaspillage inadmissible alors que la performance de l'aide est désormais une préoccupation constante des Etats et des investisseurs privés.

Dans un petit village des environs de Lusaka, la cloche vient de sonner la fin des cours. Les enfants s'égaient en petites bandes, soulevant un nuage de poussière ocre qui s'étire jusqu'à l'église et au dispensaire voisin. Ce jour d'octobre, Dismus Mwalukwanda, qui fait office de docteur ici, est inquiet : cinq enfants sont venus le voir avec de la fièvre. Du paludisme ? Installée sous un arbre avec ses petits patients, une infirmière en chittenge et chemisette à carreaux a sorti de sa trousse des petits kits en plastique blanc. Elle prélève à chacun des petits une goutte de sang et la dépose sur la bandelette centrale. Le principe de ce tests est le même que celui d'un test de grossesse : si un trait apparaît sous le trait rose de contrôle, l'enfant est malade. Un quart d'heure plus tard, le résultat est rassurant : aucun d'entre eux n'est infecté. " Autrefois, nous leur aurions donné à tous un antipaludéen au cas où ", explique Dismus Mwalukwanda. Là aussi, l'américain Alere, leader du secteur, a cédé sa technologie à prix coûtant, 50 centimes de dollar.

Ces progrès spectaculaires, en termes tant thérapeutiques que technologiques, sont aujourd'hui limités par le plateau que semble avoir atteint l'aide internationale. Seule la moitié des 5 milliards de dollars annuels nécessaires pour contrôler le paludisme est ainsi disponible. La solution ? Elle pourrait en partie venir du secteur privé, avec l'émergence d'un modèle économique adapté à une population dont le revenu est inférieur à 10 dollars par jour.

L'organisation internationale Unitaid a ainsi initié un mécanisme de subvention pour permettre l'arrivée dans les pharmacies locales de médicaments à un prix abordable. " Ce programme s'est achevé, mais cela a permis de créer une demande et encouragé les laboratoires à baisser leur prix ", se félicite Denis Broun, directeur de l'organisation. " Il y a aujourd'hui un véritable marché pour les antipaludéens. "

En Zambie, Novartis a lancé, en 2012, en partenariat avec les distributeurs zambiens, un programme pour vendre le Coartem dans les pharmacies à un prix abordable : 2 dollars, contre 8 à 10 dollars auparavant. L'idée est de fidéliser peu à peu une clientèle dans les zones rurales, où les officines de rue sont une alternative au dispensaire, plus loin et parfois difficile d'accès.

L'investissement dans le paludisme de ce géant de la pharmacie coté en Bourse pourrait aussi devenir un véritable avantage compétitif pour conquérir le marché africain de la santé. Alors que le paludisme et d'autres maladies dévastatrices comme le sida ou la tuberculose reculent, des maladies dites " de civilisation " apparaissent. Le 14 octobre, le phénomène faisait même la " une " du quotidien kenyan The Standard, avec un titre explicite : " La classe moyenne est de plus en plus menacée par le cancer en raison de son style de vie sédentaire ".

" Il y a beaucoup d'opportunités en Afrique, se félicite Hans Rietveld, directeur du marketing et de l'accès au soin de Novartis. Le réseau et l'expertise que nous avons acquis pour le Coartem nous sont très utiles pour lancer de nouveaux médicaments dans le domaine du diabète, de l'hypertension ou des allergies. " Les contacts noués avec le gouvernement dans le domaine du paludisme constituent un capital précieux. Et sur le terrain, les forces de vente sont rodées, avec des relations bien établies dans les hôpitaux. " Novartis n'est pas très connu, mais le Coartem a une grande notoriété parmi les médecins ", souligne Krishanamurthy Balasundaram, qui commercialise les médicaments du groupe en Zambie.

Un cercle vertueux qui pourrait faire école pour d'autres maladies négligées (maladie du sommeil, leichmaniose…) et tracer un nouveau chemin de développement, à la fois pour une industrie et pour un continent.

Chloé Hecketsweiler

Source : Le Monde   (Supplément Eco & Entreprise)

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