Cris dEgypte, suite : Egypte: Un grand, grand peuple

Le Caire, vendredi 28 et samedi 29 au matin.

Je relate ci-dessous ce que j’ai vu de mes yeux, ce que des témoins oculaires fiables m’ont rapporté des autres quartiers

et ce que j’ai pu voir dans les images tournées en direct par chacune des télévisions Al Jazeera et Al Arabiya.

Les heures indiquées sont approximatives, mais les événements sont classés dans le bon ordre .

Vendredi 28 janvier

10 h 00 : Après avoir bloqué l’accès à internet et l’envoi de SMS dans la capitale, les opérateurs téléphoniques Vodafone, Mobinil et Etisalat interrompent leurs services, sur ordre du gouvernement. Le téléphone fixe fonctionne toujours, mais on ne peut plus appeler l’étranger.

12 h 00 : Les rues sont encore vides et calmes. Mais déploiements policiers à tous les coins de rue, policiers en civil. Hommes de main en civil, armés de bâtons et de couteaux.

12 h 30 : Dans la ville silencieuse, les hauts parleurs des mosquées diffusent leurs prêches du vendredi. Des manifestants par groupes de 2 ou 3 commencent à affluer dans les grands axes.

13 h 00 : Fin de la prière. Nous arrivons de toutes parts, par petits groupes de 20 ou 30 et appelons les égyptiens aux fenêtres à nous rejoindre aux cris de « enzel ! enzel ! » (descend ! descend !) ; « wahed, etnen, lel shaab el masry feyni ! (et un et deux où est le peuple égyptien !) et aussi « entoh elly fel beyout, elly ha yenzel mesh hay mout (vous qui êtes dans vos maisons, descendez, vous ne mourrez pas). Aux fenêtres, on nous regarde avec stupeur et retenue.

13 h 30 : La foule s’épaissit et donne de la voix « ya Gamal oll’ abouk, el shaab el masry by yekrahouk ! » ‘(Gamal, dis à ton père que le peuple égyptien vous hait tous les deux). Gamal est le fils de Hosni Moubarak et on le soupçonne de vouloir lui succéder.

Dans le grand boulevard de Gameet el Dowal el Arabeyya, les policiers laissent passer les manifestants et déploient leurs forces anti-émeute aux extrémités du boulevard et sur les ponts.

On apprend que Mohamed El Baradei est séquestré par les forces de l’ordre dans la mosquée où il s’était rendu pour prier, dans le gouvernorat de Guizèh.

13 h 45 : Sur les quais, dans le quartier de Agouza, nous essuyons des tirs nourris de grenades lacrymogènes. Ce sont des attaques Ad Hominem, tirées en direction des manifestants et non en l’air. La foule recule, mais des révoltés de première ligne s’approchent à quelques mètres des policiers et renvoient sur eux les grenades à peine lancées.

Jets de pierres nourris sur les policiers. Dans les rues adjacentes ou en se replie, on parlemente sur la meilleure direction à prendre. Tout le monde suffoque. On s’entraide. Une dame passe avec du vinaigre à mettre sur nos mouchoirs, pour respirer. Un homme hurle, la main sur le visage. « Je ne vois plus rien, je ne vois plus rien ! » ;  les manifestants en colère jettent des pierres sur les camions blindés qui passent à toute allure. D’autres les en empêchent en scandant « Salmeyya ! Salmeyya ! » Ce qui veut dire (Pacifique ! Pacifique !) Un homme souriant d’une cinquantaine d’année s’approche de mon groupe. Nous avons l’air de bourgeois. Il nous demande avec stupéfaction : « Vous faites partie de la manifestation, ou vous passiez là par hasard ? ». Nous lui répondons que nous ne sommes pas là par hasard. Ses yeux se remplissent de larmes. A quelques mètres, un retraité nous apostrophe. « Vous voulez quoi au juste, vous croyez que c’est bien ce que vous faites ? ». A notre tour d’être stupéfaits. Il poursuit :  « et qui allez vous mettre à la place de Moubarak ? » nous lui répondons : « celui que tu ne connais pas encore vaut bien mieux que celui que tu connais ». Il se tait et sourit. Un homme à moto est à l’arrêt : son fils de trois ans, assis sur le guidon scande : «A bas, à bas Hosni Moubarak ». Son père nous dit : « C’est un homme, il grandira en homme, il sera plus homme que moi. Moi, je ne suis pas un homme. »

14 h 00 : On apprend que Mohamed El Baradei est assigné à résidence.

15 h00 : Des fenêtres, des femmes nous jettent des oignons, du citron, des mouchoirs, pour nous guérir des effets du gaz lacrymogène. Aux fenêtres, il n’y a plus aucune retenue, mais des cris de joie et de solidarité.

15 h15 : Safwat el Sherif, un des hommes les plus infects du régime (c’est une information, pas une opinion personnelle), secrétaire général du Parti National Démocratique (PND) s’adresse à la presse : « …mais… Mesdames, Messieurs…, nous avons toujours été au seul service du peuple… les demandes du peuple ?… Ces demandes sont la prunelle de nos yeux !… » Un des spectateurs, devant le poste de télévision exprime le sentiment général : « enculé de sa race ! »

15 h 30 : Des policiers sans grade de l’hôpital  de la police dans le quartier de Agouza distribuent des masques de protection contre les grenades lacrymogènes.

16 h 30 : La transmission de la chaine Al Jazeera est brouillée. Al Jazeera annonce qu’elle diffusera désormais sur une autre fréquence que chacun s’empresse de noter.

Une population déchainée maîtrise la ville symbolique de Suez. Débordées et harassées par la population, les forces de l’ordre se retirent de Suez. Les camions blindés sont démontés par les manifestants, ivres de rage. La télévision nationale décrit qu’il n’y a que quelques centaines de manifestants ça et là et continue sa diffusion habituelle de clips, de feuilletons et de programmes.

On rapporte que dans les quartiers de Boulaq et de Abou el Ela, les moins gradés des forces de police (ceux qui portent casques, matraques et boucliers, se joignent aux manifestants).

17 h 00 : L’armée entre au Caire. On apprendra vers 21 heures que ce n’était peut-être pas l’armée mais la garde présidentielle. On se demande si l’armée à refusé d’apporter son soutien à Hosni Moubarak.

Un des premiers blindés à entrer au Caire tombe en panne. Les militaires à son bord, aidés de manifestants, le poussent ensemble. Eclats de rire des témoins. La scène est on ne peut plus égyptienne.

Les chars sont accueillis dans la joie par les manifestants. La joie est double. Premièrement l’arrivée des militaires signifie que la police à été battue. Deuxièmement, on continue de croire qu’ils sont plus dignes, responsables et fraternels –chose curieuse car le régime de Moubarak est historiquement militaire. Parole d’un manifestant : « l’armée, c’est des types comme ça ! » Il lève le pouce « ces mecs là ne carburent pas aux pots de vin ».

Les chars et véhicules blindés se déploient dans toute la ville pour protéger les zones sensibles : le musée du Caire, la télévision, les bâtiments administratifs.

On apprend la mort d’une manifestante tombée au Caire.

A proximité de la place Tahrir, on voit apparaitre des cocktails Molotov, lancés sur les camions de la police qui s’embrasent.

17 h 20 : Le Président Hosni Moubarak décrète un couvre-feu à partir de 18 heures, au Caire, à Alexandrie, et dans d’autres grandes villes. Toute personne dans la rue sera désormais en situation illégale et risquera sa vie.

17 h 50 : On annonce que le Président de la République va s’adresser au peuple. On s’en réjouit parce qu’il nous semble évident que la nature de ses déclarations va augmenter le nombre des manifestants et accroitre encore notre détermination, qui, depuis les premières heures de la manifestation, est totale.

18 h 00 : le siège du Parti National Démocratique au Caire est en flamme. Liesse et cris de joie. Sa proximité avec le Musée du Caire éveille les inquiétudes. La police abandonne le Musée. Leur retrait est immédiatement suivi par l’arrivée d’hommes de tous âges qui tentent de pénétrer à l’intérieur du Musée. Des manifestants, par dizaines, protègent le Musée et se battent violement avec eux. Ahmed Raouf, un jeune architecte de 30 ans est de ceux-là.

Des membres du gouvernent diffusent sur la chaine de télévision d’état que les manifestants sont des pilleurs, des casseurs et une bande de terroristes irresponsables.

19 h 00 : Déclaration de Hillary Clinton. « L’Amérique soutient les droits de l’Homme ».

19 h 30 : Al Jazeera diffuse : on ne sait pas si le Président Moubarak s’adressera au peuple ou non.

21 h 00 : La présence militaire calme les rues du Caire mais les manifestants restent attroupés. Le couvre-feu n’empêche pas la population de sortir de chez elle ou de rester dans la rue. Beaucoup cependant, rentrent chez eux. Des fumées épaisses apparaissent dans le ciel. Les flammes du Parti National Démocratique, une fumée étouffante de liberté.

Comme il est nous est impossible de communiquer avec les membres de nos famille qui se trouvent à l’étranger, un système D a été mis en place.

Dès qu’une personne vivant à l’étranger appelle l’un d’entre nous sur nos lignes fixes, nous lui donnons les numéros de téléphone et les e-mails de nos proches. Dans la nuit du 28 au 29, les membres de nos familles ont reçu des appels de gens inconnus qui leur transmettaient des messages rassurants. Inconnus du monde entier : merci.

22 h 00 : Dans tout le centre ville, les voitures de police brûlent. Les manifestants ne sont pas gênés par la présence de l’armée. Un homme s’approche d’un char et écrit au feutre noir : A bas Hosni Moubarak.

0 h 00 : le Président fait une allocution télévisée qui semble pré-enregistrée. Discours moralisateur insipide. « J’ai toujours soutenu la liberté de parole …détruire les biens publics n’est pas » etc. etc.

Puis il annonce qu’il demande la démission de son gouvernement. Les spectateurs présents autour du poste de télévision crient, non pas de joie, mais d’exaspération. Nous ne voulons ni de lui, ni de son gouvernement, ni de son parti, ni de sa politique, ni de ses hommes de main, ni…

Samedi 29 janvier

8 h 30 : Je prends la direction de la place Tahrir qui fut le théâtre, la veille, des affrontements les plus violents. Pont Kasr el Nil, gisent les carcasses brulées de 2 jeeps de police. Les blindés sont postés à l’entrée de toutes les avenues. Ils semblent vides, certains d’entre nous sont assis dessus. Des militaires passent parfois en courant, allant d’une avenue à l’autre. Les blindés sont plus nombreux aux abords du Musée du Caire. Quelques centaines de personnes occupent la place. L’atmosphère est tendue, dangereuse. Le vent tourne en une seconde à l’annonce d’un sniper juché sur le toi d’un immeuble. Le sniper n’est peut-être qu’un spectateur mais la foule se déplace à toute allure puis s’immobilise à nouveau. Après une nuit de combat, de nouveaux chants sont scandés : « le peuple souhaite que Moubarak soit jugé ! »  Sur le côté est de la place, un homme est assis sur une chaise. Il tient dans la main un grand drapeau national. Son visage hébété est recouvert de peinture noire.

9 h 00 : Toute la foule se déplace à cause de grenades lacrymogènes, puis reprend sa position.

Les chants continuent. 2 camions blancs siglés « United Trans » entrent sur la place et sont repoussés par les manifestants qui craignent un coup fourré de la police. Un groupe se forme à l’entrée de la rue Talaat Harb. Au milieu, un homme barbu en djellaba, façon Frères Musulmans, tient un mégaphone et exhorte les foules à ne pas détruire les voitures de police. Un jeune homme de vingt ans se jette sur lui et l’insulte. « Va te faire foutre, enculé de ta mère. . infiltré ! allez ! sors ta carte du Parti National Démocratique ! » Nous les séparons. L’homme barbu s’éclipse, comme par enchantement. J’insiste sur cette scène en particulier, pour faire réfléchir ceux qui songent encore que la jeunesse égyptienne, excédée, étouffée, désireuse de vivre, danser, chanter, aimer ait quelqu’envie de se voir gouverner par les barbus. Précisions également que 65 % de la population égyptienne a moins de 18 ans (source : Ministère des affaires sociales 2009).

10 h 00 : Fantastique nouvelle. Les téléphones portables marchent à nouveau. Il semble pour l’instant que ce soit Vodafone et pas encore Mobinil et Etisalat. Je rentre chez moi pour écrire ce billet et m’aperçois qu’internet n’est toujours pas rétabli. Mon beau-frère m’aide à trouver quelqu’un à qui je puisse dicter tout ceci. Je souhaite remercier Danièle Dompé du fond du cœur pour son extrême patience et gentillesse.

13 h 00 : On apprend à l’instant qu’une nouvelle manifestation est prévue à 15h00 place Tahrir.

La suite, bientôt, c’est certain.

Un Cairote qui raconte la crise de régime

Source  :  crisdegypte.blogs.liberation.fr le 29/01/2011 

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