« La grippe révèle l’imaginaire de nos sociétés »

Frédéric Keck, anthropologue,auteur d’ « un monde grippé  » (Flammarion)

Grippe aviaire, syndrome respiratoire aigu sévère, grippe porcine, pourquoi les hommes ont-ils si peur de la grippe ? De 2007 à 2009, Frédéric Keck a mené un tour du monde des virus émergents et des dispositifs de surveillance. Dans un livre qui vient de paraître, Un monde grippé (Flammarion, 350 p., 21 €), ce jeune anthropologue au CNRS analyse comment nos sociétés réagissent face à ces nouveaux risques sanitaires.Comment caractérisez-vous les dispositifs mis en place pour surveiller les pandémies éventuelles ?

 

Frédéric Keck : Ce sont des dispositifs de préparation qui évaluent les points de vulnérabilité d’une société afin de limiter les dégâts lors d’une catastrophe. Ils se distinguent des préparatifs de prévention mis en place au XIXe siècle contre l’apparition de maladies animales comme la tuberculose ou la rage, mais aussi des dispositifs de précaution introduits après les crises du sang contaminé et de la vache folle pour minimiser les risques de consommation d’une substance toxique.

Ces dispositifs de préparation ont été organisés au niveau mondial après la crise du SRAS en 2003, considérée comme une répétition pour une pandémie future qui émergerait du sud de la Chine, foyer des pandémies de grippe qui reviennent tous les vingt ou trente ans. Le SRAS fut pour les autorités sanitaires internationales une sorte de « 11-Septembre asiatique ». Cette alliance entre le militaire et le sanitaire a été reprise dans la lutte contre le H1N1, puisque la campagne de vaccination en France en 2009 a été organisée par le ministère de l’intérieur plus que par celui de la santé.

Vous dites que la grippe est la maladie de la mondialisation. Pourquoi ?

Les nouveaux virus de grippe sont produits par l’intensification des échanges, la circulation des personnes et la commercialisation des animaux. Mais la grippe révèle aussi un imaginaire des sociétés libérales, car elle conduit à se représenter l’arrêt de ces échanges comme une catastrophe. Cette peur mondiale prend forme en fonction de données locales, et notamment de la mémoire des crises sanitaires précédentes.

En Chine, c’était le SRAS, avec le problème de la transparence ; en France, c’était le sang contaminé et la vache folle, avec celui des conflits d’intérêts ; aux Etats-Unis, c’était le 11-Septembre puis le cyclone Katrina, avec l’idée d’une menace invisible dont le caractère intentionnel importe moins que les dégâts qu’elle cause.

Ces virus sont transmis de l’animal à l’homme.Dans votre livre, vous abordez l’idée d’une « revanche » des animaux…

Le thème de la vengeance de la nature est avancé par des biologistes dans les années 1960. Jusque-là, on pensait que la science allait rendre la nature prévisible et mettre fin aux maladies infectieuses, notamment par la vaccination. On a découvert ensuite que la nature produit de nouvelles maladies en réponse aux transformations que lui imposent les humains.

L’usage massif des antibiotiques entraîne des mutations de microbes, qui deviennent plus résistants ; le réchauffement climatique conduit au déplacement d’animaux vecteurs, comme les moustiques pour la dengue ou la chauve-souris pour le SRAS ; l’augmentation du nombre d’animaux d’élevage favorise la diffusion de nouveaux virus de grippe chez les oiseaux et les porcs, et donc l’apparition d’une souche pandémique.

Cette idée de toujours vouloir envisager le pire n’est-elle pas parfois irrationnelle ?

J’ai voulu analyser la rationalité de ces phénomènes apparemment irrationnels. Elle tient au double rôle de la science, qui à la fois suscite des peurs nouvelles et fournit les moyens de se rassurer.

Ce qui apparaît irrationnel, pour l’individu qui doit décider de se faire vacciner ou non, ne l’est pas lorsqu’on se replace dans l’ensemble du dispositif. C’est pourquoi les experts doivent se déplacer à tous les niveaux de la chaîne d’acteurs concernés par la grippe. Mais ils doivent aussi tenir compte de l’incertitude sur les mutations du virus, ce qui les oblige à transformer en permanence leur dispositif.

La gestion du H1N1 est apparue au grand public comme une alerte excessive, alors qu’aux yeux des gestionnaires de crise, ce fut une répétition permettant de vérifier le fonctionnement du dispositif.

Qu’est-ce que cette gestion des pandémies nous dit de nos sociétés modernes ?

Nos sociétés ne sont pas fondamentalement différentes des sociétés sauvages ; elles se préparent aux catastrophes futures en se racontant des histoires sur les êtres composant leur environnement. Si l’histoire de la pandémie marche si bien, c’est parce qu’elle touche très profondément à notre rapport à la nature et à la mort.

Par les récits sur les catastrophes à venir, nos sociétés prennent conscience de leur vulnérabilité et se rendent plus fortes en intégrant un nombre croissant d’acteurs – y compris les animaux et les virus.

Propos recueillis par Sandrine Blanchard

Source  :  Le Monde le 23/10/2010

 

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