Mamadou Diouf : « Le Sénégal, une démocratie inachevée »

Mamadou Diouf est professeur d’histoire africaine et directeur de l’Institut d’études africaines à l’université Columbia de New York depuis juillet 2007. Il analyse l’évolution politique et économique du Sénégal de ces dernières années.

 

RFI : Cinquante ans après l’indépendance du Sénégal, où en est-on en matière de gouvernance ?

Mamadou Diouf : En fait, le bilan est très, très mitigé. D’une part, il y a eu des progrès qui ont été faits en particulier entre 1988 et 2000 où les Sénégalais sont arrivés à mettre en place une administration électorale performante, après différentes crises. Mais depuis 2000, et ce qu’on a appelé l’avènement de l’alternance, ce qui s’est passé, c’est une dégradation continue dont la manifestation la plus importante a été le boycott des élections législatives par l’opposition sénégalaise.

RFI : En matière de gouvernance, peut-on parler d’une dérive de personnalisation du pouvoir ? Et si c’est vrai, à quand elle remonterait ?

M.D. : La dérive de personnalisation de pouvoir date de l’avènement du président Wade parce que ce que le nouveau président a fait, ça a été de renforcer la place centrale du pouvoir présidentiel. Ce qui est arrivé au moment de l’adoption du plan d’ajustement. Mais le président Wade l’a renforcé parce qu’il a combiné à cet espèce de centralisation institutionnelle et bureaucratique, un dédoublement systématique des pouvoirs. Si vous regardez aujourd’hui, on voit très bien qu’il y a un gouvernement, mais il y a autant de ministres à la présidence de la République. Il y a aussi, et c’est peut-être ça qui est le plus important, une fusion beaucoup plus importante du parti et du gouvernement. Le président Wade est resté secrétaire général de son parti alors qu’il a été l’un des hommes politiques les plus virulents en matière de confusion du pouvoir du parti et du gouvernement. Et bien sûr, le dernier aspect, c’est le fait de l’extraordinaire présence de sa famille aussi bien proche, ses deux enfants, que de sa famille éloignée, les enfants de ses frères et sœurs au sein de l’appareil d’Etat.

RFI : Alors cette personnalisation, certains diront même «hyperpersonnalisation» du pouvoir, est-ce qu’elle n’a pas nui à la construction d’une vraie démocratie : le Sénégal avait toujours été donné comme modèle sur le continent africain depuis l’indépendance ?

M.D. : C’est l’ironie de ce qui s’est passé. Le Sénégal a constamment été, ce que j’ai appelé avec un collègue «une démocratie inachevée», mais une démocratie qui marchait avec une parole publique qui était présente, une parole dissidente, et des paroles qui pouvaient en fait contester le pouvoir aussi bien à l’intérieur du pouvoir qu’à l’extérieur du pouvoir. Ce qui s’est passé avec le président Wade, c’est la construction de réseaux qui dépassent l’appareil politique, et des réseaux qui cooptent l’ensemble des autres bases de légitimité. Si vous regardez le rapport qu’il entretient avec les confréries, en particulier la confrérie à laquelle il appartient… Si vous regardez la manière dont il a constamment essayé d’alimenter et de soumettre les autres réseaux du pouvoir en utilisant une corruption systématique, on voit très bien effectivement qu’il y a une descente dans les enfers anti-démocratiques du Sénégal. Et c’est peut-être la trajectoire la plus extraordinaire : après probablement plus de vingt années de bataille et l’avènement de l’alternance, on s’est retrouvé dans un système qui a systématiquement rogné les institutions, les organisations sociales qui ont permis à Wade d’accéder au pouvoir.

RFI : Quel bilan économique de ce demi-siècle d’indépendance faites-vous pour le Sénégal ?

M.D. : Le bilan économique est très simple : c’est l’échec. Vous regardez le nombre de jeunes Sénégalais qui se sont tués en essayant de traverser l’Atlantique dans des pirogues extraordinairement dangereuses. Le nombre de jeunes Sénégalais qui sont en train de mourir chaque jour, à traverser le désert du Sahara. Cela démontre que, quand à un moment précis dans une société, ce qu’on appelle les forces vives de la Nation, ne pensent qu’à une chose, partir, cela signifie que ce que ce pays offre à sa jeunesse est nul.
Qu’on le veuille ou non, il y a quelques réussites. On est obligé de le reconnaître. Au plan des infrastructures, au plan de l’intégration d’une partie de la jeunesse, l’intégration des femmes dans le système, il y a eu des efforts qui ont été faits. Le président Wade dans une certaine mesure a initié certains changements. L’énorme problème, c’est que le bilan, on est obligé de le constater, est un bilan négatif.

RFI : Quelle lecture faites-vous des relations entre la France et le Sénégal cinquante après la fin de la colonisation ?

M.D. : Je ne veux pas être brutal. Je pense qu’on fait trop de bruit autour de la relation entre France et le Sénégal. On est en train de vivre depuis un peu plus d’une dizaine d’années un tournant, mais un tournant qui n’est ni pris en compte, ni systématisé. D’une part, la France est de plus en plus européenne, et dans sa stratégie diplomatique, les États africains francophones sont de moins en moins importants; d’autre part,  la France n’arrive pas à régler la question de l’influence des vieux réseaux coloniaux qui continuent à survivre et à s’agripper à des intérêts qui sont de plus en plus emblématiques.

Par Stanislas Ndayishimiye

Source  :  www.rfi.fr  le 05/04/201

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