Vu de l’étranger, le paradoxe des passions tristes françaises

La sinistrose qui touche la France laisse perplexe certains correspondants de presse anglo-saxons, qui ont une vision moins critique de notre pays. Notre obsession décliniste trouve en partie ses origines dans l’histoire.

Le Monde  – Il est une exception francaise dont les Anglo-Saxons ne se lassent pas : cette étrange sévérité avec laquelle nous jugeons notre pays. Le pessimisme et l’obsession décliniste des Français alimentent une abondante littérature chez nos voisins depuis vingt ans. Avec des articles aux titres évocateurs : « Aux larmes citoyens », « Bleak is chic » (« Triste, c’est chic »), « Heureux d’être malheureux », « Le célèbre malaise français »…

Ces dernières années, les grands journaux anglo-saxons ont presque tous tenté d’expliquer cette propension à l’autocritique, si tenace qu’ils y voient une sorte d’emblème national. « Les Français vivent du malheur comme les Anglais de la famille royale », ironisait le correspondant du New York Times, Roger Cohen, en 2013.

La crise sanitaire puis la campagne pour l’élection présidentielle ont constitué un terrain de jeu rêvé pour les correspondants étrangers que notre morosité rend perplexes. « La France va bien, mais se sent malheureuse », titrait The Economist en novembre 2021, s’étonnant que dans « n’importe quelle émission de débat diffusée à une heure de grande écoute », il ne soit question que « du déclin du pays, d’usines qui ferment, de PME et d’emplois détruits, de revenus en baisse, de paysages et de langue française abîmés, de frontières à l’abandon et de puissance mondiale gâchée ». Bref, d’un pays qui serait « fracturé et divisé, sinon proche de la guerre civile ».

 

Pourtant, vue d’ailleurs, la France ne va pas si mal. Dans une tribune au New York Times publiée en janvier, le prix Nobel d’économie (2008) Paul Krugman lui décerne la couronne du pays occidental ayant le mieux géré la crise due au Covid-19, rappelant au passage toutes les vertus d’un modèle que les Anglo-Saxons qualifient volontiers de socialiste. L’Hexagone serait « dans le déni face à ses propres succès », insistait encore le quotidien quelques semaines plus tard, juste avant le second tour, décrivant un pays qui s’est bien mieux adapté au monde moderne qu’il ne semble l’admettre lui-même.

 

Un modèle social qui résiste

 

Etablir un diagnostic objectif dans un pays si prompt à se dénigrer est périlleux. Et certaines statistiques n’ont, il est vrai, rien de réjouissant : notre dette publique approche les 113 % du produit intérieur brut (PIB), le déficit commercial du pays reste élevé et aucun gouvernement n’est parvenu à le résorber depuis vingt ans ; la désindustrialisation, plus sévère qu’ailleurs, a accru nos fragilités économiques et sociales ; notre système scolaire est durement noté dans les classements internationaux…

Mais d’autres indicateurs montrent une France moins affaiblie qu’on ne pourrait le croire après une séquence électorale combinant obsession du déclin et angoisse du pouvoir d’achat. Le chômage ne cesse de reculer, au point que le sujet a été totalement absent de la campagne, le PIB a retrouvé son niveau d’avant-crise, et l’inflation, qui certes repart, demeure très inférieure à celle observée en Allemagne, en Espagne ou en Italie. Même le pouvoir d’achat a plutôt bien résisté face à la crise liée au Covid-19.

« Il ne manque pas de points sur lesquels les alarmes sont justifiées, résume l’économiste Jean Pisani-Ferry, professeur ­d’économie à Sciences Po et ancien conseiller d’Emmanuel Macron en 2017. Mais, sur une grande partie des sujets dont nous nous plaignons de façon structurelle – les inégalités, la redistribution insuffisante, le système de santé, les inégalités territoriales, les difficultés de la classe moyenne, la qualité de l’appareil d’Etat –, quand on se compare, on s’aperçoit que nos performances sont plutôt bonnes. »

Les principaux indicateurs de développement sont satisfaisants : l’espérance de vie (hors Covid-19) est élevée et continue d’augmenter en France, ce qui n’est pas le cas aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni par exemple.

 

Le modèle social aussi est moins cassé qu’on le croit, et corrige efficacement les inégalités de revenus : une étude de l’Insee publiée en 2021 montre que la redistribution monétaire et non monétaire (à travers l’accès aux services publics) permet de ramener l’écart entre les 10 % les plus aisés et les 10 % les plus modestes de 13 à 3. La mobilité intergénérationnelle fonctionne mieux que les Français ne le pensent. Elle est plus élevée qu’aux Etats-Unis, mais Américains et Français sont convaincus du contraire, comme l’a montré l’économiste Alberto Alesina : nous tendons à surestimer la proportion d’enfants pauvres qui ne réussiront pas à sortir de la pauvreté, les Américains, eux, la sous-estiment. Les sondages menés par le Programme international d’enquêtes sociales montrent aussi que les Français sont persuadés de vivre dans une société inégalitaire, mais affirment presque tous faire partie de la classe moyenne. Sans voir la contradiction.

C’est le « paradoxe français » identifié par Claudia Senik, spécialiste de l’économie du bien-être, qui a étudié cette curieuse aptitude à la morosité dans un pays que la robustesse de l’Etat-providence devrait prédestiner au bonheur. La spécificité tricolore ne fait guère de doute : les immigrés de première génération élevés dans l’Hexagone deviennent vite aussi malheureux que les personnes nées sur place, et le sont davantage que les immigrés plus récents, a montré la chercheuse.

D’où vient, dès lors, cette difficulté à poser un regard plus objectif sur nous-mêmes ? Dans les classements internationaux, la France figure presque toujours parmi les pays développés où la perception du bien-être est la plus mauvaise, et de façon très constante dans le temps. Même pendant les « trente glorieuses », « il y a eu une fenêtre bénie, entre 1962 et 1975, au cours de laquelle les Français se disaient plus heureux, mais toujours moins que dans les autres pays », constate l’historien Rémy Pawin, auteur d’une Histoire du bonheur en France depuis 1945 (Robert Laffont, 2013).

 

Le traumatisme de la seconde guerre mondiale

 

L’origine de cette passion triste, de ce malheur français qui serait plus lourd que les autres, « c’est un rapport de confiance interpersonnelle très bas, explique Daniel Cohen, président de l’Ecole d’économie de Paris. Et c’est encore plus vrai pour les électeurs du Rassemblement national ». Cette défiance, qui se vérifie avec une grande régularité dans les enquêtes d’opinion, érode le rapport à autrui et le rend conflictuel, mais abîme aussi le civisme, le vivre-ensemble, et l’adhésion aux institutions et au politique.

« Il manque en France des corps intermédiaires, une épaisseur associative, cette couche où doit s’exprimer l’intelligence sociétale », avance l’économiste, qui met en avant une société incapable de se penser dans l’horizontalité. Un constat déjà dressé par Alain Peyrefitte dans Le Mal français (Plon, 1976), portrait d’une France malade de son centralisme politique et administratif. Cette absence de structures intermédiaires conduit les Français à chercher dans l’argent ce qu’ils ne trouvent pas ailleurs, analyse M. Cohen, d’où une « plus grande dépendance qu’ailleurs à la richesse matérielle pour leur propre bien-être ». D’où, aussi, une « souffrance particulière » face à la question du pouvoir d’achat, comme l’a révélé la campagne électorale.

 

Ce caractère extrêmement hiérarchique de l’exercice du pouvoir, qui se retrouve dans toutes les composantes de la société française, est l’héritage de « deux puissances fondamentalement verticales, l’absolutisme et l’Eglise catholique, rappelle Daniel Cohen. Cela ne nous a pas préparés à une société postindustrielle où les relations horizontales s’imposent, par exemple entre des chercheurs et des industriels, des hauts fonctionnaires et des maires… » Il en résulte un rapport contradictoire avec l’autorité : « les Français la détestent, et pourtant elle nous rassure. »

A cet héritage politique s’ajoute le traumatisme de la seconde guerre mondiale, affirment Yann Algan et Pierre Cahuc dans La Société de défiance (éd. Rue d’Ulm, 2007). Les Français auraient collectivement perdu confiance en eux avec la défaite et les années noires de la collaboration. Les auteurs décrivent la période de la reconstruction comme hantée par « les vieux démons du monarchisme et du bonapartisme dont s’était émancipée la IIIe République », pointant la construction d’un Etat « dirigiste et corporatiste », ignorant les corps intermédiaires, qui aurait « asphyxié la société civile et nourri la défiance envers la sphère publique et les élites ».

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Elsa Conesa

 

 

 

Source : Le Monde

 

 

 

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