Les dernières paroles des 517 hommes et femmes exécutés depuis 1982 au Texas vont être réunies dans un livre, présenté lors de la Journée mondiale contre la peine de mort, le 10 octobre. Une façon de rendre leur humanité aux condamnés.
Ce sont des voix d'outre-tombe. Les voix de 517 hommes et femmes qui ont été amenés un jour, à six heures du soir, dans la chambre d'exécution de la prison de Huntsville, au Texas. Avant d'attacher les condamnés à une civière, les bras en croix, et de leur injecter du poison dans les veines, le gardien leur propose de prononcer " a last statement " – une dernière déclaration. Un micro est suspendu au-dessus de leur tête. Dans un bureau, une sténo est prête à prendre des notes. Derrière une vitre sans tain, dans deux salles différentes, les proches de la victime et la famille du condamné assistent en silence à ce rituel de mort organisé au nom de la justice et du droit – l'exécution.
Certains condamnés refusent de parler – " Le criminel a refusé de faire une dernière déclaration ", consigne alors froidement le ministère de la justice texan en face de leur nom et de leur numéro matricule. Mais la plupart profitent de ces quelques instants pour s'adresser une dernière fois à leurs parents, à leurs enfants, à leurs amis ou aux proches de la victime. Ils sont sans doute dans cet ailleurs que Robert Badinter a décrit en racontant l'exécution de Roger Bontems, guillotiné en 1972 à la prison de la Santé, à Paris. " Une sorte de zone marginale inaccessible aux vivants et qui n'est pas encore la mort. "
Certains ne parviennent à prononcer que quelques mots. " Je vous aime. Je vais vous attendre de l'autre côté. Fils, sois fort, quoi qu'il arrive, n'oublie pas que Dieu veille sur toi. Jésus, pitié, Jésus, pitié, Jésus, pitié ", murmure Domingo Cantu, exécuté le 28 octobre 1999. " Je t'aime maman, au revoir ", soupire simplement Jeffery Motley, exécuté le 7 février 1995. Mais devant leurs proches et la famille de la victime, d'autres parlent plus longuement, parfois même très longuement. Lorsqu'ils ont terminé, ils se tournent vers le gardien qui se tient à leurs côtés. " Je suis prêt ", concluent la plupart des condamnés à mort.
Prêts, tous ne le sont évidemment pas lorsqu'ils pénètrent dans la chambre d'exécution de Huntsville. " Je ne suis pas prêt à partir mais je n'ai pas le choix, constate Raymond Kinnamon, -exécuté le 11 décembre 1994. (…) Si j'avais encore quelque chose à dire, ce serait que j'aimerais avoir un vocabulaire shakespearien, mais comme j'ai grandi dans un centre fermé pour mineurs, il me manque une partie de mon vocabulaire. " D'autres vacillent au moment de prendre la -parole devant le micro. " J'ai dit que je pourrais parler mais je ne crois pas que je vais en être capable ", souffle Danny Lee Barber, exécuté le 11 février 1999.
Parfois, les mots se bousculent. " Je suis désolé.J'ai toujours été désolé, explique Derrick O'Brien, exécuté le 11 juillet 2006. C'est la plus grande erreur que j'ai faite de toute ma vie. Pas parce que je suis là, mais à cause de ce que j'ai fait, cela a fait du mal à beaucoup de gens – vous et ma famille. Je suis désolé, j'ai toujours été désolé. Je suis désolé. Prenez soin les uns des autres. Je vous aime tous. Soyez là les uns pour les autres. Mais je suis désolé, très désolé. Je vous aime aussi. "D'autres tentent de rassurer leur famille. " Je veux d'abord dire à ma maman de ne pas pleurer, il n'y a aucune raison de pleurer, tout le monde meurt, explique Beunka Adams, exécuté le 26 avril 2012. L'heure vient pour tout le monde, ne te fais pas de souci pour moi. Je suis fort. "
Au moment de mourir, ces hommes et ces femmes qui ont passé des années dans le couloir de la mort de Huntsville ont toujours, ou presque, un mot pour la famille de la victime. " M. Craft et Mme Bethrie, je ne sais pas quoi vous dire mais je m'excuse pour la douleur que je vous ai causée, à vous et à votre famille, ces dernières années, -déclare Dwight Adanandus, exécuté le 8 octobre 1997. J'espère que vous allez accepter mes excuses et que vous allez comprendre qu'elles sont sincères. J'espère que cela va vous permettre d'aller de l'avant et j'espère que vous allez me pardonner. J'espère que M. Hanon va me pardonner d'avoir pris sa vie. S'il vous plaît, acceptez mes excuses. Je vous aime tous. C'en est fini pour moi. "
Ces 517 " last statements ", le photographe américain Marc Asnin a décidé de les rassembler dans un grand livre manifeste contre la peine de mort. Chaque page sera consacrée à un condamné : on y découvrira son nom, les photos d'identité judiciaire prises lors de son arrivée dans le couloir de la mort, son numéro matricule, sa date et son lieu de naissance, la date du crime, le résumé de l'affaire, la date de l'exécution et, selon l'habitude américaine, sa " race " – " Hispanic ", " White " ou " Black ". Lancé à l'occasion de la Journée internationale contre la peine de mort, le 10 octobre, cette campagne en faveur de l'abolition comprend aussi une exposition itinérante.
En publiant ces " derniers mots ", Marc Asnin, qui s'intéresse à la peine de mort depuis des années, espère faire entendre la voix des condamnés. " En 1981, j'ai fait, pour le magazine allemand Stern, un reportage photo à Angola, une ancienne plantation qui est devenue la plus grande prison de l'Etat de Louisiane. C'est dans cet endroit que se passe Dead Man Walking, le film de Tim Robbins qui raconte l'histoire d'une religieuse (Susan Sarandon) qui accompagne des condamnés à mort. Pendant le déjeuner, le directeur de la prison, à qui nous parlions des condamnés à mort, nous a dit : “They are animals” – “Ce sont des animaux”. Je n'ai jamais oublié cette phrase. J'ai eu envie de restituer l'humanité de ces condamnés. "
Le photographe new-yorkais tient à ne pas apparaître comme un homme naïf. " Je ne dis pas que ces centaines de personnes qui ont été condamnées à mort par les tribunaux américains sont innocentes, insiste-t-il. Je ne dis pas non plus que ce sont des gens formidables et qu'il faudrait tous les libérer de prison. Je dis simplement que ce sont des êtres humains. La justice organise leur exécution et tente de les réduire à des numéros matricules. J'essaye au contraire de leur rendre leur humanité en imprimant leur nom, en montrant leur photo, en publiant leurs derniers mots – ceux qu'ils ont prononcés juste avant de recevoir l'injection létale. "
Ce livre ne sera pas un ouvrage comme les autres. Marc Asnin ne compte pas le vendre en librairie mais en offrir un exemplaire aux 14 000 lycées publics implantés dans les 32 Etats américains qui pratiquent encore la peine de mort. " Final Words sera constitué de grandes pages reliées par de simples anneaux en métal, comme un dossier judiciaire ", précise-t-il. La campagne de crowdfunding (financement participatif) a commencé le 6 octobre. Pour la Journée internationale contre la peine de mort, les murs de la galerie new-yorkaise de Steven Kasher seront couverts par ces " final words " prononcés par les condamnés du Texas – l'Etat américain qui a exécuté le plus de condamnés ces trente dernières années.
Sur le site du ministère de la justice texan, la peine de mort est d'ailleurs une rubrique comme une autre, avec son chapitre pédagogique consacré aux " frequently asked questions " (les " questions fréquemment posées ") et ses statistiques bien tenues. On y apprend que le condamné qui a passé le moins de temps dans le couloir de la mort est Jœ Gonzales (deux cent cinquante-deux jours), que celui qui y a passé le plus de temps est David Lee Powell (trente et un ans). Que le plus jeune des condamnés exécutés était Jay Pinkerton (24 ans), le plus vieux William Chappell (66 ans). Ou que les Noirs représentent 41,6 % des exécutions, les Hispaniques 28,5 %, les Blancs 28,8 % et les autres 1,1 %. On peut même y trouver, bien rangée, la date des prochaines exécutions – deux sont programmées en octobre 2014, sept en 2015.
C'est contre cette banalisation administrative que lutte le photographe Marc Asnin. Au Texas, la réglementation de la peine de mort est une machinerie bureaucratique qui donne lieu à une montagne de textes surréalistes. Si le crime a fait une victime, cinq proches peuvent assister à l'exécution. S'il en a fait plusieurs, leur nombre peut exceptionnellement monter à six. Le jour de la mise à mort, cinq journalistes, pas plus, peuvent être présents à titre de témoins. Ils ne doivent pas porter de chemise ouverte ou de chaussures qui laissent voir les doigts de pied. Les jupes des femmes doivent descendre huit centimètres au-dessous du milieu du genou.
Cette codification tatillonne et cette avalanche de statistiques finissent par masquer l'essentiel : le jour de l'exécution, il faut, au nom de la justice, tuer un homme devant ses proches. Lui injecter une dose de poison alors qu'il est attaché à une civière dans une pièce fermée à clé. Assister, pendant " sept à dix minutes ", précise le ministère de la justice texan, à sa lente agonie. Un moment que Robert Badinter a raconté dans L'Exécution (Grasset, 1973), un livre consacré à l'affaire Bontems : il y décrit la guillotine dressée dans la prison de la Santé, le dais noir tendu au-dessus de la cour, les fenêtres des bureaux obscurcies par le papier bleu, l'adieu au condamné, le dernier cognac, le " claquement sec de la lame sur le butoir ".
Pour retrouver la vérité de ce moment que le ministère de la justice texan ensevelit sous les règles et les chiffres, Marc Asnin restitue des noms, des prénoms, des visages, des lieux, des histoires, des parcours. Des mots, aussi – ceux des -condamnés à mort eux-mêmes. On y entend la peur, le remords, la colère, la révolte, la souffrance, mais aussi le désespoir et l'envie de quitter le monde. " J'espère que l'endroit où je vais est mieux qu'ici ", explique Larry White, exécuté le 22 mai 1997. " Je n'arrive pas à trouver les mots qui expriment la tristesse que je ressens à l'idée d'avoir apporté cette blessure et cette douleur à ceux que j'aime ", soupire Jœ F. Gonzales Jr., exécuté le 18 septembre 1996.
Ces hommes qui s'apprêtent à mourir n'oublient pas leurs frères de détention. Lorsqu'ils prononcent leurs derniers mots, ils ont souvent une pensée pour ceux qui attendent leur exécution. Johnny Johnson, exécuté le 2 décembre 2009, évoque ainsi, avant de mourir, l'enfer du quartier des condamnés à mort de Huntsville, Polunsky Dungeon. Un endroit " plein de cœurs isolés et d'esprits supprimés ". Un endroit où les " murs des ténèbres " tombent sur les prisonniers. Un endroit où la vie n'a " plus de sens ", " plus d'objectif ". " Polunsky Dungeon est ce que j'appelle une fosse de désespoir ", explique le condamné avant de conclure : " Vous pouvez y aller, gardien. " Et de chanter.
Certains disent qu'ils ont pourtant trouvé, à Polunsky Dungeon, un peu de réconfort. Qu'ils y ont rencontré Dieu. Qu'ils y ont changé. " Je ne suis pas la -personne malveillante que vous pensez, explique Beunka Adams, exécuté le 26 avril 2012. J'étais vraiment idiot, à l'époque. J'ai fait de nombreuses erreurs. Ce qui est arrivé est un mal. J'étais un enfant dans un monde d'adultes. J'ai tout gâché et je ne peux plus revenir en arrière. Je n'étais pas assez âgé pour comprendre. " " Je veux dire que l'homme mauvais que j'étais quand je suis arrivé dans le couloir de la mort, il y a treize ans, n'est plus – grâce au pouvoir de Dieu ", affirme Herman Clark, exécuté le 12 juin 1994.
Avec ce livre, Marc Asnin entend défendre une cause qui ne cesse de hanter les Etats-Unis, celle de l'abolition. Elle semblait à portée de main au début des années 1970 : dans l'arrêt Furman versus Georgia, la Cour suprême des Etats-Unis avait, en 1972, imposé de facto un moratoire sur la peine de mort en la jugeant contraire à la Constitution américaine. Mais quatre ans plus tard, elle a précisé, dans l'arrêt Gregg versus Georgia, que la peine capitale pouvait, à certaines conditions, être acceptée. Depuis la reprise des exécutions, en 1977, plus de 1 300 détenus ont été mis à mort sur le sol américain. Le Texas est devenu le symbole de cette politique : 517 hommes et femmes y ont été exécutés depuis 1982, soit plus d'une personne tous les mois depuis trente-trois ans.
Certains d'entre eux étaient sûrement innocents : depuis 1973, plus de 140 condamnés à mort ont été blanchis – vingt grâce à de nouvelles analyses d'ADN. Les derniers en date sont deux demi-frères condamnés à mort, en Caroline du Nord, en 1984, pour un viol et un meurtre commis alors qu'ils avaient 15 et 19 ans. Henry McCollum and Leon Brown ont été libérés le 2 septembre, après trente ans de prison, parce qu'un prélèvement a démontré qu'ils étaient innocents. La procédure est salutaire mais d'une longueur cruelle : selon le Centre d'information sur la peine de mort américain, la liberté intervient, en moyenne, après plus de dix ans de détention.
Des condamnés qui proclament leur innocence, il y en a beaucoup dans la chambre d'exécution de la prison de Huntsville. " Je suis innocent, innocent, innocent, affirme Leonel Torres Herrera, exécuté le 12 mai 1993. Ne vous trompez pas : je ne dois rien à la société. Continuez à combattre pour les droits de l'homme, aidez ceux qui sont innocents, surtout M. Graham. Je suis un homme innocent et quelque chose de très mal se déroule ici, ce soir. Que Dieu vous bénisse tous. Je suis prêt. " " Je veux que le monde sache que je suis innocent et que j'ai trouvé la paix, explique Carl Johnson, exécuté le 19 septembre 1995. Allons-y. "
En réunissant ces " final words ", Marc Asnin espère faire avancer la cause de l'abolition. Les condamnés l'y aident grandement : avant de mourir, tous font, à leur manière, le procès de la peine de mort. Ils soulignent que leur exécution ne rendra pas la société plus sûre, que les longues années de détention les ont changés, que l'Amérique piétine, avec la peine capitale, les valeurs mêmes qu'elle prétend défendre. Exécuté le 9 juillet 1985, Henry Porter, qualifié de " tueur de sang-froid " pendant son procès, retourne l'expression contre ses accusateurs. " Je n'ai attaché personne à une civière. Je ne lui ai pas injecté du poison dans les veines derrière une porte fermée à clé. Vous appelez cela la justice. J'appelle cela et j'appelle cette société une bande de tueurs de sang-froid. "
Au moment de mourir, certains condamnés font d'ailleurs preuve d'une sagesse qui étonnerait sans doute le directeur de la prison Angola. " Ce soir, nous disons au monde qu'aux yeux de la justice il n'y a pas de seconde chance,déclare Napoleon Beazley, exécuté le 28 mai 2002. Ce soir, nous disons à nos enfants que dans certains cas, tuer est justifié (…) Donnez – aux hommes qui sont dans le couloir de la mort – une chance de faire ce qui est juste. Donnez-leur une chance de se racheter. Beaucoup, parmi eux, voudraient réparer le désordre qu'ils ont causé mais ils ne savent pas comment faire. Le problème, ce n'est pas que les gens ne veulent pas s'en sortir, c'est que le système leur dit que de toute façon, cela ne change rien. Ce soir, personne ne gagne. Personne n'a la paix. Personne ne sort victorieux. "
Anne Chemin
Source : Le Monde (Supplément Culture & Idées)
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