Courrier international – Alors que le conflit soudanais dure depuis plus de deux ans, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) ont conquis El-Fasher, la capitale du Darfour du Nord, dimanche 26 octobre. Le média indépendant genevois “The New Humanitarian” raconte les exactions contre les civils qui ont immédiatement suivi la prise de la ville, documentées pour certaines par les soldats eux-mêmes dans des vidéos publiées sur les réseaux sociaux.
Dans l’une des vidéos, des miliciens circulent entre des dizaines de corps gisant sur le plancher d’un bâtiment pour vérifier que personne n’est encore en vie. Le seul survivant, un homme vêtu d’une tunique blanche, est abattu froidement. “Fini”, dit en arabe l’un des combattants en quittant les lieux. Dans une autre, des paramilitaires se tiennent debout dans une tranchée, armes levées, et lancent des cris de victoire. Autour d’eux, des cadavres jonchent le sol sablonneux. On aperçoit plus loin des véhicules en flammes, sans doute ceux à bord desquels les victimes avaient tenté de fuir. Dans une troisième vidéo, un autre groupe de combattants oblige six hommes à s’allonger sur le sol face contre terre. L’un des captifs reçoit un coup de pied à la tête. Les miliciens ordonnent aux hommes, qu’ils appellent “esclaves”, de bêler comme des moutons.
Les communications étant coupées, il est désormais très difficile pour les journalistes et les défenseurs des droits humains comme moi de documenter ce qui s’est produit à El-Fasher depuis que, le 26 octobre, les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire qui s’apparente de plus en plus à un mouvement rebelle, ont pris le contrôle de cette ville du Darfour. Cependant, une série de vidéos choquantes, la plupart filmées et publiées en ligne par des combattants des FSR, ainsi que des images satellite mettent en évidence des massacres d’une ampleur encore sans précédent dans la guerre qui sévit au Soudan depuis plus de deux ans et demi.
Des organisations de la société civile affirment que des milliers de personnes ont été tuées dans les jours qui ont suivi la prise d’El-Fasher, dont près de 500 dans le seul hôpital encore partiellement opérationnel de la ville. Les violences auraient atteint une telle intensité que des mares de sang et des amoncellements de cadavres seraient visibles depuis l’espace.
Nombre de ceux qui ont échappé aux massacres ont fini par être kidnappés par des membres des FSR ou par des miliciens affiliés qui se déplacent à moto ou à dos de dromadaire et profitent du désespoir ambiant. Plusieurs des personnes à qui j’ai parlé ont dit avoir tout perdu parce qu’on a exigé qu’elles paient une rançon pour libérer des proches.
Des signaux d’avertissement ignorés
Toutes les grandes villes du Darfour sont maintenant contrôlées par les FSR, un groupe largement composé de combattants arabes du Darfour et issu des anciennes milices janjawids responsables des massacres de populations non arabes commis dans les années 2000.
La prise de la ville est un pas de plus vers la partition de facto du Soudan, où sévissent la plus grave crise alimentaire et la pire crise de déplacement du monde. On a désormais d’un côté les régions assujetties par les FSR, et de l’autre celles qui demeurent sous l’autorité de l’armée. Mais ni la domination exercée par les FSR ni l’annonce selon laquelle elles auraient mis en place une nouvelle administration ne font d’elles un gouvernement légitime. Loin de servir les civils et de soutenir écoles et hôpitaux, les paramilitaires règnent par la force brute et extorquent les ressources d’une population exsangue.
Le pire, c’est que la catastrophe qui se déroule aujourd’hui à El-Fasher était parfaitement prévisible. Pendant plus de cinq cents jours, les paramilitaires ont imposé un siège brutal dans l’espoir de déloger de son dernier bastion au Darfour l’armée soudanaise et les groupes armés alliés qui l’appuient. Les quelque 300 000 civils restés dans la ville ont été faussement accusés d’avoir collaboré avec l’ennemi, ce qui a scellé pour eux un sort prévisible au vu des atrocités commises par les FSR dans d’autres régions du Darfour et ailleurs au Soudan.
Soudan : la situation au 30 octobre 2025. SOURCES : THOMAS VAN LINGE, CRITICAL THREATS.
Les signaux d’avertissement ont été ignorés, la population civile a été laissée à elle-même, et les Émirats arabes unis, principal soutien des FSR, ont continué à armer une milice génocidaire avec des équipements dont une grande partie est importée de pays occidentaux.
D’après mes sources, plusieurs groupes de soldats ont quitté leur base dans les jours qui ont précédé la prise de la ville. Contraints au repli par la faim et par l’utilisation accrue de drones par les FSR, ils ont payé certains des membres de celles-ci pour qu’ils les laissent partir.
Galvanisés par une diaspora internationale de sympathisants diffusant leur haine sur TikTok et déterminés à venger leurs camarades tombés à El-Fasher, les paramilitaires ont rapidement amorcé une effroyable campagne de violence. Les vidéos qui circulent largement en ligne, dont certaines ont été authentifiées par des défenseurs des droits humains et des enquêteurs qui travaillent à partir de données en code source ouvert, montrent des combattants, hilares, en train d’humilier leurs victimes avec un langage déshumanisant et raciste.
Certains Darfouris découvrent en visionnant les vidéos que des membres de leur famille font partie des victimes des massacres, ou voient des proches dont ils n’ont plus de nouvelles dans des images montrant de grands groupes de personnes détenues par les paramilitaires.
Les crimes d’Abou Loulou
Le brigadier-général Al-Fateh Abdullah Idris, mieux connu sous le nom d’“Abou Loulou”, un combattant adulé des FSR, apparaît dans plusieurs vidéos. Il se déplace d’un endroit à un autre et exécute impitoyablement des civils. Nombre des victimes d’Abou Loulou ont été tuées dans une tranchée creusée autour d’El-Fasher plus tôt cette année par les FSR pour renforcer le siège. On voit l’homme portant un foulard blanc en train de poser entre les cadavres, sourire aux lèvres, tenant son arme en l’air. “Regarde tous ces gens que j’ai tués”, lance-t-il dans une vidéo à un homme couché dans un fossé. Un de ses camarades lui dit que l’homme est blessé et suggère de le laisser vivre, mais Abou Loulou refuse. “Je ne vais pas t’épargner, je ne vais pas te pardonner”, dit-il avant de l’abattre.
“Hemeti, c’est le meilleur”, fait-il répéter à un groupe de personnes dans une autre vidéo, faisant référence au chef des FSR. Elles s’exécutent, mais n’échappent pas au massacre pour autant. “Je ne veux pas perdre mon temps avec vous”, dit Abou Loulou avant de les abattre une par une.
Rappelons qu’il ne s’agit là que des vidéos qui nous sont parvenues jusqu’à présent. Quand on pense à tous les massacres qui n’ont pas été filmés ou n’ont pas fait l’objet d’une publication, on prend toute la mesure des atrocités qui se sont produites.
Le fait que les paramilitaires se soient filmés en train de commettre ouvertement des crimes atroces témoigne de l’impunité flagrante dont jouit le groupe depuis bien avant le début du conflit.
Précisons toutefois que les hommes que l’on voit dans ces vidéos, comme Abou Loulou, occupent des postes de rang inférieur. Or les hauts responsables, dont Abdul Rahim Daglo, le commandant adjoint des FSR, sont eux aussi présents à El-Fasher, où ils dirigent les opérations, et ils doivent répondre des actes commis par leurs subalternes.
Ce sont aussi des hauts placés qui ont permis à des individus comme Abou Loulou de rester au front, même s’ils n’ignoraient pas les exactions dont il s’était rendu responsable ces derniers mois à El-Fasher, et auparavant à Khartoum et dans le Kordofan.
Pendant dix-huit mois, la hiérarchie a ordonné le pilonnage d’El-Fasher et refusé aux organisations humanitaires l’accès à la ville et aux camps voisins, provoquant du même coup une famine généralisée.
Dans les semaines qui ont précédé la chute de la ville, j’ai appris d’une femme que la nourriture pour animaux (ambaz) dont les gens dépendaient était devenue trop chère, que les groupes d’entraide avaient épuisé toutes leurs ressources et que l’accès à l’eau était si limité que les habitants avaient cessé de se laver. Elle m’a dit que tout ce qu’il restait à manger, c’étaient les graines d’un arbre que les gens n’avaient jamais mangées avant. Or elles étaient plus acides que le citron, et il fallait les faire tremper dans l’eau pendant une semaine pour éliminer le goût.
La misère, un marché lucratif
Certains de ceux qui ont survécu aux balles d’Abou Loulou ou d’autres meurtriers des FSR ont pris la route vers Tawila, une localité située à proximité qui accueille depuis quelques mois les déplacés d’El-Fasher. Des combattants des FSR et des miliciens alliés leur bloquent cependant le passage. Ils volent, kidnappent ou tuent ceux qui ne leur versent pas les sommes demandées. Les familles se séparent et empruntent des routes différentes pour maximiser les chances de voir l’un de leurs membres survivre.
Les gens avec qui j’ai parlé ces derniers jours qui ont réussi à rallier Tawila affirment avoir vu des dizaines de dépouilles sur leur trajet. Certaines personnes avaient été abattues par les miliciens, d’autres étaient mortes des suites de blessures infligées par les FSR à El-Fasher, et d’autres encore avaient succombé à la faim et à la soif. Un homme m’a dit qu’il avait mis trois jours à faire le voyage, et qu’il avait évité les groupes affiliés aux paramilitaires en se déplaçant la nuit. Il a ajouté qu’il avait dépassé des groupes de femmes et d’enfants qui étaient trop épuisés pour continuer.
Une femme m’a raconté qu’elle avait eu la chance de prendre le chemin de Tawila la veille de la chute d’El-Fasher, alors que les hommes armés s’y dirigeaient et qu’ils étaient moins nombreux sur les routes. Cependant, une fois arrivée à Tawila, où ont afflué ces derniers jours des centaines de milliers de personnes, elle n’a pu obtenir ni nourriture ni abri. Le jour, elle utilise ses vêtements et une couverture comme protection de fortune contre le soleil ; la nuit, elle s’en sert comme d’un matelas et d’un duvet. “Je ne veux pas rester ici pour toujours”, m’a-t-elle dit, ajoutant que des milliers de personnes arrivent chaque jour dans un état pire que le sien après avoir enduré des souffrances encore plus terribles sur le trajet.
J’ai aussi parlé à une personne qui m’a dit que trois de ses proches qui avaient pourtant pris des routes différentes pour se rendre à Tawila avaient été capturés par des miliciens, qui avaient ensuite envoyé à la famille des messages lui intimant de leur verser des milliers de dollars. Alors que les gens ont déjà tout perdu pendant le siège, les FSR et leurs milices affiliées trouvent encore le moyen de tirer profit de leur fuite désespérée.
Cela nous rappelle que, pour les paramilitaires, la guerre est aussi une activité lucrative. De fait, le siège d’El-Fasher n’était pas simplement motivé par des raisons militaires : les combattants tiraient profit de la contrebande de nourriture en faisant payer les commerçants qui la pratiquaient et en extorquant de l’argent aux habitants qu’ils aidaient à fuir la ville.
Appel à la solidarité internationale
Je ne peux m’empêcher de remarquer que ces massacres ont eu lieu alors même que les FSR participaient à des négociations parrainées par les États-Unis, dont certains espéraient qu’elles aboutiraient à un cessez-le-feu de trois mois à l’échelle du pays. Ce n’est pas la première fois que les FSR lancent des offensives et commettent de terribles exactions contre des civils tout en participant à de prétendus pourparlers de paix, qu’ils utilisent comme couverture politique. Le message que le groupe envoie à la communauté internationale est clair : on peut s’asseoir avec vous à la table des négociations, mais notre machine à tuer continuera d’opérer, et vous direz quand même qu’on veut la paix.
Face à l’horreur qui se déroule à El-Fasher, nombre d’entre nous ne croient plus qu’il soit possible de compter sur la protection internationale. L’ONU et l’Union africaine n’ont ni la volonté ni le pouvoir d’agir, leurs mécanismes étant entravés par les intérêts des États puissants. Ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est de solidarité internationale. On a besoin de gens ordinaires, de mouvements civils et de défenseurs des droits qui sont prêts à défier les gouvernements et les entreprises complices de cette guerre. Il faut dénoncer les Émirats arabes unis pour le rôle qu’ils jouent dans l’armement et le financement des FSR, révéler la complicité des gouvernements occidentaux qui continuent de commercer avec eux et agir contre les entreprises dont les armes et les véhicules se retrouvent sur les champs de la mort du Darfour.
Si rien n’est fait, le Darfour continuera de brûler, ce qui est impensable pour ceux qui ont survécu aux violences commises par les paramilitaires. “J’aimerais mieux mourir qu’avoir à revivre ça”, m’a confié la femme qui était arrivée à Tawila juste avant la prise d’El-Fasher.
The New Humanitarian (Genève)
Après près de vingt ans dans le giron des Nations unies, ce service de nouvelles humanitaires est devenu depuis le janvier 2015 un média d’actualité indépendant et sans but lucratif
Source : Courrier international (France)
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