Soixante ans après le lancement du projet d’Histoire générale de l’Afrique, « nous pouvons dire : mission accomplie ! »

Le Monde L’Unesco publie les trois derniers volumes d’une aventure éditoriale sans équivalent. Directeur du comité scientifique, Augustin Holl revient sur le projet et sur l’importance du travail consacré aux diasporas. Il souligne la « communauté de destin » qui les lie au continent africain.

Le gigantesque projet d’écrire une Histoire générale de l’Afrique, lancé en 1964 par l’Unesco avec quelques pays du continent nouvellement indépendants, touche à sa fin avec la publication des trois derniers volumes. Le volume IX est consacré à la mise à jour des précédents volumes I à VIII. Le volume X porte sur les diasporas et le volume XI est intitulé « Afrique Globale Aujourd’hui ». Ils sont présentés vendredi 17 octobre au siège de l’institution onusienne, à Paris.

L’archéologue camerounais Augustin Holl, professeur à l’université de Xiamen (Chine), a dirigé le comité scientifique chargé de produire ces nouvelles sommes de milliers de pages auxquelles plus de 200 chercheurs ont participé. Ce comité scientifique a été mis sur pied en 2013 et il s’est réuni tous les six mois en moyenne pour évaluer l’état d’avancement du projet.

Le projet d’Histoire globale de l’Afrique est lancé en 1964. Quelle est alors son ambition ?

Le projet a été lancé dans la foulée des indépendances pour revisiter une histoire qui jusqu’alors avait été écrite par les puissances coloniales. L’idée était de corriger le déni d’historicité des sociétés africaines, qui était dominant dans la pensée occidentale. L’Unesco, qui était à l’époque dirigée par le Français Réné Maheu, puis par le Sénégalais Amadou-Mathar M’Bow à partir de 1974, a pris la décision d’aider à écrire une histoire de l’Afrique basée sur de nouvelles perspectives décoloniales, si on peut utiliser cette expression.

C’est un travail qui a été de très longue haleine car il a fallu lancer des recherches de fond. Il a fallu collecter des informations qui n’étaient jusque-là pas disponibles, recueillir des sources d’histoire orale et mettre cela à la disposition des historiens pour qu’ils puissent commencer à rédiger. Le premier volume a été publié en 1981 et le huitième en 1994.

Les auteurs sont-ils en majorité africains ?

Oui, à l’exception des deux premiers volumes, qui traitent de la préhistoire de l’Afrique et de l’Afrique ancienne. Cela s’explique par le fait que dans les années 1960, il n’y avait pas un seul archéologue africain. Les chercheurs européens et nord-américains avaient leur façon de voir les choses, qui n’est pas forcément anti-africaine. Mais tous étaient imprégnés de la thèse du diffusionnisme, qui voulait qu’à l’époque on considère que toutes les inventions soient parties du Moyen-Orient. Des recherches ultérieures ont remis en cause ces croyances et c’est la raison pour laquelle, entre autres, ces deux premiers volumes sont périmés.

Le volume IX apporte une importante mise à jour des connaissances et il propose une façon différente d’aborder la chronologie. Nous ne parlons plus de préhistoire mais d’histoire initiale, car le terme de « préhistoire » est péjoratif. Il signifie que ce qui est avant est barbare et sauvage et qu’à l’inverse, ce qui vient après est civilisé. Pour sortir de cette dichotomie histoire-préhistoire, il nous a semblé essentiel de remettre à plat la division des temps historiques. Ceux-ci sont divisés pour des raisons pratiques et correspondent à des domaines de recherche ou d’enseignement.

Mais le temps est continu. Il n’y a pas de seuil qu’il faudrait franchir pour entrer dans l’histoire, comme l’a dit l’ancien président Nicolas Sarkozy [dans un discours controversé à Dakar en 2007].

Six décennies se sont écoulées. Cette lenteur s’explique-t-elle par un manque de moyens ?

La phase initiale du projet est véritablement l’âge d’or de L’Histoire générale de l’Afrique. Les chercheurs avaient des moyens que nous n’avons pas eus. L’Unesco est en crise financière depuis un certain temps. Cela a rendu le projet vulnérable et la lenteur avec laquelle les choses se sont déroulées en est le résultat. Le comité scientifique a fait son travail. Nous avons rendu les trois derniers volumes en 2019, mais il a fallu six ans pour aboutir à leur parution. Les auteurs qui étaient enthousiastes au début ont un peu fini par se décourager. C’est pour cela qu’aujourd’hui est un grand jour. Nous pouvons dire : mission accomplie !

Pourquoi fallait-il consacrer un volume de L’Histoire générale de l’Afrique aux diasporas ?

L’histoire des Africains ne peut être réduite à celle du continent et il nous importait d’éliminer cette barrière géographique pour ouvrir la réflexion sur les trajectoires multiples qui ont alimenté depuis des siècles des mouvements de va-et-vient entre le continent et le reste du monde. Le terme de « diaspora » est un terme neutre. Il désigne une dynamique de population minoritaire qui s’insère dans une zone déjà habitée par d’autres.

L’histoire des diasporas est très diverse. La plupart des Africains présents dans les Amériques sont passés par les bateaux négriers. Tandis qu’au Moyen-Orient ou en Asie se sont produites, à côté de l’esclavage, d’autres formes de migrations. Certains Africains pouvaient être recrutés comme soldats ou pour leur savoir-faire dans certains métiers. D’autres circulaient librement, comme les lettrés musulmans. Il y a cependant une identité commune à toutes ces diasporas : elles sont les héritières du combat qu’ont dû mener ces Africains pour la reconnaissance de leur humanité.

Cette lutte n’est pas terminée. Aux Etats-Unis, les afrodescendants continuent de voir leurs droits civils ignorés. La nouvelle administration de Donald Trump œuvre pour que soient supprimées, dans les musées publics, toutes les représentations des pans négatifs de l’histoire des Etats-Unis. Des pressions fortes sont exercées pour que l’enseignement de l’esclavage soit édulcoré et, par exemple, l’Etat de Floride a commencé à purger les bibliothèques de certains livres.

La richesse de votre travail tient beaucoup à l’éclairage qui est porté sur des flux migratoires dont on savait peu de choses jusqu’à présent.

C’était l’une des ambitions de cet ouvrage, qui est parvenu à réunir pour la première fois tous les axes de recherche sur les diasporas à l’échelle mondiale. Dans le monde académique occidental, il y avait jusqu’à présent un fort déséquilibre, dans l’étude des diasporas, au profit des populations liées à la traite atlantique. Elargir notre approche nous permet de remonter jusqu’au VIIe siècle, où se sont produits les premiers courants migratoires liés à l’esclavagisme musulman à partir du Soudan ou de la côte orientale du continent vers le Moyen-Orient.

Il y a près de 3,5 millions d’afro-saoudiens en Arabie saoudite, mais on ne les voit pas dans l’espace public car ils sont marginalisés. Aux Emirats arabes unis aussi, il y a eu une implantation qui a commencé avec l’expansion de l’islam. Une importante communauté africaine existe en Inde, où cette population baptisée « Siddi » et considérée comme hors caste est encore plus méprisée que les intouchables. Paradoxalement, se réfugier hors des villes leur a permis de conserver leur identité.

En faisant ce travail, nous avons aussi découvert – et ce fut une véritable surprise pour moi – qu’il existe en Australie une diaspora noire issue de la guerre d’indépendance américaine, à la fin du XVIIIe siècle. Ces Africains avaient combattu aux côtés des Anglais contre promesse de libération. Après la défaite, certains ont rejoint l’Angleterre. Parmi eux, onze auteurs de délits furent par la suite envoyés en Australie, qui était alors une colonie pénitentiaire. C’est ainsi qu’a débuté l’histoire de la diaspora africaine en Australie, où elle représente aujourd’hui entre 10 % et 15 % de la population.

Plusieurs articles de l’ouvrage montrent que les diasporas ont par endroits gardé la mémoire de pratiques qui ont disparu sur le continent.

Ces terres d’exil constituent en effet, pour certaines, des conservatoires culturels de traditions et de pratiques qui ont disparu. Pour les historiens du continent, il est utile de le savoir, car elles peuvent fournir de précieuses sources. Par exemple, au Brésil, où les communautés d’esclaves ont pu créer des républiques libres, il est possible de trouver des survivances des pratiques héritées du royaume du Kongo, un ancien empire d’Afrique centrale, au niveau du langage mais aussi dans certaines organisations politiques.

L’idée de relier l’histoire du continent à celle de ses diasporas n’est-elle pas ancienne ?

Oui, mais elle était jusqu’à présent documentée à partir de réalités qui découlent de la traite atlantique. En 1903, William Edward Burghardt Du Bois, premier afrodescendant diplômé de Harvard, publie Les Ames du peuple noir, qui parle de la condition noire aux Etats-Unis et propose l’idée d’identité noire à l’échelle planétaire. Un peu plus tôt, à la fin des années 1880, Joseph Anténor Firmin, qui vient d’Haïti et a combattu la théorie de Gobineau sur l’inégalité des races humaines en tant que membre de la Société d’anthropologie de Paris, a avancé la notion de solidarité entre les afrodescendants des Caraïbes.

Cette conception d’un lien historique entre tous les Africains va s’imposer à travers le panafricanisme, dont Marcus Garvey, depuis la Jamaïque puis les Etats-Unis, sera à la même époque un des promoteurs en facilitant le retour d’Afrodescendants au Liberia et en Sierra Leone avec la création d’une compagnie de transport. Aujourd’hui, l’Union africaine, avec ses 55 pays membres, a intégré dans son découpage régional une sixième région qui correspond aux diasporas. Cela témoigne de destins qui continuent d’être entremêlés et de cette conviction que les Africains doivent s’unir s’ils veulent échapper à une histoire marquée par la domination et l’exploitation.

Il y a donc depuis longtemps cette idée d’une communauté de destin et d’une nécessaire solidarité dans un monde qui n’a pas toujours été tendre avec les Africains, soumis aux violences les plus brutales au cours des sept derniers siècles. C’est aussi ce à quoi contribue notre travail en montrant cette histoire dans sa globalité.

Les faits de déplacement forcé et de mise en esclavage, que vous documentez en tant qu’historiens, doivent-ils ouvrir la voie à des réparations ?

En tant qu’historiens, ce n’est pas à nous de le dire. La rigueur de notre travail vient en premier. La sensibilité aux problèmes de l’Afrique vient en plus. Tous les auteurs de cet ouvrage ne sont pas Africains ou Noirs, mais ils partagent la même compréhension du phénomène historique qui s’est joué à travers ces diasporas. Ceci étant dit, nous fournissons une matière qui pourra être utilisée par ceux qui le souhaitent pour instruire ce dossier des réparations.

Je préfère pour ma part parler de restauration pour une justice historique. La notion de réparation fausse les enjeux de ce débat, car elle sous-entend qu’il serait possible de le solder en distribuant quelques billets. Or il s’agit de corriger les conséquences de siècles de domination en donnant par exemple des opportunités comme l’accès à la santé ou l’éducation aux descendants de ceux qui ont eu à subir ces violences.

Il y a eu aux Etats-Unis des tentatives avec les politiques de discrimination positive. Mais ce n’est plus à l’ordre du jour. Pourtant, il relève de l’évidence que les Noirs mis en esclavage ont bâti la fortune de ceux qui les dominaient. Tous les Blancs n’étaient pas esclavagistes aux Etats-Unis, mais parmi les douze premiers présidents, onze étaient propriétaires d’esclaves. Notre travail, en tant qu’historiens, est de produire des connaissances. Si elles peuvent permettre de conduire à un peu plus de tolérance, ce serait déjà bien.

 

 

Propos recueillis par 

 

 

 

Source : Le Monde 

 

 

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