Courrier international – Machisme, inégalités persistantes, insatisfaction : partout, les femmes expriment une lassitude profonde envers les relations hétérosexuelles. Italie, Espagne, Allemagne, Pologne, Brésil, Chine… Radiographie d’un malaise global.
Vu d’Italie
“La maison est en flammes”
Dans La Stampa, la journaliste et écrivaine Nadia Ferrigo décrit l’essor en Italie de l’“hétéropessimisme”. Les femmes italiennes expriment en effet un ras-le-bol face aux comportements masculins. “La maison est clairement en flammes, mais y a-t-il quelque chose qui vaille la peine d’être sauvé ?” s’interroge le quotidien.
La vie de tous les jours et les réseaux sociaux renforcent cette désillusion : interactions frustrantes, attentes non comblées et comportements sexistes, jusque dans les sphères de pouvoir, où même la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, a opté pour la solitude après un incident sexiste. Giacomo Zani, président du collectif italien Mica Macho, qui a pour but de mener une réflexion collective sur la masculinité, souligne :
“Pour changer, il faut que les hommes racontent leurs histoires et affrontent les problèmes des hommes aujourd’hui.”
Nadia Ferrigo montre que l’hétéropessimisme touche autant les couples qui viennent de se rencontrer que les relations établies.
Face à la persistance des rôles traditionnels et à une charge émotionnelle disproportionnée, les femmes italiennes se décrivent elles-mêmes ainsi : “doucement compliquées, toujours plus émotionnelles, délicates”. Et pourtant, en majorité, elles n’abandonnent pas.
Vu d’Espagne “Mais qu’est-ce qui arrive aux hommes ?”
En Espagne, l’“hétérofatalisme” est devenu le mot clé d’un malaise féminin croissant. Le média espagnol Artículo 14, qui milite pour l’égalité femmes-hommes, explore ce phénomène qui anime les conversations, où revient sans cesse une même interrogation : “Mais qu’est-ce qui arrive aux hommes ?”
Le démographe catalan Albert Esteve, spécialiste du marché matrimonial espagnol, décrit un désajustement devenu structurel :
“Les hommes cherchent des femmes qui n’existent plus et les femmes des hommes qui n’existent pas encore.”
Le site souligne des comportements devenus typiques du dating et des applis de rencontre en Espagne : “jours sans réponse, silences, ghosting en bonne et due forme”, suivis des mêmes phrases d’esquive : “Je ne suis pas prêt pour quelque chose de sérieux.” À cela s’ajoute la “fracture orgasmique”, particulièrement commentée dans le débat espagnol : 95 % des hommes hétérosexuels atteignent l’orgasme, contre 65 % des femmes.
Dans un pays où l’égalité progresse mais où les rôles traditionnels restent très présents, la charge émotionnelle continue de reposer sur les femmes. Et la projection américaine selon laquelle “45 % des femmes en âge de travailler seront célibataires en 2030” résonne fortement dans une Espagne marquée par l’autonomie féminine et la montée de la solitude revendiquée.
Vu d’Allemagne Un tournant social
Le dernier livre de Beatrice Frasl s’intitule Entromantisiert euch ! [“Déromanticisez-vous !”, inédit en français] est paru en avril 2025. Dans un entretien à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, cette spécialiste en études culturelles et féminisme explique que “la personne amoureuse n’est pas en possession de toutes ses capacités cognitives, ne peut pas juger correctement les situations. Et dans cet état hormonal, nous nous lions à une personne alors que nous ne savons pas si elle nous fera du bien sur le long terme.”
Pour elle, la romantisation de l’amour a longtemps servi une fonction patriarcale : “Notre système économique repose sur le travail de soins non rémunéré des femmes, un travail qu’elles doivent accomplir ‘par amour’. Le salaire que les femmes en retirent est leur propre amour.”
Elle observe un tournant social : “Nous sommes la première génération de femmes qui peut réellement vivre de manière indépendante des hommes. Maintenant, le moment est venu où les hommes ne doivent plus être nécessaires, mais désirés. Et là, certaines discordances en matière de compétence relationnelle apparaissent.” La discordance est d’autant plus forte que les femmes, contrairement aux hommes, sont généralement bien entourées, notamment sur le plan amical, selon la chercheuse.
Enfin, elle prône une réévaluation de l’intimité et de l’amour, au-delà du couple romantique : “Pour beaucoup, il est aujourd’hui plus facile d’obtenir une intimité sexuelle que des câlins non sexuels. Nous recherchons sur les applis de rencontre du sexe, alors que nous aspirons en réalité à des câlins.”
Vu de Pologne Génération désenchantée
De l’autre côté de la frontière orientale, en Pologne, le sociologue Tomasz Szlendak est souvent interrogé sur ces sujets, en tant que spécialiste des relations amoureuses. Le titre de son dernier livre est un constat radical : Milosc nie istnieje. Zwiqzki, randki i zycie solo w XXI wieku [“L’amour n’existe pas. Relations, rencontres et vie de célibataire au XXIe siècle”, inédit en français].
Dans un entretien publié par Gazeta Wyborcza, le plus grand quotidien du pays, il explique que ce ne sont pas les individus qui ont changé, mais que “la machine sociale s’est enrayée”. Il rappelle qu’il y a quelques décennies encore, “de 94 % à 98 % des adultes avaient un époux ou une épouse” : la norme conjugale structurait toute la vie sociale polonaise.
Mais l’essor de l’éducation féminine, la mobilité vers les grandes villes et les transformations rapides de la Pologne ont bouleversé cet équilibre. À cela s’ajoutent les applications de rencontre, qui modifient en profondeur les attentes et les comportements. Un nouveau paysage qui change tout, affirme Tomasz Szlendak :
“Dans le monde des nouvelles technologies, former des couples comme avant est tout simplement impossible.”
La Pologne compte aujourd’hui “un million et demi de femmes célibataires de moins de 40 ans”, tandis qu’une solitude masculine plus silencieuse progresse. L’imaginaire romantique demeure, mais ses ressorts sociaux ont disparu.
Pour Tomasz Szlendak, le pays traverse “une période d’interrègne” : un moment où l’ancien modèle ne fonctionne plus, et où le nouveau n’a pas encore émergé. “Alors, peut-être vaut-il la peine d’envisager un mariage à durée déterminée ?” se demande le chercheur, qui voit aussi dans le polyamour “un mode de vie alternatif” sans faux-semblants.
Source : Courrier international (France)
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