La récente mise au point de M. Ely Ould Sneiba, ponctué de défis, a le mérite de la clarté : elle expose à nouveau sans fard, sous forme d’affirmations peremptoires et dénuées de fondement, une vision de l’État-Nation pernicieuse, héritée d’un autre siècle et d’un autre monde, où l' »unité » se confond avec l’uniformité et la négation de l’autre.
Si l’on peut souscrire sans réserve à son rejet de tout discours haineux ou raciste, d’où qu’il vienne et que rien ne pourrait justifier, l’argumentaire factuel qu’il déploie pour défendre sa conception de l’identité, exclusiviste et assimilationniste, de l’État repose sur des anachronismes constitutionnels et une méconnaissance surprenante des dynamiques politiques nationales, régionales et internationales actuelles.
Il convient donc de répondre aux défis lancés par l’auteur, non par l’idéologie, comme il pense mais par les faits, sans revenir sur nos remarques passées sur l’idée qu’il s’était faite dans son précédent texte concernant la conception des Pères Fondateurs sur l’identité de la Mauritanie.
1. Pour le principe : Notre pays n’a pas de leçon à recevoir des autres en terme de progressisme politique
Certains aiment constamment mettre en relief l’idée qu’en matière d’enseignement ou d’officialisation de nos langues, la Mauritanie ne pourrait ni ne devrait faire plus que ce que font les autres Etats de la région. A vrai dire c’est l’argument favori de M. Ely Ould Sneïba pour qui le Sénégal tout particulièrement est le point de mire des incohérences des « ethnicistes poullo-toucouleurs », la mesure absolue de leur irréalisme stato-identitaire.
Mais avant toute chose, il convient de se rappeler que notre pays a été à la pointe des idées de progrès politique, économique et social dans notre sous région durant les années 70 (retrait des bases militaires françaises, nationalisation de nos mines, création de la monnaie nationale, reconnaissance de la diversité linguistique et culturelle du pays.) Avec la Guinée de Sékou Touré nous avons été parmi les premiers à avoir introduit toutes les langues nationales dans le système éducatif dès le début des années 80.
Donc l’argument suivant lequel nous devrions faire comme les autres n’en est pas un : nous avons bien souvent devancé les autres. En matière d’identité plurielle et d’officialisation des langues, il faut d’abord apprécier le degré de maturation de cette idée au sein de la classe politique et de la société civile mauritanienne avant de voir ailleurs. L’une des erreurs de M. Ely Ould Sneïba est de penser que la revendication de l’égalité linguistique et culturelle dans le pays est d’origine nationaliste négro-africaine.
En vérité cette revendication vient des Kadihines et du MND qui regroupaient des militants issus de toutes nos ethnies, tribus et castes après les funestes événements raciaux de 1966. Le principe était que » Toutes nos langues doivent avoir le même statut, jouir des mêmes droits : être officielles et donc pouvant servir valablement dans tous les domaines de la vie nationale : être langues de travail et d’enseignement ». ( voir Document du MND » Contribution à l’étude de la question nationale en Mauritanie », 1979).
Le Protocole d’accord Politique signé entre l’UFD et le candidat à l’élection présidentielle du 24/01/ 1992, Ahmed Ould Daddah indique parmi les principes fondamentaux de l’action de l’opposition démocratique légale naissante : « – reconnaissance du caractère multi-culturel et multi-ethnique du pays pour favoriser la coexistence nationale durable – raffermir les acquis de l’arabe comme langue officielle – promotion des langues nationales comme langues officielles – maintien du français comme langue d’ouverture ».
Ce consensus au sein de l’opposition n’a cessé de se raffermir et revêt un caractère national comme exprimé dans le Pacte républicain signé en 2023 entre le gouvernement du président M. Ghazouani et des partis de l’opposition et de la majorité. On retrouve ce même consensus dans la Plate-forme signée récemment par 15 partis et mouvements de l’opposition démocratique en vue du dialogue national en préparation et dans le » Livre du Dialogue » du parti du » Front pour la citoyenneté et la justice » ( FCJ)de Jemil Mansour, sans parler des programmes électoraux des candidats de coalitions de partis et mouvements, à la dernière présidentielle comme Biram Dah Ould Abeid ou El Id Ould Mbareck.
C’est donc une erreur de considérer comme un pur fantasme ethniciste pular cette vision d’une Mauritanie dont l’unité est fondée sur la diversité ethnique et l’officialisation de ses langues nationales. Qu’en est-il factuellement chez nos voisins du nord, de l’est et du sud ?
2. Le défi de l’officialisation : La « leçon » venue de nos voisins
L’auteur met au défi ses contradicteurs : « Qu’ils nous indiquent un seul pays où la langue peule est […] reconnue comme langue officielle. » Ce défi est factuellement caduc. Que l’on regarde vers le Sahel, le Maghreb ou même le cœur du monde arabe, l’exclusivité linguistique a vécu : * Le précédent Malien (2023) : Il semble que l’auteur ait manqué un tournant historique à nos frontières.
La nouvelle Constitution du Mali, promulguée en juillet 2023, dispose dans son article 31 que les langues nationales sont désormais langues officielles de l’État. Pour être précis, il ne s’agit pas d’une mesure symbolique vague, mais de la reconnaissance explicite des 13 langues historiques du pays : le Bamanankan, le Bomu, le Bozo, le Dogon, le Fulfulde (Peul), le Hassanya, le Mamara, le Maninkakan, le Soninké, le Songhay, le Syenara, le Tamasheq et le Xaasongaxango. Le Mali offre ici une leçon magistrale : non seulement le Peul y est officiel, mais aussi le Hassanya ( arabe) à côté de toutes les autres sans se préoccuper de leur importance numérique respective.
* L’évolution du Maghreb (Maroc et Algérie) : Au Nord, la dynamique est identique. Le Maroc a constitutionnalisé l’Amazighe comme langue officielle aux côtés de l’arabe dès 2011. L’Algérie voisine a suivi une trajectoire similaire : la révision constitutionnelle de 2016 a érigé Tamazight au rang de langue officielle, un statut confirmé et sanctuarisé par la Constitution de 2020. Là aussi sans se préoccuper ni de l’importance démographique des locuteurs ni du niveau de développement des langues en question.
* L’exemple de l’Irak : Plus loin encore, au cœur du Machrek, l’Irak, patrie du panarabisme et l’un des fondateurs de la Ligue Arabe, reconnaît explicitement dans l’article 4 de sa Constitution de 2005 que l’arabe et le kurde sont les deux langues officielles de l’État. Si l’Irak, l’Algérie et le Maroc — piliers du monde arabe — et le Mali — notre voisin immédiat— ont tous eu le courage politique d’aligner leur droit constitutionnel sur leur réalité sociologique, pourquoi la Mauritanie serait-elle le seul pays où cela relèverait de l’impossible ? Rappelons qu’aussi bien au Burkina Faso, au Niger qu’au Sénégal, le débat sur le statut officiel des langues comme celui sur la monnaie nationale est en cours. Remarquons au passage l’erreur de notre ami pensant qu’au Sénégal l’usage du peul ( et des autres langues locales ) est interdit. Au Parlement de ce pays, toutes les langues sont autorisées par exemple. Comme chez nous d’ailleurs.
3. Le défi de l’enseignement : Une réalité mondiale ignorée
L’auteur affirme être « tout à fait en phase avec ce qui se passe dans notre sous-région » concernant la question linguistique, suggérant implicitement que le peul n’y a pas droit de cité dans l’enseignement. Cette affirmation révèle une déconnexion profonde avec la réalité académique. Contrairement à ce qu’il suggère, le Pulaar/Fulfulde est une langue de savoir enseignée à divers degrés partout dans le monde :
* En Afrique de l’Ouest : Le peul est enseigné (alphabétisation, école de base ou cursus universitaire) au Sénégal, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Nigeria et au Cameroun. * Le précédent Guinéen : L’histoire nous rappelle qu’en Guinée, sous la présidence d’Ahmed Sékou Touré, le Pulaar (comme sept autres langues nationales) fut langue officielle d’enseignement pour toutes les matières, y compris les sciences exactes.
* À l’international : Le Pulaar dépasse largement nos frontières. Il est enseigné en France (à l’INALCO, les fameuses Langues O’), dans plusieurs prestigieuses universités américaines ( Columbia university de Massachussetts, Michigan State University, Indiana University ) en Égypte, au sein du département des langues africaines de l’Université Al-Azhar.
4. Le paradoxe de l’identité monoethnique de l’Etat :
L’auteur demande ensuite : « Qu’ils nous montrent un seul État qui a une identité plurielle.» La réponse est, encore une fois, sous nos yeux. Le Maroc définit désormais son unité nationale comme étant « forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie ». Il ne sépare pas l’État de sa diversité. De même, le Sénégal ne se définit pas constitutionnellement comme un « État Wolof », ni le Mali comme un « État Bambara », malgré le poids démographique de ces groupes. Ils assument une identité républicaine qui englobe toutes leurs composantes.
Les seuls exemples vraiment patents et suffisamment démonstratifs de la thèse monoethnique de l’Etat sont ceux du jacobinisme français inspirateur du nationalisme baathiste de Michel Aflaq en Syrie et en Irak avant l’effondrement complet de leur régime respectif. L’Irak post Saddam Houssein y a d’ailleurs constitutionnellement renoncé tandis qu’en Syrie les discussions politiques indiquent le même chemin. De sorte que désormais, paradoxalement ( est- ce vraiment un Paradoxe vu ses origines européennes du 19 eme siècle) seule la doctrine sioniste affiche sans fard sa vision monoethnique constitutionnelle depuis l’adoption de la loi fondamentale du 19 juillet 2018 sur » L’Etat-nation du peuple juif » qui déclare l’hébreu seule langue officielle de l’Etat d’ Israël, alors que jusqu’à cette date, l’arabe était conjointement la 2eme langue officielle.
En Mauritanie, il convient de bien réfléchir sur le fait que le problème n’est pas l’existence d’une majorité, mais le fait que l’État se définisse par une identité unique (arabe) qui exclut symboliquement une partie importante de la population et, à terme risque d’amplifier le danger d’une sud soudanisation provoquée principalement par le sectarisme chauvin des régimes successifs.
5. État et Population : Pour une citoyenneté moderne
L’argument selon lequel « l’État doit son identité au groupe majoritaire dominant » est une conception dépassée qui confond « démocratie » (loi de la majorité) et « hégémonie » (domination culturelle). Dire que « la population est arabe et négro-africaine, mais pas l’État » revient à dire que l’État est une entité abstraite, déconnectée de la chair de son peuple. Or, un État qui ne ressemble pas à l’ensemble de ses citoyens porte en lui les germes de l’instabilité. C’est précisément l’exemple du Soudan que tout le monde craint désormais, notamment au Maghreb et au Machrek.
En guise de conclusion Les changements que l’auteur semble redouter ne sont pas une menace, mais une nécessité de mise à jour de notre logiciel national. La Mauritanie est, par essence, le trait d’union entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Encore une fois, nier l’une de ces deux dimensions, c’est amputer le pays de sa vocation géographique et historique. Les exemples du Mali, de l’Algérie, du Maroc et de l’Irak prouvent que l’officialisation de nos langues et la reconnaissance de notre identité plurielle ne sont pas des utopies ethnicistes, mais le sens de l’Histoire. L’arabité de la Mauritanie n’est pas niée par sa négro-africanité. Elles se confortent réciproquement et fondent notre specificité globale par rapport aux uns et aux autres. S’y opposer au nom d’un nationalisme étroit, c’est condamner la Mauritanie à rester en marge de sa propre histoire et de son vécu quotidien.
Gourmo Abdoul Lô
21 décembre 2025
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