Omar ibn Said, un ressortissant du Fuuta Tooro, a été transporté comme esclave aux États-Unis dans la première décennie du XIXe siècle. Lettré en arabe, il a laissé à la postérité plusieurs manuscrits dont le plus important est son autobiographie, écrite en 1831, et qui est, à ce jour, le seul document connu qui soit produit par un esclave lui-même.
Grâce à cette autobiographie et à des documents annexes, mais grâce aussi aux traditions orales du Fuuta Tooro et aux sources archivistiques coloniales, Omar ibn Said a pu être identifié, des événements auxquels il avait été mêlé, et qui lui avaient valu d’être réduit en esclavage, établis. Le but du présent article est de montrer qu’Omar ibn Said était porteur de deux histoires : une histoire africaine, qui fut à la base de changements politiques que le Fuuta a connus au début du XIXe siècle, et une autre qu’il s’était créée dans la captivité aux États-Unis et que la première permet de mieux comprendre.
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Omar ibn Said, devenu esclave de James Owen à partir de 1810, avait refusé par deux fois l’opportunité qui lui avait été offerte de rentrer en Afrique en homme libre. Il avait motivé son refus par son infirmité, l’oubli dans lequel il serait tombé, les risques du voyage et avait ajouté avoir découvert en Amérique la vraie foi, la Lumière en Jésus-Christ, une allusion évidente à sa conversion au christianisme. Mais des sources tardives montrent que la réalité était tout autre. Dans un article déjà évoqué, l’auteur, sans doute le révérend Matthew Grier, apportait le témoignage suivant sur son comportement :
« Moreau n’a jamais exprimé le souhait de rentrer en Afrique52. Au contraire il a toujours montré une grande aversion pour cela, changeant de sujet aussi vite que possible. Quand Dr King, maintenant en Grèce, revint de l’Orient dans ce pays, il fut introduit à Fayetteville auprès d’Omar ; général Owen observa une évidente réticence de la part du vieil homme à converser avec Dr King. Après un certain temps, il affirma que l’unique raison de cette réticence était sa peur que quelqu’un qui parlait si bien arabe n’eût été envoyé par ses compatriotes qui le réclamaient et qu’il ne lui fît encore traverser la mer. Quand ses craintes furent dissipées, il conversa avec Dr King avec grande disponibilité et plaisir » (Anonyme 1854). Trad. A. Gnokane
Cette citation confirme dans ses deux premières lignes ce que nous savions déjà : le refus d’Omar ibn Said de revenir en Afrique, mais elle donne surtout une autre justification de ce refus qui paraît plus fondée.
Omar ibn Said déclare qu’il était réclamé par ses compatriotes, en d’autres termes qu’il était recherché. Ainsi, c’est par peur qu’il avait refusé alors de s’entretenir avec Dr King qui parlait arabe et en qui il avait vu un possible émissaire de ses compatriotes venu le rapatrier. Son attitude a dû désappointer son maître qui était heureux de lui avoir trouvé un interlocuteur. Omar ibn Said fait ici un aveu de taille, poussé sans doute dans ses derniers retranchements par son pasteur ; et cet aveu bien tardif, puisqu’il date de 1854, détruit toutes les raisons qu’il avait avancées pour ne pas revenir en Afrique et prouve qu’il avait bien des choses à se reprocher. Mais pour quelles raisons ses compatriotes, autres que ceux qui l’ont fait déporter, le réclamaient-ils ? Pour le meurtre dont il était accusé ou pour le rôle d’intermédiaire qu’il aurait joué dans l’expédition du Kajoor ou pour les deux cas ? Omar ibn Said est resté muet sur la question, comme il l’avait été dans The Letter à propos des circonstances qui l’avaient conduit à l’esclavage.
52 L’auteur ne semble pas avoir connu le premier manuscrit d’Omar ibn Said qui date de 1819 et dans lequel il exprimait le souhait d’être vu en Afrique.
Par « compatriotes », il faudrait peut-être entendre Abdoul Kader dont Omar ibn Said évite de citer le nom, comme dans The Letter. L’almaami le recherchait pour le traduire en justice, lui appliquer la charia pour le meurtre dont il était accusé. Il faut rappeler que depuis la révolution théocratique de 1770-177653, l’islam devenu religion de l’État, était la source de la justice et celle-ci était appliquée dans toute sa rigueur. Des exécutions avaient eu lieu tel que le suggère Ali Doundu dans le récit raconté par Bocar Élimane Kane. Il le recherchait peut-être aussi pour le rôle qu’il avait joué dans l’expédition du Kajoor. À tort ou à raison, lui imputait-on la défaite de l’armée du Fuuta à cause des informations qu’il aurait livrées au damel du Kajoor ou à cause de l’absence des Yirlaaɓe qui, semble-t-il, constituaient une aile importante dans le dispositif militaire du Fuuta en cas de campagne. C’est pour toutes ces menaces qui pesaient sur sa tête qu’Omar ibn Said, qui n’était point un immigré avant l’heure, avait décliné l’offre de liberté et de retour en Afrique. Aussi, lorsqu’il écrivait dans son premier manuscrit qu’il « souhaitait être vu dans sa terre d’Afrique, en un endroit du fleuve appelé Kébé al-Bahr » (ibn Said 1831 :2), ce que John Hunwick (2003- 2004 : 62) interprète comme un appel à sa libération, il ne faisait qu’ex– primer un vœu pieux, un souhait sans réelle conviction.
53 À l’instigation de Thierno Sileymaani Baal, un groupe de marabouts avait mis fin au règne des Satigi deniyanke et instauré à partir de 1776 un régime théocratique dont le souverain portait le titre d’almaami.
6.3 De l’utilisation des versets du Coran comme arme de combat
Si Omar ibn Said a pu avoir quelques doutes sur le rôle de l’almaami Abdoul Kader dans ce qui lui était arrivé, il était par contre persuadé que celui-ci lui voulait du mal. Et c’est fort de cette conviction, que lui aussi ne s’était pas privé de l’attaquer dans ce qu’on pourrait appeler une guerre à longue distance. Et dans son combat par-delà l’océan Atlantique, il usa de citations du Coran qui n’étaient point de simples réminiscences de ce qu’il avait appris et mémorisé, mais de véritables piques contre l’almaami Abdoul Kader, mettant en doute ses connais– sances en droit musulman, dénonçant son orgueil de chef, son manque de tolérance et lui rappelant que le pouvoir appartient à Dieu seul. La plupart de ces citations composées de sourates entières ou de versets souvent incomplets apparaissent dans son manuscrit daté de 1819 et se présentent comme suit :
« Que périssent les deux mains d’Abu-Lahab, et que lui-même périsse ;
Sa fortune ne lui sert à rien, ni ce qu’il a [acquis]54. » (CXI, 1-2)
[ibn Said 1819 : 2]
« Quiconque fait une bonne œuvre, c’est pour son bien ; et quiconque
fait le mal, il le fait à ses dépens. Ton Seigneur cependant n’est point
injuste envers les serviteurs. » (XLI, 46) [ibn Said 1819 : 2]
« Le jour où l’homme s’enfuira [sic] de son frère ;
– de [sic] sa mère, de [sic]son père ;
– de [sic] sa compagne et de [sic] ses enfants ;
– car chacun d’eux, ce jour-là aura son propre cas pour l’occuper. »
(LXXX, 34-37) [ibn Said 1819 : 2]
« Le jour où personne ne sera maître de quoi que ce soit pour personne.
Et à Dieu ce jour-là, le commandement ».
(LXXXII, 19) [ibn Said 1819 : 2]
(LXVII) al Mulk, La Royauté [ibn Said 1831 :1-4]
Comme indiqué plus haut, Omar ibn Said avait transcrit les treize premiers versets de cette sourate mecquoise [LXVII] et avait reproduit intégralement le texte dans son autobiographie. Dans un article fort documenté, mais où l’admiration et l’extrapolation l’emportent souvent sur des faits historiques solidement établis, Mohammad Shareef a relevé
54 Les mots ou fragments de versets mis entre crochets sont omis dans les citations
les nombreuses fautes commises par Omar ibn Said. Il faut dire, à la décharge de ce dernier, que c’est de mémoire qu’il avait reproduit cette sourate, car il n’eut jamais un livre de Coran en arabe, et ce, durant toute sa vie aux États-Unis contrairement à ce qu’a écrit George H. Callcott (1954 : 50)55 qui lui en attribuait un. Il est dit dans la tradition islamique que la fréquente récitation de la sourate al-Mulk pendant la nuit protégeait le mort contre les tourments de la tombe ; ce qu’a rappelé Mohammad Shareef dans son article (2011 : 9) ; et c’est pour cette raison que cette sourate est appelée aussi al-Waqyat (La Protectrice) ou al-Moundjyat (La Salvatrice). Omar ibn Said n’ignorait certainement pas les bienfaits de la récitation de cette sourate. Mais Mohammad Shareef et d’autres chercheurs tels qu’Ala Alryyes, Akel Kahera et Ibrahima Sarr invoquent une autre justification du choix de ce chapitre. Ils y voient, de la part d’Omar ibn Said, une dénonciation et une condamnation de sa situation d’esclave, un appel à son Créateur pour le délivrer de sa captivité, voire une certaine forme
de résistance.
Cette interprétation appelle de notre part des réserves : En premier lieu, au moment où Omar ibn Said reproduisait ce texte, il n’était plus sous l’emprise d’une sévère captivité comme celle qu’il avait vécue sous celui qu’il appelait son premier maître Johnson, le qualifiant « d’infidèle qui ne craignait pas du tout Dieu » (ibn Said 1831 :15). Il était déjà la propriété de James Owen dont la famille lui manifestait respect et considération, et compte-tenu de cette situation d’esclave privilégié, aimé et adulé, il ne se serait jamais risqué, il nous semble, à écrire des choses qui auraient pu offenser ou mécontenter son maître.
En deuxième lieu, la sourate al-Mulk, dans ses enseignements secondaires, parle surtout des mécréants et des supplices qu’ils endureront au jour du Jugement dernier ; elle ne fait référence à aucune forme de domination d’un être humain sur un autre, autrement dit à l’esclavage. Pour sa part, William Tamplin, s’interrogeant sur la personnalité et sur le degré de sincérité d’Omar ibn Said dans ses écrits, avance une autre explication sur l’utilisation de la sourate al-Mulk. Selon sa lecture Omar ibn Said solliciterait par le biais de cette sourate la clémence divine pour avoir écrit dans son autobiographie des choses qu’il savait inexactes parce que vivant dans un milieu hostile (William 2016 : 145).
55 Omar ibn Said avait eu plutôt une traduction du Coran en anglais et par la suite une
Bible en arabe
Mais William Tamplin ignore ou oublie qu’Omar ibn Said avait déjà transcrit les treize premiers versets de cette sourate dans son premier manuscrit daté de 1819, à un moment où il n’avait rien encore à se reprocher et surtout avant sa conversion au christianisme, avant d’être devenu un apostat. Donc, l’explication qu’il donne reste aussi discutable que celles des auteurs précédents. Par ailleurs, si tel était le cas, Omar ibn Said, qui semble avoir une parfaite maîtrise du Coran, connaissait sûrement des passages du livre saint beaucoup plus indiqués ou plus appropriés pour formuler sa demande d’indulgence à l’endroit de son Seigneur.
Mais il est indéniable que le choix de ce chapitre qui fait bien partie intégrante de l’autobiographie d’Omar ibn Said, comme en doutait J. Franklin Jameson, ne relève pas du hasard. En le plaçant au début de son autobiographie, Omar ibn Said a surtout voulu mettre en exergue certains attributs d’Allah, que nul ne devrait chercher à s’arroger, et notamment le droit de vie et de mort. Et ceci est une allusion on ne peut plus directe à l’almaami Abdoul Kader qui voulait lui ôter la vie, alors que cette prérogative est d’ordre divin. Le rappel de ces attributs énoncés au moins neuf fois dans le texte et qui apparaissent dans le titre même de cette sourate al-Mulk (La Royauté) et dans ses trois premiers versets ainsi conçus :
« Béni soit Celui dans la main de qui est la Royauté. Il est Omnipotent. Celui qui a créé la mort et la vie afin de vous éprouver (et de savoir) qui de vous est le meilleur en œuvre, et c’est Lui le Puissant, le Pardonneur ; Celui qui a créé sept cieux superposés sans que tu voies de disproportion en la création du Tout Miséricordieux. Ramène (sur elle) le regard. Y vois-tu une brèche quelconque ? » (LXVII, 1-3) [ibn Said 1819 : 2]. Indépendamment de ces citations puisées dans le même document, Omar ibn Said avait poursuivi ses attaques contre l’almaami dans d’autres pièces éparses, et respectivement dans la sourate CIV, 1-9, (al Humazah, Les Calomniateurs) :
« Malheur à tout calomniateur, [diffamateur ] ; qui amasse une fortune et la compte ; pensant que sa fortune l’immortalisera. Mais non ! Il sera certes, jeté dans la Hutamah. Et qui te dira ce qu’est la Hutamah ? Le Feu attisé d’Allah qui monte jusqu’aux cœurs.
Il se refermera sur eux, en colonnes (de flammes) étendues. » la sourate XCIV, 1-2 (al-Inshirah, L’Ouverture56) « N’avons-Nous pas ouvert pour toi ta poitrine ? Et ne t’avons-Nous pas déchargé du fardeau. » la sourate XXVIII, 76 (al-Qasas, Le Récit) « En vérité Coré (Gharun) était du peuple de Moïse » ; [mais il était empli de violence envers eux. Nous lui avions donné des trésors dont les clefs pesaient lourd à toute une bande de gens forts. Son peuple lui dit : « Ne te réjouis point. Car Allah n’aime pas les arrogants. »] la sourate IV, 105 (an Nisâ, Les Femmes) « Nous avons fait descendre vers toi le Livre avec la vérité pour que tu juges entre les gens selon ce qu’Allah t’a appris. [Et ne te fais pas l’avocat des traîtres. »]
Ainsi comme on le constate, par la pertinence et la diversité de ses citations, Omar ibn Said fut très incisif dans son combat contre l’almaami Abdoul Kader. Les extraits du Coran mentionnés ci-dessus, écrits sans lien apparent entre eux, et donnés à des personnes qui n’en connaissaient point le sens, constituaient pour lui une forme d’extériorisation, un moyen d’évacuation de sa rancœur contre l’almaami Abdoul Kader Kane. Leur utilisation ne pouvait être comprise que par la connaissance du combat intérieur qui l’habitait et qui était lié aux événements
qu’il avait vécus57.
56 Owen Family Papers: New Hanover county Public Library. Wilmington N.C.
57 Omar ibn Said a aussi intégralement transcrit les sourates suivantes : sourate
I– Fatiha ; la sourate XCVII– al –Qadr ; la sourate CV– al-Quraish ; la sourate
CX– an-Nasr ; puis les versets 285-286 de la sourate II– al-Baghara ; les versets 21-
23 de la sourate LIII– an-Najm ; le verset 8 de la sourate LXVI– at-Tahrim ; le verset
42 de la sourate III– al-Imran. ; le verset 40 de la sourate LXXVIII– an-Nabaa.
Nous n’avons pas intégré ces citations dans notre texte parce que leur utilisation comme armes contre Abdoul Kader ne nous a pas paru évidente. Les extraits des sourates XXVIII, CIV, XCIV, III et LXVI nous ont été aimablement communiqués par David Gabriel DABAIAN.
A suivre
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