Omar ibn Said, un ressortissant du Fuuta Tooro, a été transporté comme esclave aux États-Unis dans la première décennie du XIXe siècle. Lettré en arabe, il a laissé à la postérité plusieurs manuscrits dont le plus important est son autobiographie, écrite en 1831, et qui est, à ce jour, le seul document connu qui soit produit par un esclave lui-même.
Grâce à cette autobiographie et à des documents annexes, mais grâce aussi aux traditions orales du Fuuta Tooro et aux sources archivistiques coloniales, Omar ibn Said a pu être identifié, des événements auxquels il avait été mêlé, et qui lui avaient valu d’être réduit en esclavage, établis. Le but du présent article est de montrer qu’Omar ibn Said était porteur de deux histoires : une histoire africaine, qui fut à la base de changements politiques que le Fuuta a connus au début du XIXe siècle, et une autre qu’il s’était créée dans la captivité aux États-Unis et que la première permet de mieux comprendre.
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4.3 La déportation comme solution finale d’un conflit
L’embarquement du « marabou du Sénégal » ou sa déportation à destination de Charleston, pour revenir à la correspondance de Blanchot, était en définitive l’ultime action prise contre un dangereux témoin, contre son entêtement à revenir sans cesse au Fuuta toujours gouverné par l’almaami Abdoul Kader. Et cet embarquement, tel que les événements le montrent, était la contrepartie du respect des engagements pris par les dignitaires du Booseya : déposition de l’almaami Abdoul Kader et ratification du traité du 4 juin 1806. Le « marabou du Sénégal » avait fait donc l’objet d’un marché, car ces différentes mesures étaient unies par un lien de conditionnalité, bien que Blanchot tentât de les dissocier en mettant en exergue le meurtre commis par le « marabou du Sénégal » comme la cause de son éloignement. Et pour corroborer notre assertion, nous rappelons qu’en 1804 il l’avait exclu de toute vente et l’avait maintenu en prison pendant au moins deux ans pour une raison bien évidente : l’utiliser comme un épouvantail, un moyen de pression sur les dignitaires du Booseya afin de les contraindre à tenir leurs engagements.
Lire aussi : OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (1ère partie)
En définitive, on retiendra que le « marabou du Sénégal » ou Omar ibn Said n’a point été expulsé de son propre pays pour meurtre comme l’a écrit le révérend Wilson cité au début de cet article ; il n’a pas été non plus fait prisonnier dans une quelconque guerre et n’a point été capturé à Kébé al-Bahr, son propre village et vendu comme esclave tel qu’il l’a écrit dans son autobiographie. Trahi à son tour par des notables qui avaient utilisé ses services, il a été arrêté sur la base d’une transaction, puis vendu par l’Administration du Sénégal au profit de la trésorerie coloniale, comme le furent ses seize compagnons de prison que Blanchot avait fait arrêter en 1804. Il a été envoyé outre-Atlantique à partir de Saint-Louis du Sénégal ; Sylviane Diouf étant, à notre connaissance, l’unique chercheure à avoir considéré cette ville comme son port de départ de l’Afrique (2011 : 175)40.

Légende
FIG. 3 : Fuuta Tooro, Émirats maures
et États sénégambiens, première moitié du XIXe siècl
l’unique chercheure à avoir considéré cette ville comme son port de
départ de l’Afrique (2011 : 175)40.
limite approximative des États
État capitale de la colonie du Sénégal capitales du Fuuta sous Abdoul Kader autres
capitales du Fuuta après Abdoul Kader Île à Morphil (Fuuta baina al bahraini – Fuuta entre les deux fleuves)
autres localités du Fuuta village d’Omar ibn Said lieu de traite port d’embarquement d’Omar ibn Said
40 Pour la plupart des sources américaines, Omar ibn Said est arrivé aux États-Unis à partir du fleuve Gambie. Selon une tradition qui abonde dans le même sens, il aurait, à partir de ce lieu, envoyé à ses parents un ballot de vêtements et une lettre dans laquelle il sollicitait leurs bénédictions pour un voyage en mer qui devait durer deux mois. Il s’agit ici d’une manœuvre de diversion créée par ceux qui avaient requis son éloignement et par l’Administration de Saint-Louis pour rendre difficiles les éventuelles tentatives de sa recherche.
Lire aussi : OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (2ème partie)
5. L’histoire d’Omar ibn Said comme élément explicatif de certains faits
Dans sa complexité et ses diverses péripéties, l’histoire d’Omar ibn Said apporte un nouvel éclairage sur les circonstances de la destitution d’Abdoul Kader Kane, premier almaami du Fuuta, mais cette histoire donne aussi une explication intelligible de certains événements dont l’interprétation traditionnellement véhiculée paraissait peu convaincante. En premier lieu, on a longtemps glosé sur les raisons pour lesquelles le damel du Kajoor avait traité l’almaami Abdoul Kader, son illustre prisonnier, avec beaucoup de respect et de bienveillance.
S’interrogeant sur cette attitude que certains qualifient de geste immature de la part du damel, Omar Kane écrit : « Il reste à comprendre les raisons profondes de la conduite magnanime du damel à l’égard d’Almaami, alors qu’aucun autre ne fut épargné par sa cruauté implacable » (2000 : 568).
Lire aussi : OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (3ème partie)
En somme, Amari Ngoné Ndella avait compris que le véritable danger ne venait pas d’Abdoul Kader lui-même, mais plutôt de certains de ses conseillers qui l’avaient poussé dans une aventure qu’ils savaient perdue pour se débarrasser de lui une fois pour toutes ; il avait compris que l’almaami avait été victime d’une conspiration déguisée en une expédition religieuse41.
En lui laissant la vie sauve, en le traitant avec beaucoup d’égards et en le renvoyant au Fuuta avec un cadeau de deux cents chevaux, ce qui était une véritable force de frappe, il signifiait par-là qu’il refusait de faire la sale besogne à la place de certains dignitaires du Fuuta42. Il indiquait à l’almaami que ses ennemis étaient ses propres compatriotes, et c’est probablement pour cette raison qu’il avait poursuivi les Booseyaaɓe, violant peut-être un accord conclu avec eux pour leur retraite.
En deuxième lieu, il existe un fort cousinage à plaisanterie entre « Yirlaaɓe » et « Booseyaaɓe43 », les premiers étant plus prompts à ouvrir les hostilités contre les seconds. Au-delà des diverses anecdotes fournies de part et d’autre, l’explication généralement avancée est que cette familiarité ne serait que le prolongement des relations de cousinage à plaisanterie entre Ali Doundu, un Kane et Ali Sidi, un Ba, les « deux amis intimes ».
Lire aussi : OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (4ème partie)
41 Une relecture et une réécriture de cette expédition paraissent nécessaires. 42 Trois versions sont généralement avancées pour expliquer le comportement magnanime du damel : Abdoul Kader aurait été le marabout de la mère du damel quand il faisait ses études à Pire ; Abdoul Kader aurait dirigé lui-même la cérémonie du baptême du damel sur les ordres de son maître ; le damel aurait été prévenu par ses marabouts que toute atteinte à l’intégrité physique de l’almaami Abdoul Kader entraînerait une terrible famine sur le Kajoor. 43 Yirlaaɓe, sing. Girlaajo : habitants du Ŋiril ; Booseyaaɓe, sing. Booseyaajo : habitants du Booseya.
Selon Shaykh Muusa Kamara, c’est l’almaami Abdoul Kader qui aurait enjoint les deux collectivités à vivre ensemble dans un climat de paix et à entretenir entre elles une relation de cousinage à plaisanterie (1998 : 327)44.
44 Shaykh Muusa Kamara place cette réconciliation au début de l’installation de l’almaami Abdul Kader à Thilogne, donc en 1776. Cet événement eut lieu bien plus tard, car lié à l’expédition du Kajoor de 1796. 45 Selon le récit de Kaliidu Mamadu Gaajo, Ali Doundu avait intercédé en faveur d’Ali Sidi auprès de l’almaami Abdoul Kader qui lui aurait opposé une fin de non-recevoir malgré une promesse qu’il lui aurait faite pendant leur captivité, c’est-à-dire de donner une suite favorable à toute demande qu’il formulerait. Nous avons déjà émis des doutes sur la véracité de cette tradition qui cherche à culpabiliser Ali Sidi, le rendant responsable de ce qui lui était arrivé, et à disculper Ali
Doundou pour non-assistance à son ami.
Mais l’auteur ne donne aucune raison de cette injonction qui laisse supposer qu’il y avait eu une brouille entre les deux communautés et que l’almaami les aurait donc réconciliées.
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Le constat suivant permet de retracer la genèse de cette familiarité. La première phrase qu’un Girlaajo jette à la figure d’un Booseyaajo au cours d’une rencontre fortuite c’est : « Vous êtes des traîtres, vous êtes des traîtres », une accusation à laquelle le Booseyaajo répond avec une virulence toute amicale. Après l’empoignade verbale, suivent les rires et les salutations d’usage. Une telle accusation contre les Booseyaaɓe renvoie indubitablement à l’expédition du Kajoor de 1796 et trouve sa justification dans les faits qui suivent. Ali Sidi, le chef des Yirlaabe, avait refusé de participer à ladite expédition. Toutefois, son neveu Omar ibn Said, notre pullo boɗaaɗo qui, en réalité, est un Girlaajo, faut-il le rappeler, avait été utilisé par les Booseyaaɓe dans leur opération de trahison contre l’almaami Abdoul Kader Kane, et cela va sans dire, avec l’aval de son oncle. Mais en retour de ce service rendu, Ali Sidi n’avait reçu aucun soutien de la part des Booseyaaɓe dans la guerre que l’almaami au retour de sa captivité lui avait déclarée et qui s’était terminée par son exil au Bundu45. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’accusation de traîtrise lancée contre les Booseyaaɓe. Ainsi pour compléter Shaykh Muusa Kamara, c’est dans le règlement de la crise, née comme on le devine aisément de la non-assistance des Booseyaaɓe aux Yirlaabe, que l’almaami Abdoul Kader serait intervenu pour rétablir la paix entre les deux populations ; et cette paix a été scellée par un cousinage à plaisanterie entre les protagonistes, une familiarité toujours vivante et qui est l’un des rares codes du vivre-ensemble dont l’origine est connue et datée de façon formelle.
En dernier lieu, sur un plan politique et de grande portée, Omar ibn Said fut la cause de l’émergence d’une instance politique à laquelle on a donné le nom de Conseil des Grands Électeurs, les Jaagorɗe (sing : jaagorgal). Les premiers membres de cette instance, unis par le danger que représentait sa présence au Fuuta, furent ceux qui avaient démis l’almaami Abdoul Kader et installé Moktar Koudédjé Talla. Après le magistère d’Abdoul Kader (1806-1881), le Conseil des Grands Électeurs, dont les membres étaient issus uniquement de deux provinces du Fuuta, le Booseya et le Ŋiril, s’était s’arrogé, au détriment des autres provinces et des autres dignitaires du Fuuta, le droit exclusif de nommer et de révoquer les almaamis au gré des intérêts de ses membres ; ce que d’aucuns ont considéré comme une confiscation du pouvoir, comme une contre révolution. Le dernier acte politique de cette instance qui s’était élargie à la famille d’Amar Béla Racine Anne, cooptant ainsi un deuxième membre du Ŋiril, fut la destitution en 1881 de Siré Baba Ly, trente-troisième et dernier almaami du Fuuta, pour avoir accepté le protectorat français sur le Fuuta.

A suivre
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Lire aussi : OMAR IBN SAID : UN NATIF DU FUUTA TOORO, ESCLAVE AUX ÉTATS-UNIS (1806-1863 ) / Par ADAMA GNOKANE (5ème partie)
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